Dans l’imaginaire collectif, certains types de voix sont inévitablement liés à un pays. On s’imagine volontiers la soprano prima donna italienne, la chaleureuse mezzo espagnole, le ténor anglais un peu trop froid ou le baryton martin à la française (lointain cousin barbu du ténor anglais susnommé, qui lui, est imberbe). De la même façon une basse qui n’est pas russe ne peut pas être véritablement une basse. Afin de coïncider avec l’arrivée des premiers frimas hivernaux, Forumopéra vous propose un florilège tout à fait subjectif de basses, qui – si elles ne sont parfois pas tout à fait russes – portent haut les couleurs du répertoire slavophone.
Féodor Chaliapine (1873-1938)
Admettons, il était un peu facile de faire figurer Féodor Chaliapine dans cet article. Chaliapine, c’est un peu la tarte à la crème des basses russes, et Dieu sait si les russes aiment-ça, la tarte à la crème. Ce natif de Kazan chanta d’abord modestement dans les chœurs des opéras de Kazan et Oufa, avant d’être engagé comme soliste à l’opéra de Tbilissi, et plus tard de Saint-Pétersbourg. Le jeune chanteur monte rapidement en grade et est bientôt régulièrement invité au Bolchoï. C’est pourtant à Paris que Chaliapine doit son triomphe international : en 1908, il éblouit le public des Ballets russes de Diaghilev dans le rôle-titre de Boris Godounov, qui deviendra son personnage-fétiche. Les rôles de personnages torturés deviendront sa spécialité, et il suffit à songer que Stanislavski élabora son langage théâtral d’après Chaliapine pour mesurer ce qu’auraient pu être son Boris chez Godounov, son Démon chez Rubinstein ou son Méphisto chez Gounod.
Chantée a cappella, cette simple mélodie populaire harmonisée par Glinka n’en est que plus sincèrement russe, et ce d’autant plus si l’on considère que le tout fut enregistré en novembre 1913. Rien ne sent plus la kacha trop cuite, le bouleau sous la neige fondue ou la soupe à la betterave qu’un chœur d’homme un peu faux accompagnant une prestation à la fois dépressive et flamboyante. [Alexandre Jamar]
Alexander Kipnis (1891-1978)
Bien qu’étant l’un des plus grands chanteurs de son temps – collègue de Flagstad, Melchior et Schorr au Met dans les années 1940 – Alexander Kipnis ne semble pas avoir su s’imposer comme un mythe de l’opéra. Lorsqu’il interpréta Boris à New York en 1943 (sous la direction de Szell), il fut le seul de la distribution à le faire en russe : tous les autres (Kerstin Thorborg et Leonard Warren compris) se contentèrent de l’italien. Il semblerait que sa voix était déjà sur le déclin lorsqu’il enregistra l’air du convive Viking de Sadko e 1945. Le résultat n’en est pas moins splendide : un son fort comme un roc, noble, mais d’un parfum presque sauvage. [Yehuda Shapiro]
Mark Reizen (1895-1992)
Chez les chanteurs lyriques, les basses ont une chance que n’ont ni les barytons ni les ténors. Pendant leurs belles années, ceux-ci font les malins en jouant les jeunes premiers rivaux. Avec l’âge, l’aigu demande de plus en plus d’effort et le vibrato part parfois en cacahouète. Enfin, la moumoute ou la teinture ne peuvent pas tout. C’est là que les basses prennent enfin leur revanche. L’âge leur donne la respectabilité dramatique, et si la voix chevrote un peu, le personnage n’en sera que plus émouvant. Mais les plus grandes basses n’ont pas besoin de ces artifices tant leur longévité peut être exceptionnelle. C’est le cas de Mark Reizen. Né en 1895 dans un petit village ukrainien, Reizen aurait pu être mineur de fond comme son père : c’est métaphoriquement qu’il atteindra les profondeurs, avec une des voix de basse les plus extraordinaires de tous les temps. Reizen aurait pu aussi mourir au feu pendant la première guerre mondiale, sous les bombes pendant la seconde, à petit feu pour le reste du temps. Il aurait pu être ingénieur, puisqu’il suit des cours dans un institut polytechnique tout en étudiant le chant avec un professeur italien, Federico Bugamelli, dont on se demande comment il avait pu échouer au conservatoire de Kharkiv. Après des débuts dans cette même ville en Pimène en 1921, il intègre quelques années plus tard, en 1925, le Marinsky de Leningrad et participe à des tournées en 1929 – 1930 à Paris, Berlin, Monte-Carlo et Londres. Il aurait pu y rester, et peut-être n’aurait on jamais entendu parler de lui. Mais une soir, artiste invité au Bolshoï, il y chante Méphisto devant le gratin du Parti. Staline le reçoit dans sa loge à l’entracte :
– Tu chantes très bien
– Merci.
– Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent ?
– C’est-à-dire que je me produit à Leningrad : ici je ne suis qu’en visite.
– Pourquoi ne pas t’installer ici et aller là-bas en visite ?
– C’est que là-bas j’ai un contrat et un appartement…
– Peut-être que nous pouvons faire quelque chose pour toi, et te trouver un appartement ici.
Il faut croire que le Petit Père des Peuples avait pour lui les yeux de Pimène, car tout fut réglé en moins de temps qu’il n’en faut pour envoyer un suppôt de l’impérialisme au Goulag.
Le répertoire de Reizen laisse une large part au répertoire russe : Ivan Soussanine, Rouslan et Ludmila, Eugène Onéguine, Mozart et Salieri, Aléko, Le Prince Igor, Boris Godounov ou La Khovantchina. Il chante également Don Basilio dans Il Barbiere di Siviglia, Mephisto de Faust, Wotan, Philippe II, Procida…
Non seulement Reizen survit aux nombreuses purges, mais il est même gratifié de nombreuses récompenses : Artiste du peuple de l’URSS (1937) ; Prix Staline de 1ère classe en 1941 (pour l’expression vocale), Prix Staline de 1er classe encore en 1949 (pour Boris Godounov), en 1951 (pour La Khovanchtchina) ; Ordre de Lénine en 1937, 1951, 1976 ; Ordre du Drapeau rouge du Travail en 1955 ; Ordre de l’Amitié des peuples (1985). Beaucoup de médailles pour une voix de bronze…
En 1967, il commence à enseigner. Il donne des récitals pour ses 80 ans et, pour ses 90 ans chante le rôle du Prince Grémine dans Eugène Onéguine. La leçon de chant reste incroyable et l’accueil du public tout ce qu’il y a de plus soviétique. Il décède en 1992, à l’âge de 97 ans après avoir passé les épreuves d’un temps historique particulièrement noir. [Jean-Michel Pennetier]
Alexander Pirogov (1899-1964)
Si vous cherchez un artiste du peuple exemplaire, vous pourriez bien le trouver en la personne d’Alexandre Pirogov (1899-1964). Né à Riazan dans une famille de musiciens (trois de ses quatre frères deviendront également chanteurs), il intègre en 1924 la troupe du Bolchoï de Moscou. Il y restera 30 ans, alignant tous les grands rôles du répertoire russe (Boris évidemment, Shaklovity dans La Khovanchtchina, le Tsar Ivan dans La Jeune Fille de Pskov de Rimski-Korsakov…) et étrangers (Philippe II dans Don Carlo) auxquels sa voix le destinait. Hors les murs de la vénérable institution, cette voix, dont la profondeur naturelle savait éviter le guttural par l’éclairage d’une émission presque haute, s’est affichée à l’écran dans un Boris Godounov réalisé par Vera Stroyeva, et n’a résonné qu’à 5 reprises de l’autre côté des frontières de l’Union Soviétique, toujours à Helsinki, de 1954 à 1956. Pirogov, un pur produit de l’appareil culturel d’Etat, concluriez-vous ? Il suffit pourtant de l’écouter dans les subtiles mélodies de Rachmaninov pour entendre aussi, sous des graves à faire trembler le rideau de fer, une sensibilité à faire fondre la neige qui recouvre les steppes glacées de l’Oural. [Clément Tailla]
Ivan Petrov (1920-2003)
Né Hans Krause (ses parents étaient d’origine allemande) à Irkoutsk voici 100 ans cette année, il fait partie de cette génération de basses à la voix de bronze auxquels on associe d’une seule écoute le grand répertoire russe. Après un passage dans la troupe Kozlovski à Moscou, il entre au Bolchoï en 1943 et en deviendra un pilier pendant plus de deux décennies, jusqu’à son retrait précoce à 50 ans, en raison d’un diabète qui avait altéré sa voix, mais qui ne l’empêchera pas d’enseigner, presque jusqu’à sa mort en 2003. Son répertoire était vaste car il se trouvait à l’aise dans tous ces rôles où règnent tour à tour la noirceur, la noblesse et le vif-argent. Il fut un Gremine souverain, un Prince Igor possédé, un Basilio cocasse et un Philippe sépulcral. Mais c’est aussi dans le rôle du maréchal Koutouzov de Guerre et paix de Prokofiev, pour lequel il n’a a priori jamais figuré dans une intégrale, qu’il donne la pleine mesure de ce qu’une voix de cette trempe peut offrir en termes d’autorité, d’éloquence, de profondeur. Même si l’orchestre disparaissait, on n’en resterait pas moins bouche bée. [Cédric Manuel]
Boris Shtokholov (1930-2005)
Dans l’ombre de ses géniaux prédécesseurs (Chaliapine, Reizen), Boris Shtokolov aura dû se contenter d’une carrière « locale ». Mais quelle carrière ! Il fit durant 30 ans les beaux jours du Mariinsky (1959 -1989), et reste l’une des basses russes/soviétiques les plus impressionnantes du 20e siècle. Pour changer de l’attendu Gremine (mais jetez-y quand même une oreille, c’est prodigieux), voici son Aleko de Rachmaninov. [Jean-Jacques Groleau]
Anatoly Kotcherga (né en 1947)
Dans un épisode de Tintin, un spectateur qui s’est imprudemment placé trop près de la Castafiore est frappé de stupéfaction : le volume sonore du Rossignol de Milan s’entortille autour de lui, tel le Sirocco parfumé et lui défait les cheveux et le noeud papillon. C’est cette expérience physique que je retiens d’Anatoly Kotcherga. Une voix aux dimensions telles que, dans une Agatha Christie, Poirot la qualifierait d’objet contondant. Au Cluedo, elle serait soupçonnée d’avoir causé la mort du Colonel Moutarde dans la Salle de musique, au même titre que la clé anglaise et que le chandelier. Son Boris, néanmoins, vole au secours de l’art et montre à quel point Kotcherga fut autre chose qu’un tromblon encore fumant : un artiste, impérial et fragile, investi corps et âme dans l’une des plus belles rencontres artistiques de la fin du vingtième siècle : celle au Festival de Salzbourg de Herbert Wernicke et de Claudio Abbado. [Camille De Rijck]
Denis Sedov (né en 1974)
Denis Sedov apparaît comme une vraie promesse à la fin des années 90 : il porte beau et déploie une voix bien timbrée jusque dans les profondeurs de la tessiture. Ce natif de Saint-Pétersbourg se frotte au répertoire courant, à la création contemporaine et au baroque, avec Minkowski notamment : roi d’Écosse virtuose et charismatique, il contribue au miraculeux Ariodante de 1997, et en 2000, à Aix-en-Provence, la jeunesse inhabituelle de son Sénèque accentue le tragique de L’Incoronazione di Poppea. Entre-temps, Sedov participe à la création des Trois Sœurs de Peter Eötvös, événement majeur. On l’entend au Met, à Bastille, à la Scala ou encore Covent Garden jusqu’au début des années 2000, et Sedov grave même Les Nuits d’été avec Boulez – singulier spectre de la rose ! Pourtant, la basse ne s’est finalement pas imposée parmi les grands. Qu’importe : la confidence de Siliony à Irina le montre dans toute sa jeune gloire. Inattendue dans la sensuelle noirceur du bas de la clé de fa, cette déclaration d’amour aux accents menaçants sonne aussi comme un hommage d’Eötvös au type même de la « basse russe ». [Clément Demeure]
Ildar Abradzakov (né en 1976)
Pourquoi une basse russe devrait-elle s’emmitoufler dans l’opéra vernaculaire au prétexte que ce répertoire offre les plus beaux rôles dévolus à sa tessiture ? En 2004, parcourant d’un pas volontaire la toundra rossinienne, le jeune Ildar Abdrazakov recouvrait d’une fourrure drue les épaules d’Assur, l’abominable prince du sang de Baal dans Semiramide. Si la voix vient du froid, comme en témoigne dans le cantabile un timbre de vison, épais et soyeux, le chant ne se trouve en rien engourdi par l’hiver du Bachkortostan (d’où est originaire Ildar Abdrazakov). En attestent cette fois la souplesse et le tracé de la ligne suffisamment vigoureux pour surmonter l’épreuve d’une écriture dont le dessin accidenté imite les montagnes… russes ! [Christophe Rizoud]