Dix rôles dans lesquels Leo Nucci s’est illustré avec la munificence et l’ardeur fauve qui ont fait sa réputation.
1. Figaro – Gioachino Rossini, Il barbiere di Siviglia (1816)
L’évocation du Figaro de Nucci est urgente et indispensable avant tout par l’angle humain : de tous ses rôles, c’est celui qui lui ressemble de plus. Rien de plus éloigné de cette personnalité solaire et généreuse que la pléiade de barytons sombres et torturés, névrotiques et criminels qu’il a l’habitude d’incarner. Nucci est un cycliste, un bon vivant généreux et disert. Si bien qu’il chante son Figaro sans maquillage dramaturgique. Peut-être la vocalise de « Dunque io son » (rapide, comme une trémulation) n’est-elle pas authentiquement rossinienne, mais son aigu est aussi claironnant que possible et la vis comica, l’élan drolatique et la générosité le propulsent avec les plus grands au sommet de la discographie, surtout quand – grâce au dvd – l’image se joint au son. Il partage alors l’affiche avec les merveilleux Battle, Blake et Dara. Que demande le peuple ? [Camille De Rijck]
2. Nabucco – Giuseppe Verdi, Nabucco (1841)
Après Rigoletto, le Roi de Babylone est probablement le rôle que Nucci a chanté le plus. Dès lors, il y a sens à prendre pour exemple cet extrait filmé en concert à La Corogne en 2012. La voix n’y est plus de toute première fraîcheur (70 ans !), mais le baryton n’a eu de cesse de creuser le personnage, qu’une mauvaise tradition présente comme sommaire. Ici, toutes les fêlures et les contradictions du souverain à la fois impie et dévot sont rendues au millimètre, et la cabalette achève de mettre le public espagnol en délire. On comprend pourquoi !
3. Francesco Foscari – Giuseppe Verdi, I due Foscari (1844)
C’est sans doute l’un des grands rôles de la carrière de Leo Nucci. Francesco Foscari, vieux doge qui n’est plus assez craint pour imposer sa volonté, et plus assez vivant pour avoir encore la force d’aimer, a donné au baryton bien des occasions à ses talents d’acteur de venir sublimer son chant, sur scène et récemment au disque dans une intégrale qui a fait date. Mille nuances d’accablement, d’autorité perdue, d’amour paternel brisé, mille reflets du sacrifice de l’homme d’état déchu, mille facettes du personnage Nucci qui est devenu dans ce rôle une évidence que l’âge venu n’a fait qu’amplifier. [Cédric Manuel]
4. Macbeth – Giuseppe Verdi, Macbeth (1847)
Macbeth n’est pas le personnage verdien que Leo Nucci a incarné le plus souvent, il l’a néanmoins chanté régulièrement jusqu’aux représentations de Liège, en 2018. Paris a pu l’applaudir à la Bastille en 2002. En 1987 il grave le rôle dans l’intégrale dirigée par Riccardo Chailly qui a servi de bande son au film réalisé par Claude d’Anna. En visionnant ce film publié en DVD par Deutsche Grammophon on peine à croire que le baryton italien n’avait jamais interprété cet ouvrage sur une scène auparavant. Face à l’immense Lady Macbeth de Shirley Verrett, Nucci se hisse au niveau des deux grands titulaires du rôle qui dominaient la discographie depuis les années 70, Piero Cappuccilli qui l’avait chanté à la Scala en 1975 sous la direction de Claudio Abbado dans la production mythique de Giorgio Strehler et Sherill Milnes qui l’avait gravé en 1976 avec Riccardo Muti.
Leo Nucci propose un Macbeth introverti et tourmenté, dominé par sa cruelle épouse. Son « Mi si affaccia un pugnal » est totalement halluciné, lors des apparitions de Banquo à l’acte deux, sa terreur contenue est pleinement convaincante. Il se montre néanmoins vaillant durant la scène finale. Vocalement on est à la fête : on admire le velouté de son timbre, la subtilité de son interprétation tout en nuances, son art de la demi-teinte, son impeccable legato, et sa maîtrise du phrasé, si essentiel dans les cantabile verdiens. De plus, à l’écran, le comédien est pleinement convaincant. [Christian Peter]
5. Rigoletto – Giuseppe Verdi, Rigoletto (1851)
S’il ne fallait citer qu’un rôle emblématique du baryton italien, celui de Rigoletto serait sans doute celui qui viendrait à l’esprit en premier, un personnage qu’il aurait interprété plus de 500 fois ! Comme il est impossible de choisir un extrait qui rende compte de la complexité de sa composition, nous nous contenterons du réjouissant duo final de l’acte II, souvent bissé, comme dans cet extrait, voire même trissé comme ce fut le cas à Orange en 2011. Un fou furieux s’est attelé à en compiler 34 versions ! [Jean Michel Pennetier]
6. Renato – Giuseppe Verdi, Un ballo in maschera (1858)
On le sait, Leo Nucci a une affection toute particulière pour Renato, rôle verdien par excellence en accord parfait avec sa vocalité. Le personnage est un de ses emplois fétiches qu’il a chanté sur toutes les grandes scènes du monde. Et il faut l’entendre ce Renato-là, époux blessé mais à la dignité héroïque. A Salzbourg aux côtés de Placido Domingo sous la direction de Solti en 1990, il en livrait un portrait ombrageux qui culmine dans l’air « Eri tu » (voir ci-dessous). La voix est à son apogée. Il n’a pas la posture sentencieuse d’autres barytons dans le même rôle. Il n’est pas un assassin par vengeance, car l’amour est la force motrice de ses actes. Chaque inflexion illustre cet amour déçu, perdu, mais encore noble. cette approche donne alors tout son sens à la décision de Riccardo de laisser partir Renato en Angleterre avec Amélia. Dans ce rôle qu’il a également enregistré sous la direction de Karajan, et qu’il a chanté aux côtés de Pavarotti, Leo Nucci demeure une référence incontournable. [Brigitte Maroillat]
7. Posa – Giuseppe Verdi, Don Carlos (1867)
Les puristes ergoteront sur une diction française très perfectible, et ils auront raison. Surtout que Internet offre aussi quelques beaux exemples du Posa de Nucci chantés en italien. Mais c’est bien dans son enregistrement avec Claudio Abbado, en 1983, que le baryton atteint la vérité ultime du rôle. Ce « délégué de l’humanité » rêvé par Schiller puis par Verdi est ici incarné par des moyens purement musicaux, notamment un legato qui reste selon nous inégalé dans l’entière discographie. A faire pleurer les pierres. [Dominique Joucken]
8. Gérard – Umberto Giordano, Andrea Chénier (1896)
Leo Nucci a toute la palette des très grands Gerard, ce personnage clef d’Andrea Chénier, moteur de l’action, force centrifuge du drame, au point que l’opéra de Giordano aurait pu porter son nom. Diction nette et claire, conduite du phrasé legato, précision rythmique, longueur de souffle, puissance et nuance, voix d’airain, timbre de braise, occupant tout l’espace acoustique et dynamique, à l’image de son engagement physique et psychologique. La voix du baryton épouse à merveille cette mise à nu du personnage De l’ironie mordante sur son rôle au cœur de cette Révolution qui broie les destins au nom du peuple sur des motifs fallacieux à cette émouvante introspection qui demande une totale concentration, le chanteur donne corps à une lancinante et bouleversante douleur dans l’écrin d’un timbre incandescent. Le tempo adopté ici donne l’espace nécessaire à la voix pour se déployer dans toutes ses nuances et couleurs. Une leçon de chant. [Brigitte Maroillat]
9. Scarpia – Giacomo Puccini, Tosca (1900)
Cet art de dessiner un personnage : silhouette anonyme de fonctionnaire grisâtre dans la longue redingote à la Vidocq du premier acte, le doute qu’il insinue dans l’esprit de Tosca, sa manière de respirer furtivement l’écharpe qu’elle a perdue, la voix – noire d’encre – en surimpression sur le Te Deum, puis, dans son cabinet à l’acte II, comme une araignée au centre de sa toile, comédien à la Michel Bouquet, effrayant par soudaines bouffées… Cette manière de suggérer que Scarpia s’est composé ce personnage couleur de muraille, mais que l’odeur du sang lui procure un obscure jouissance… A-t-il vraiment du désir pour Tosca ? Ou ne veut-il que la briser ? L’apparatchik universel… Et toujours l’acier de ce timbre, tranchant comme le poignard qui le fera taire. [Charles Sigel]
10. Gianni Schicchi – Giacomo Puccini, Gianni Schicchi (1918)
Leo Nucci : père indigne, mari jaloux, amant infidèle, vil félon mais également fieffé filou, aussi habile à tirer les ficelles de la comédie qu’à brandir l’oriflamme noir du drame le plus terrible. Gianni Schicchi en apporte la démonstration éloquente. C’est avec un égal bonheur que le roi Leo place son art théâtral et vocal au service d’un répertoire moins tragique. C’est de plus l’un des meilleurs emplois que peut lui offrir Puccini, plus enclin dans ses opéras à favoriser le ténor que le baryton. Une double raison d’admettre le rusé Florentin, non dans le huitième cercle de l’enfer auquel Dante l’a assigné, mais au panthéon des rôles nucciens. [Christophe Rizoud]