S’il a déjà chanté sur moult grandes scènes, en Europe notamment, Mattia Olivieri, jeune baryton italien originaire de Sassuolo, est encore peu connu du public français. Du 18 février au 10 mars il fait ses débuts à l’Opéra Bastille dans le rôle d’Enrico Ashton du Lucia di Lammermoor de Donizetti, compositeur qu’il affectionne particulièrement pour s’être régalé à interpréter (entre autres) un Dottore Malatesta hyperactif, « alla Mastroianni » (Don Pasquale – Scala -2018) et un Alphonse XI de grand style (La Favorite – Liceu – 2018).
Quel est votre parcours musical ?
Jeune homme je me préparais à devenir chanteur pop. Je chantais toutes les chansons de Massimo Ranieri, Gianni Morandi, Albano. Constatant à 17 ans que cette voie était un peu compliquée pour moi, un de mes professeurs de musique pop me dit « inscris-toi au conservatoire et essaie d’apprendre le chant lyrique ». Dans ma famille il n’y a pas de musiciens, pas de culture d’opéra, et ce fut donc très compliqué pour moi. Au conservatoire, je ne comprenais pas cette musique parce qu’elle ne m’était pas familière. J’en étais presqu’arrivé au point de quitter le conservatoire, lorsque la professeure de piano, et notre accompagnatrice, Renata Nemola, m’a emmené pour la première fois à l’opéra et je suis tombé amoureux de cet art. Ce fut pour moi une émotion unique, indescriptible que la découverte d’un opéra, cet assemblage merveilleux de tant d’arts où vous jouez et vous chantez. C’est là que j’ai décidé de devenir chanteur lyrique. J’ai d’abord été au Conservatoire de Bologne, puis à celui de Fermo dans les Marche jusqu’à ce que je puisse entrer à l’Accademia du Teatro Comunale de Bologne, la « Scuola dell’Opera Italiana », où pendant deux ans j’ai pu me former chaque jour de la semaine. Deux années précieuses où chaque week-end nous avions une masterclass avec un grand chanteur qui venait nous faire travailler. Après cela j’ai passé une année au Centre de Perfectionnement Plácido Domingo de Valence, moment capital pour ma carrière parce que j’y ai fait un premier grand opéra, avec un grand chef d’orchestre et un grand metteur en scène, Riccardo Chailly et Davide Livermore, avec qui j’ai travaillé tant d’autres fois depuis cette Bohème. Et quel plaisir, quelle grande émotion, après ce Schaunard de 2012, d’avoir pu interpréter Marcello en 2022, toujours à Valence, dans cette même Bohème qui m’a porté tant de chance ! J’ai ensuite chanté de la zarzuela, de multiples Fiorello et Barone Douphol, mais aussi beaucoup de Mozart, Rossini et Donizetti qui m’ont aidé à développer ma voix. J’ai toujours fait de la scène, pour comprendre, me tromper puis me corriger et tout donner. In fine c’est la plus grande école, la meilleure pour les chanteurs, celle qui nous fait grandir et qui nous aide. L’année suivant Valence j’ai eu mon premier contrat au Teatro alla Scala, ainsi que d’autres belles prises de rôle, comme mon premier Don Giovanni à Palerme. A partir de là mon chemin a été adapté à ma voix ; nous avons toujours essayé, avec mon agent, de trouver des œuvres, des rôles qui me convenaient à un moment donné et qui m’aidaient à évoluer. J’ai chanté pratiquement tout ce qu’il m’est possible de chanter dans Mozart, compositeur des plus importants dans ma carrière, génie absolu, musical comme théâtral. Chanter Mozart est si bon pour l’âme ! Débuts importantissimes donc à La Scala à partir de 2015, Schaunard, puis Belcore dans l’Elisir d’Amore, départ avec eux d’une collaboration jamais interrompue, qui m’a amené l’année dernière à y chanter pour la première fois Figaro du Barbiere di Siviglia. Des débuts doublement émouvants car Barbiere a été le premier opéra que j’ai vu sur scène, qui plus est à La Scala, et celui qui m’a décidé à devenir chanteur. Une sorte de boucle s’est bouclée, un moment de bonheur dont je me souviendrai toujours comme l’un des plus beaux de ma vie.
Comment appréhendez-vous le rôle d’Ashton, plus particulièrement dans cette mise en scène d’Andrei Serban à la Bastille ?
Enrico Ashton dans Lucia di Lammermoor est peut-être l’un des plus formidables rôles pour baryton du Belcanto et je suis ravi d’y faire mes débuts ici, à l’Opéra National de Paris. Je n’ai chanté Enrico qu’une seule fois dans ma vie, il y a six ou sept ans, lors d’un festival d’été à Padoue, une production montée un peu rapidement. C’est donc comme un nouveau début pour moi, après tant d’années. Enrico est un personnage extrêmement intéressant parce qu’il n’est pas seulement méchant, il est aussi égoïste, il veut sauver sa peau, et pour ce faire a besoin d’Arturo auquel il sacrifie sa sœur. C’est un opéra très machiste, Lucia subit la pression de tout le milieu masculin, à l’exception d’Edgardo, pour que ce mariage se fasse. J’ai encore peu répété mais je trouve cette mise en scène d’Andreï Serban très esthétique avec ces ponts surprenants qui montent et descendent, et avec des idées fortes, la caserne et ses soldats, l’hôpital psychiatrique où Lucia est encerclée par tous ces hommes. La personne qui reprend la mise en scène m’a demandé de trouver des moments où l’on peut voir la fragilité d’Enrico, son indécision. Enrico a parfois vraiment peur de ce qui pourrait arriver si Lucia n’épousait pas Arturo et tente de trouver des solutions à certaines situations. Par exemple, pendant le duo avec Lucia, celle-ci prend le pistolet de son frère, le met sur sa tempe, prête à se tirer dessus ; énorme problème pour Enrico car s’il arrivait quelque chose à Lucia son plan pourrait s’écrouler. Pour un artiste jouer un « méchant » est passionnant, surtout si on se sent loin de ce type de personnalité, parce qu’on peut chercher cette méchanceté subtile, qui n’a pas besoin d’être nécessairement agressive, même si les nerfs d’Enrico sont souvent à vif dans cette production. Toujours dans le duo avec Lucia, il impose son pouvoir et ses forces, la prend, la jette au sol, puis parfois la caresse de façon quelque peu équivoque, où on ne comprend pas bien leur relation. Le sextuor est un moment où Enrico s’intériorise, c’est là où les remords l’assaillent quant au mal qu’il a fait à sa sœur. Et le duo avec Edgardo étant coupé dans cette reprise (comme souvent semble-t-il) ses dernières phrases sont celles où il se repent, pendant la scène de la folie de Lucia.
Après La Favorite, Les Vêpres Siciliennes et Il Trovatore, des voies plus dramatiques s’ouvrent à vous ; quels sont vos rôles à venir ?
Chaque rôle est important parce qu’il enrichit mon bagage artistique, comme Malatesta dans Don Pasquale, à La Scala avec maestro Chailly et à nouveau le metteur en scène Davide Livermore, une production magnifique, et tordante ; un rôle que j’affectionne particulièrement, même si je l’ai peu chanté et que j’aimerais tant rechanter. Puis est arrivée La Favorite où je n’étais pas prévu. Le Maggio Musicale Fiorentino m’a appelé pour remplacer un collègue et j’ai eu à peine un mois pour apprendre le rôle. Débuter ce rôle avec maestro Fabio Luisi a été une chose essentielle pour moi. Il m’a expliqué ce que Belcanto veut dire, quelle est la tradition et comment il doit être chanté. Il m’a tellement aidé ; par exemple à croire davantage en mes piani. Il me disait : « Ecoute-moi, je te dirai si tu chantes trop piano, mais ne pense pas que tes piani sont exagérés ». Il faut du contraste et beaucoup de couleurs dans le Belcanto. Chose que j’ai toujours faite naturellement dans Mozart, où on doit contraster, colorer et utiliser le mot, l’une des choses les plus importantes. Mais dans le Belcanto si vous ne variez pas énormément les couleurs tout devient beaucoup plus lourd. Ont suivi Les Vêpres Siciliennes, toujours en Français, mes vrais débuts dans un grand rôle verdien. Un de mes rêves s’est alors réalisé ; pour un baryton arriver à chanter un rôle de Verdi, le compositeur qui a le plus écrit pour cette typologie vocale, est un évènement majeur. Faire mes débuts dans Il Trovatore à La Fenice est un autre rêve devenu réalité. Je n’aurais jamais pu penser, il y a quelques années, pouvoir interpréter Il Conte di Luna. Il me faut maintenant l’améliorer, dans une prochaine production, car il me faut donner du temps au corps, m’approprier le rôle par l’étude, la pratique. J’ai beaucoup plus d’idées pour façonner mes rôles dans Mozart que j’ai tant chanté. Je souhaite prendre ce même chemin dans Verdi, me préparer sans cesse mais faire un pas à la fois. Concernant mes futurs rôles, je ne peux dévoiler que ce qui vient avant l’été (voir Operabase ici). Après il y aura des choses très intéressantes, mais il faut attendre que les théâtres aient annoncé leurs nouvelles saisons. J’ai un tiroir plein de rêves et l’un d’entre eux est Don Carlo dans sa version française qui est peu donnée. J’adore chanter en Français, une langue idéale et si musicale, où je me sens vraiment à l’aise après trois Favorite, de nombreuses Carmen et Les Vêpres Siciliennes. Dans quelques années, je rêve de chanter Ernani. Je vais dans cette direction mais calmement. Je préfère toujours faire une prise de rôle, puis revenir un peu à mon répertoire, là où je me sens chez moi, où je me sens tranquille.
Votre carrière va « piano e sano » ; comment travaillez-vous ?
« Chi va piano, va sano e va lontano ». Je pense qu’il y a un temps pour chaque chose. J’essaye de ne jamais forcer un rôle, de trouver le bon rôle au bon moment pour moi, et cela m’a toujours porté chance. Je décide moi-même d’un rôle, mais avoir des personnes autour de vous qui vous connaissent très bien et qui vous conseillent est la meilleure des choses. Parfois le rôle est juste pour vous et vous pouvez le faire ; dans d’autres situations, vous pouvez le faire mais il y a un échelon à gravir, que vous ne pouvez tenter qu’à certains moments de votre vie et de votre carrière. Je dois énormément à Luca Targetti qui a été mon agent mes huit premières années de carrière. Avec lui nous avons toujours pensé et construit un plan de progression en ce qui me concerne. Il est malheureusement décédé à cause du Covid, mais je crois qu’il me suit, même d’ailleurs. Je pense tellement à lui lorsque je dois prendre des décisions, j’imagine ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait voulu… Je fais énormément confiance au jugement de mon professeur, Maurizio Leoni, à celui de Michele D’Elia, grand ami et pianiste avec ici je travaille tant de rôles, mais aussi au jugement de la pianiste Renata Nemola, avec qui je parle beaucoup. Il y a toujours confrontation entre nous lorsque j’aborde de nouveaux répertoires et de nouveaux rôles. Avec Saverio Clemente, mon agent, – mais déjà avec Luca Targetti –, nous avons pensé que c’est la bonne route si, vers les 37-38 ans, la voix continue à se développer comme elle le fait, surtout après les beaux résultats de ces trois Favorite en un an. Je n’ai ressenti aucun effort vocal dans les prises de rôles, d’où l’importance fondamentale de faire le bon pas au bon moment. Si un grand théâtre vous offre un rôle importantissime et si vous ne vous sentez pas prêt, il faut dire non. Le choix est difficile parce qu’il faut comprendre dans quelle situation on se trouve, à quel moment de sa carrière et de sa vie. Il faut aussi essayer de planifier sur le long terme, pour faire durer cette carrière le plus longtemps possible, et non faire une belle mais courte carrière. Ce que je m’efforce de faire, avec ces 4-5 personnes qui m’entourent et avec qui je me sens en parfaite harmonie sur les rôles à affronter et mes projets d’avenir.
La vie de chanteur, c’est le bonheur ?
Je pense que je ne pourrais pas faire d’autre métier aujourd’hui. Jeune homme, j’ai fait de tout, mes parents m’ont appris ce qu’aller à l’usine veut dire, j’ai travaillé dans la céramique. J’ai travaillé avec mon père pour devenir mécanicien, j’ai été facteur, livreur… J’ai fait quantité de métiers pour aider mes parents à payer ma formation, coûteuse pour une famille simple, – même si je n’ai jamais manqué de rien – et, plus tard, avoir un peu d’argent pour moi, et me payer des vacances. La vie de chanteur est pour moi synonyme de bonheur. C’est un métier vraiment difficile, mais il faut regarder les deux côtés de la médaille. Ce n’est pas une vie pour tout le monde, car on est souvent seul, et qu’il n’est pas toujours possible d’avoir quelqu’un avec soi pour voyager. Mais ce métier me rend pleinement heureux parce que j’aime voyager, visiter toutes ces villes. Si vous faites un voyage touristique, par exemple une semaine à Madrid, vous verrez toutes les attractions, les musées, vous vous promènerez, etc … Mais vous ne comprendrez pas ce qu’est réellement vivre à Madrid. Ce type de travail me donne la possibilité de rester un mois et demi – deux mois dans un endroit et me permet d’entrer dans la vie quotidienne des habitants, ce qui est beaucoup plus intéressant et ce que je recherche. J’ai de la chance parce que je me sens chez moi partout où je vais. Il y a eu un ou deux endroits en 15 ans où je ne me suis pas senti pas chez moi, mais probablement pour raisons privées. Il y a toujours les deux côtés de la médaille dans cette profession, et le plus sombre est parfois la solitude. Il faut apprendre à bien vivre avec soi-même, c’est fondamental. C’est aussi un métier difficile parce que tous attendent beaucoup de vous, et vous devez toujours vous montrer à la hauteur, montrer que vous savez chanter, jouer, que vous méritez l’affection et l’estime du public et des théâtres. Nous sommes toujours sous pression, mais vivre avec la musique, vivre en chantant, être un artiste est une chance immense, au-delà des problèmes. Dans chaque ville je retrouve des amis et je me crée un monde, une famille loin de ma ville natale. Voyager, rencontrer les autres et vivre avec eux, être capable d’exprimer mon art, essayer de donner quelque chose, toutes ces choses sont vraiment merveilleuses pour moi. Quand nous sommes sur scène et que nous chantons, nous essayons de donner au public quelques heures, de bonheur, de détente, d’insouciance. C’est pour cela que je cherche toujours à faire de mon mieux sur scène, sans penser au lendemain, c’est mon état d’esprit jour après jour.
Propos recueillis et traduits de l’Italien le 26 janvier 2023