J’ai fait beaucoup de choses avec lui, il était très fidèle. Quand on s’entendait bien musicalement et humainement, qu’on aimait les choses, qu’on aimait bien manger…
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Vous étiez du Montezuma, vous étiez des Mozart/Da Ponte…
Oui, et j’ai fait aussi la Clémence de Titus de Gluck, c’est un très beau souvenir musical, on a fait ça à l’Opéra de Lausanne, c’était en 1991, heureusement la Radio Suisse Romande l’a enregistré. C’était la reprise d’une production que Jean-Claude avait montée à Tourcoing en 1987. Ça montre qu’il y tenait beaucoup. C’était une redécouverte complète d’un opéra de la jeunesse de Gluck. D’autres l’ont fait depuis, et Cecilia Bartoli en a enregistré des airs. Moi, je chantais le rôle de Vitellia, que je n’aurais pas pu faire dans la Clémence de Mozart, qui demande une voix plus large. C’est Audrey Michael qui chantait Sextus, je me rappelle.
Comment était-ce de travailler avec lui quand on était chanteuse ?
Alors, Jean-Claude, il a la bonhommie que l’on sait, c’est quelqu’un de très avenant, et en même temps c’est vraiment un chef ! Je me souviens qu’on a pu se disputer, mon Dieu ! sur des questions de tempo. Il ne lâche rien, il a une idée et il la maintient, et il a bien raison. C’est le boulot du chef, ça ! Et pour finir on se laisse prendre et on se rend compte qu’il a absolument raison. Moi, par exemple, je sais que j’avais toujours tendance à traîner, j’aimais bien les tempis un peu lents pour certains airs, et lui me disait non non non non…. Et en fait en réécoutant certains enregistrements, je me suis rendu compte qu’il avait absolument raison, j’étais une pure idiote à vouloir m’étaler comme ça, sur les sons… Donc, il a la vision d’ensemble, comme tout architecte, comme tout chef d’orchestre.
Jean-Claude, il aime que ça aille vite, il aime bien monter des projets, il a adoré l’idée de Montezuma, il a adoré l’idée de monter les trois Mozart dans la même période avec le même metteur en scène, il aime les défis et que ça aille vite, que tout le monde soit emballé, et il nous emballe dans son enthousiasme. Il aime la texture des voix, même s’il y a un petit défaut par-ci par-là il s’en fout… Je pense qu’il aime la personnalité des chanteurs, les voix qui ont du charme, celles qui n’en ont pas il les élimine un peu… Il est sensible aussi peut-être à la culture des chanteurs, il aime bien parler d’un tas de choses, de peinture, de littérature, il adore cuisiner, par exemple pour Montezuma à la fin d’une générale il nous a fait des recettes mexicaines, un poulet au chocolat, avec des boissons d’ailleurs assez costaudes… Il aurait pu être chef étoilé, vraiment !
Extrait de Montezuma avec l’air de Mitrena (Danielle Borst) « S’impugni la spada » à 5’05 »
On a beaucoup répété à Tourcoing, dans ce petit théâtre dans lequel il avait un appartement, on a beaucoup discuté, il y avait une espèce de communauté de travail. En principe je déteste ça, mais là c’était vraiment nécessaire, en fait, parce que c’étaient quand même des défis, tout ce qu’on faisait.
Je me souviens qu’on a fait des Vivaldi, des Rossini avec lui en Italie, avec des partitions qu’il découvrait. Elles étaient dans un état pratiquement indéchiffrable, il fallait les retranscrire. Avec lui, c’est toujours une aventure. Humaine, même si ça fait tarte de dire ça. Et une aventure musicale.
Il vous a fait chanter des choses où on ne vous attendait pas forcément, par exemple la Comtesse dans les Noces de Figaro…
Il m’a amené à chanter des choses que je n’aurais pas chantées dans d’autres théâtres. Moi, j’étais une Suzanne… Je n’aurais jamais chanté Donna Anna ailleurs que pour lui. Alors évidemment qu’on peut me reprocher d’avoir chanter ça…
Pourquoi ? Je viens de réécouter les airs de la Comtesse, et c’est bien…
Oui… (ton dubitatif) Ça va… Je ne sais pas, peut-être que c’est tombé à un moment où je doutais de moi, j’avais eu des critiques qui m’avaient fait du mal, je me souviens que j’étais restée tout l’été sans chanter, et puis j’avais un peu perdu de la facilité dans mes aigus, je ne pouvais plus me lever le matin avec un contre-ut sans problème… Et quand je me suis remise à travailler pour ces Da Ponte en septembre, ouh là, j’ai eu du mal…Donc je pense que la Comtesse…. Anna… Franchement je n’aime pas m’entendre, là. Vous êtes gentil de me dire que ce n’est pas immonde….
Il y a l’interprétation, la ligne, de très beaux phrasés…
Vous êtes gentil… Mais c’est vrai que c’était possible avec un orchestre baroque, et avec le diapason de Mozart, à 430 je crois. Et puis, c’était pour Jean-Claude ! On s’est mis sous la protection de Jean-Claude. Jean-Claude, il vous englobe, il tombe amoureux de vous…
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C’était très différent de chanter avec les chefs dits « baroqueux » par rapport avec les chefs plus traditionnels ? Vous avez travaillé avec Christie aussi..
Oui, et j’ai aussi adoré travailler avec lui, il avait une personnalité à l’opposé de celle de Jean-Claude, évidemment, mais je me suis très bien entendue avec lui, musicalement et aussi d’un point de vue humain. Il adore les voix, on s’attend à ce qu’on doive rétrécir la voix, mais pas du tout, son exemple c’est Maria Callas… J’ai fait Aricie avec lui dans l’Hippolyte et Aricie de Rameau, et c’était parfait pour moi, soprano lyrique léger…
Mais pour répondre à la question, leur point commun, c’est l’attention aux mots… une grande importance du phrasé, pas du tout au détriment du legato et puis il y a toute la question des da capo, où il faut trouver des ornements… J’ai aussi beaucoup travaillé avec Jacobs, qui était un obsédé des ornements, à devenir fou ! Il y a chez eux tous une intelligence du texte… Jean-Claude Malgoire avait une culture énorme, mais il n’étalait pas sa science pendant les répétitions, c’était un vrai passionné. On allait à Tourcoing pour entrer dans son fief, et se mettre sous sa protection. Il avait un lien très particulier avec ses musiciens, les souffleurs notamment, les bois, peut-être parce qu’il était lui-même hautboïste. Il aimait la couleur. Et toujours aller vite ! Pour Montezuma, on jouait les spectacles et on enregistrait pendant la journée. Il fallait être solide.
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Jean-Claude, c’était un homme de théâtre. Et j’adore le théâtre. Un théâtre, c’est une merveille ! Evidemment quand il est plein, avec le public, mais aussi quand il est vide… Etre sur scène avec la salle noire… Les coulisses, les craquements du bois, les dessous, les termes de marine, les odeurs de colle à perruque… Vivre dans un théâtre, c’est ce que j’aime le plus au monde. Et puis jouer, et chanter, bien sûr, être concentré, avoir l’impression de devenir soi-même, d’arriver à la quintessence de ce qu’on est. J’ai eu des moments merveilleux. Je me souviens de Pamina avec Pritchard, dans Ach ich fühl’s… Je sentais que ça chantait en moi, j’étais comme un medium, ça coulait tout seul, c’est un air difficile, il faut que ce soit aérien mais que ça ait du corps, il y a une ligne de souffle, des pianis, ce sont deux pages parfaites.. C’est comme Sophie du Chevalier à la rose, le trio de la fin, ce sont des choses magiques, planantes mais avec de la chair. On est en contact avec la beauté absolue de la partition, et on s’oublie complètement, c’est magnifique, tout en étant hyper-contrôlé parce qu’il ne faut rien lâcher. Dans des moments comme ça, on est en osmose avec le chef, c’est un complice.
Extrait de Montezuma avec l’air de Mitrena (Danielle Borst) « La figlia, lo sposo » à 3’15 »
Avec Malgoire, je me souviens, dans Montezuma justement, il y a un air avec des vocalises, un air ABA où on peut se tromper très aisément, et à un moment dans A’ j’ai bifurqué bizarrement, j’ai pris la mauvaise route, il m’a juste fait un petit signe avec l’index, tac tac, que personne n’a vu dans l’orchestre, et j’ai pu reprendre le bon embranchement…
C’était merveilleux de travailler avec lui : une irrépressible curiosité artistique, une érudition immense, sa gourmandise musicale, et gastronomique ! Une flamme, un feu ! Un rire unique !
Et chanter Vivaldi ?
Vivaldi ? Un bonbon dans la bouche ! Les notes coulent. C’est à la fois bon pour la voix et pour l’imagination. Mais attention, il fait colorer le bonbon sans le sucrer, ne pas ajouter du sucre au miel ! Je me rappelle aussi la mise en scène d’Ariel Garcia Valdès. Il avait tissé des rapports psychologiques très fins entre les personnages. Tout s’élaborait en même temps, et ça c’était typique de Jean-Claude, cette effervescence, cette rapidité. Tout ça dans la joie. On découvrait les récitatifs au jour le jour, avec ces partenaires merveilleux, c’était la famille de Jean-Claude, Isabelle Poulenard, Nicolas Rivenq, que j’ai retrouvé ensuite en Don Giovanni et Comte Almaviva… Et tout ce qui se passait dans la fosse, le dialogue harmonieux entre le plateau et la fosse… Costaud, mais harmonieux. Jean-Claude rayonnait.