Entre Verdi et Wagner, Daniele Gatti en cette année de bicentenaire a pas mal à faire. Invité à New York, Salzbourg, Milan pour diriger Parsifal, Les Maîtres Chanteurs et La Traviata, le directeur musical de l’Orchestre nationale de France fait escale au Théâtre des Champs-Elysées dans quelques jours. Au programme, toujours Verdi mais sous un angle inhabituel, avec des œuvres rarement jouées.
Cette année, votre agenda balance entre Verdi et Wagner. Votre cœur aussi ?
J’ai grandi avec Verdi. Durant les années de conservatoire, il a été avec Rossini le premier compositeur d’opéra que j’ai étudié. J’étais fasciné par sa musique, par son théâtre. Puis un jour, j’ai commencé à diriger Wagner. Bien sûr, je connaissais Wagner auparavant. Le premier opéra que j’ai conduit était Le Vaisseau Fantôme à Bologne, puis Lohengrin et enfin cette merveilleuse aventure qu’était Parsifal à Bayreuth. Parsifal est un opéra qui m’a accompagné ces cinq dernières années, quatre années successives à Bayreuth, puis à Zurich, à Paris en version de concert et en février à New York. J’ai dirigé aussi à Zurich Les Maîtres Chanteurs que je vais retrouver à Salzbourg dans un mois. Pour moi, Wagner c’est vraiment une drogue. Je ne peux plus m’en passer. Deux chemins m’ont amené jusqu’à Wagner, d’une part la musique symphonique romantique allemande et d’autre part la deuxième école de Vienne. Et une fois arrivé à Wagner, je me suis dit qu’il n’y avait rien de plus beau. La puissance et l’humanité de Verdi sont pour moi les deux seules choses comparables à l’univers de Wagner.
Quel est votre plus grand défi : Les Maîtres Chanteurs à Salzbourg ou La Traviata à Milan ?
Il n’y a pas un défi plus grand que l’autre. Je crois que, pour un chef d’orchestre, vivre une année comme la mienne n’arrive qu’une fois dans une carrière. Peut-on rêver mieux que diriger Parsifal à New York avec Jonas Kaufmann, Les Maîtres Chanteurs à Salzbourg 80 ans après Toscanini et ouvrir la saison de La Scala avec La Traviata l’année où on célèbre le bicentenaire de la naissance de Verdi. J’envisage ces rendez-vous sans appréhension. Je crois que le travail et l’entente avec les artistes sont le secret pour rester serein. Evidemment diriger Verdi est toujours un peu plus compliqué que Wagner parce que sa musique est plus transparente, plus crue. Quels sont dans La Traviata les moments de musique pure ? La plupart du temps, il n’y a qu’une ligne musicale. Pour être convaincant, il faut s’en remettre à la qualité des chanteurs et au travail que l’on a fait ensemble. Quand Verdi met deux minutes à trouver une solution dramatique, il en faut vingt à Wagner. Là réside le défi. Avec Verdi, il faut avancer sans protection, musicale et théâtrale. La simplicité est toujours plus difficile.
Faut-il les mêmes qualités pour diriger Verdi et Wagner ?
Oui. Mon point de référence est Toscanini qui était incroyable dans l’un et dans l’autre, peut-être, pour un italien, encore plus admirable chez Wagner que chez Verdi. Il a proposé une conception de la musique de Wagner tellement profonde, tellement différente de l’école allemande.
Quelle leçon retenez-vous de la direction de Toscanini ?
La moralité de l’interprétation dont encore aujourd’hui, je cherche le secret. Quand j’écoute Toscanini, c’est seulement la musique qui parle, il n’y a rien derrière. Avec les autres grands chefs d’orchestre, on devine le geste, la main qui dirige. Avec Toscanini, il y a seulement la musique, rien que la musique. J’aimerais obtenir le même résultat mais une vie n’y suffirait pas. C’est une quête du Graal, une recherche de pureté, d’intégrité qu’aujourd’hui, le côté spectaculaire de la musique et de la performance nous a fait abandonner.
Vous voulez dire qu’aujourd’hui on privilégie l’artifice ?
Parfois oui. Le spectacle, l’image ont pris une trop grande importance, pour le chef d’orchestre mais aussi pour les chanteurs. Regardez les pochettes des disques. L’image, les visages, la sensualité sont aujourd’hui des arguments de vente.
Pensez-vous, comme Kiri Te Kanawa*, que cette dictature de l’image, et notamment du poids, est préjudiciable au chant ?
Aujourd’hui, distribuerait-on Montserrat Caballe et Luciano Pavarotti dans Aida ? Telle est la question. Pourtant, je pense que l’un et l’autre avaient non seulement une voix extraordinaire mais aussi une qualité d’expression incomparable. L’opéra, c’est de la musique alors qu’au théâtre, on ne chante pas. Avec la musique, la voix, l’orchestre, on se trouve dans une autre dimension. Je crois que les metteurs en scène ont apporté des solutions théâtrales très intéressantes mais, parfois, ils ont dépassé les limites en prenant trop de libertés avec le livret. Que diriez-vous si moi, chef d’orchestre, je prenais la partition d’Otello et j’en modifiais l’orchestration ?
Comment faites-vous alors quand vous n’êtes pas d’accord avec le metteur en scène ?
Si un jour je ne suis pas d’accord avec le metteur en scène, je quitterai la production. Cela ne m’est jamais arrivé car, avant d’accepter tout nouveau contrat, je prends le temps de discuter avec le metteur en scène. Avec Stephan Herheim pour Les Maîtres chanteurs, nous nous sommes déjà rencontrés trois fois. Quand j’ai fait La Bohème avec Michieletto à Salzbourg, nous nous sommes vus à Vérone puis il est venu chez moi à Milan. Nous avons travaillé une après-midi entière. Je me suis déjà entretenu avec Tcherniakov à propos de La Traviata qui sera représentée à La Scala en fin d’année.
Tcherniakov, Michieletto, Herheim sont pourtant des metteurs en scène qui prennent pas mal de libertés avec le livret.
Effectivement, ils vont parfois interpréter le livret mais sans jamais aller à l’encontre de la musique. Stephan Herheim, au départ, était violoncelliste. Il n’oublie jamais l’idée musicale de l’œuvre. Il adapte sa mise en scène à la musique. Michieletto n’est pas un musicien mais il a la même préoccupation. On peut moderniser mais à condition de rester cohérent avec l’œuvre.
On dit le chant verdien moribond, qu’en pensez-vous ?
Mais qu’est-ce que le chant verdien à la fin ? Pour moi, c’est seulement une annexe du bel canto italien. Dans les opéras de Verdi, il y a toujours une écriture musicale qui est fille du bel canto donizettien et bellinien. Verdi va juste ajouter l’idée de déclamation. Ses livrets sont beaucoup plus serrés. Il va demander à ses librettistes d’utiliser des mots forts qui vont éclairer le sens, des mots que l’on ne trouve pas dans les livrets de Rossini, Donizetti et Bellini qui sont plus archaïques, plus poétiques. Verdi a besoin d’un livret radical. Le chant verdien, c’est le mix entre le bel canto et le théâtre. Si aujourd’hui, le chef d’orchestre, le maître de chant et le répétiteur prennent en compte ces deux dimensions, nous avons des chanteurs tout à fait capables d’interpréter des opéras de Verdi.
Comment expliquez-vous alors qu’on ait autant de mal à monter certains opéras verdiens ?
Peut-être à cause d’un manque de culture et de préparation de la part des chefs d‘orchestre et des répétiteurs. Si on peut arriver à privilégier vocalement le théâtre à la puissance, alors on peut chanter Verdi. Il y a des indications à suivre : 90% de Macbeth par exemple doit être chanté pianissimo. J’adore écouter des enregistrements des années 50 : Corelli, Di Stefano, Del Monaco… Ce sont des artistes qui ont une capacité d’expression incroyable mais aujourd’hui le style a changé. Le style des orchestres a changé. Le style de mise en scène aussi. Je crois que si on travaille, si on prend le temps de travailler, alors on peut parvenir à un résultat convaincant.
Les Huit Romances pour ténor de Verdi, orchestrées par Luciano Berio que Joseph Calleja va interpréter sous votre direction au Théâtre des Champs-Elysées: chef d’œuvre méconnu ou simple curiosité ?
C’est une curiosité, c’est du jeune Verdi. Tout comme sera une curiosité la symphonie d’Aida que Verdi a écrit pour les représentations milanaises de 1872, à partir du prélude actuel. Après une audition privée, il a décidé finalement de ne pas jouer cette musique. Nous avons aussi au programme Liber Scriptus, une fugue pour chœur à quatre parties et le Libera Domine écrit pour la mort de Rossini qu’il a ensuite réutilisé dans le Requiem. La deuxième partie sera consacrée aux Quatre pièces sacrées.
Ne vaudrait-il pas mieux interpréter ces Quatre pièces dans une église plutôt que dans un théâtre ?
Peut-être mais c’est une manière de célébrer Verdi autrement, avec des compositions moins connues.
Qu’allez-vous faire en 2014, une fois les célébrations verdiennes et wagnériennes terminées ?
Mais en 2014, c’est le cent-cinquantenaire de la naissance de Richard Strauss ! La saison 2014-2015 sera la première de l’Orchestre National de France dans son nouvel auditorium à La Maison de la Radio, une salle de 1450 places. Nous ne nous produirons plus qu’exceptionnellement au Théâtre des Champs-Elysées, pour des projets particuliers. Nous aurons par exemple trois semaines dédiées à Shakespeare ou en 2015, Tristan et Isolde, accompagnés d’une série de concerts autour de la rupture avec la tonalité.
Et la future Philharmonie de Paris ?
Nous verrons. Nous serons très contents d’avoir des projets avec la Philharmonie. Mais avant tout, nous avons notre salle et nous devons travailler pour chercher notre public.
Propos recueillis par Christophe Rizoud, le 17 juin 2013
Orchestre National de France, Chœur de Radio France, Daniele Gatti (direction), Leah Crocetto (soprano), Joseph Calleja (ténor) – Jeudi 19 septembre (plus d’informations)
* Voir brève du 12 juin 2013
Daniele Gatti