Stupeurs et tremblements dans la capitale belge ! Le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles a enfin judicieusement choisi d’insuffler un souffle nouveau à l’une des œuvres majeures du répertoire romantique italien, Lucia di Lammermoor. En effet, depuis plus d’un demi-siècle, les chefs-d’œuvre belcantistes ont été invariablement boudés par les directions successives du théâtre, hormis quelques reprises (dont certaines en version concertante), intra et extra muros. C’est le cadre insolite du Cirque Royal qui abrite la nouvelle production du metteur en scène belge Guy Joosten, sous la baguette de Julian Reynolds1. Si la scène circulaire de la vaste salle de spectacles, peu propice aux représentations d’opéras, pouvait laisser présager le pire, cette nouvelle mise en scène, ingénieuse et tout à la fois crédible, éloignée des traditionnelles distortions et excès, réservera des surprises de taille, grâce à sa vision originale et innovante. Soulignons toutefois qu’elle impose aux solistes une dynamique scénique sans répit, les sollicitant continuellement dans leurs mouvements sur le plateau. Passons sur la direction de Julian Reynolds, inégale et finalement, peu congéniale à la ligne donizettienne et inégalement scrupuleuse des tempi et du contrôle des dynamiques de la partition. Un mérite indéniable cependant : celui d’avoir évité certaines coupures traditionnelles et d’avoir remplacé fort intelligemment la flûte traversière par l’harmonica de verre dans la scène de la folie de Lucia. Les musiciens et l’orchestre se trouvant à l’arrière du plateau, nul doute que le chef ait eu maille à partir avec l’équilibre entre l’orchestre, les solistes et, dans une moindre mesure, les choristes. Hormis cette réserve, le succès est total : il n’aurait guère été possible sans l’apport de chanteurs hors-pair : le rôle-titre de Lucia était tenu par le soprano roumain Elena Mosuc (première distribution.) Son instrument brillant, agile, d’une remarquable précision et incisivité, au timbre insolent de beauté, rondeur et velouté, confère à la malheureuse héroïne du roman de Sir Walter Scott, une incandescente vérité dramatique. Portrait poignant, tour à tour rêveur, candide, puis solitaire et égaré, la Lucia d’Elena Mosuc épouse les multiples facettes du rôle, tout en leur conférant une palette de couleurs fidèlement calquées sur une gamme de nuances parfaitement contrôlées. Entretien avec l’artiste qui nous livre quelques facettes de son art et de sa rayonnante personnalité.
Elena Mosuc dans le rôle-titre de Lucia di Lammermoor à Bruxelles
Vous êtes née à Iasi, en Roumanie, un pays fortement ancré dans la tradition musicale et surtout, lyrique. Comment votre vocation pour le chant classique est-elle née ?
J’ai grandi avec mes grands-parents et, encore enfant, je chantais déjà tout naturellement : d’abord dans les chœurs à l’église, puis à l’école, soutenue en cela par l’avis général qui estimait que ma voix était jolie. A 16 ans, j’ai pris la décision d’entreprendre des études musicales sérieuses auprès d’un professeur. C’est ainsi que j’ai opté pour une école populaire d’Art et de Chant dans ma ville natale: il s’agissait d’une académie dispensant plus spécifiquement des cours de perfectionnement à de jeunes chanteurs dilettanti. J’y suis restée près de cinq ans : mon professeur lors de la première académique était la sœur du mezzo-soprano roumain Viorica Cortez, Mioara Cortez, J’ai dû ensuite changer de pédagogue car Madame Cortez devait assurer de nombreuses tournées internationales. Deux ans plus tard, à l’âge de 18 ans, j’ai enseigné dans une école primaire et ce, pendant sept ans ! Un tout autre métier, mais une expérience intéressante ! Parallèlement, je n’avais pas abandonné le chant, bien au contraire : je poursuivis mes études vocales auprès de plusieurs professeurs de l’Opéra de Iasi et je me perfectionnai brièvement à Bucarest.
La voie et votre voix étaient ainsi tracées…
Tout à fait et c’est ainsi que progressivement est éclos mon amour pour la musique et pour le chant. J’étais née pour eux ! Figurez-vous que j’ai également étudié seule, en réelle autodidacte : j’ai énormément appris, même le solfège que j’ai travaillé d’arrache-pied. J’avais certes reçu de solides bases théoriques à l’académie de musique mais j’ai tout de même poursuivi l’étude du solfège seule, en déchiffrant de nombreuses partitions qui peu à peu se sont inscrites à mon répertoire lyrique. Enfin, en 1990, peu après la révolution roumaine de décembre 1989, j’ai participé au fameux Concours International de Musique de l’ARD de Munich, que j’ai remportai. C’était mon premier prix !
Le début d’une fort belle carrière …
En effet, les portes se sont ouvertes pour moi et ce fut le début de la carrière, avec des auditions, ainsi que les premiers contrats, notamment à l’Opernhaus de Zürich, en 1991. Une très bonne chose, car hormis une année passée dans les chœurs de l’Opéra de Iasi (1989-1990) je ne bénéficiais de quasiment aucune expérience lyrique spécifique. J’y ai fait mes débuts dans un rôle qui me suivra régulièrement tout au long de ma carrière : celui de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée, le commencement d’une histoire d’amour.
Quelle serait la formation musicale idéale que vous préconiseriez à un jeune talent lyrique ?
Tout d’abord, permettez-moi un constat. De nos jours, la vaste majorité des jeunes chanteurs diplômés des conservatoires veulent débuter tout de suite au Metropolitan Opera ou au Teatro alla Scala ! Peut-être me taxerez-vous de démodée, mais dans mon esprit, seuls les interprètes possédant une vaste préparation musicale et même scénique sont véritablement prêts pour relever ce type de défi. Même si l’on possède la plus belle voix du monde, cela ne suffit manifestement pas. Il est capital de travailler avec un professeur de chant réellement compétent. Parfois, cela peut s’avérer difficile, certains maîtres s’attachant à détruire les voix. Comment se forger un jugement de valeur quand on est un jeune chanteur en phase d’apprentissage ? Trouver un pédagogue enseignant la meilleure technique vocale : quel défi ! Mais il devrait être du ressort du chanteur de prendre conscience du travail mené avec le maître, de surveiller son instrument et de déceler très tôt les éventuelles fatigues ou gênes, qui seraient les signes précurseurs d’une technique défaillante non adaptée à sa physiologie vocale. A titre d’exemple, en 1996, j’ai découvert à Milan une efficace pédagogue, auprès de laquelle je me suis perfectionnée : Mildela D’Amico. Elle mène encore aujourd’hui une activité lyrique discrète en Italie et a laissé d’ailleurs quelques enregistrements. Elle n’a pas conduit une véritable carrière pour des raisons familiales, mais elle en aurait eu les moyens artistiques. Elle était extrêmement exigeante et ce fut pour moi une bonne école. A propos de formation continue, je me perfectionne auprès du fameux ténor roumain Ion Buzea, dont la carrière internationale est magnifique : il a régulièrement chanté aux côtés des plus grands artistes de son temps : Renata Tebaldi, Virginia Zeani, Dorothy Kirsten, Gabriella Tucci et le regretté soprano américain Anna Moffo. En fait, je lui rends visite de temps à autre pour un travail de peaufinage et de contrôle de ma voix. Hélas, mon agenda surchargé m’empêche d’y aller plus souvent. Pour en revenir à votre question, il faut exercer le chant quotidiennement, travailler son instrument : dans mon cas, c’est la somme d’efforts qui aura payé. J’ai été aidée en cela, il est vrai, par une certaine facilité naturelle, notamment dans le registre aigu. Toutefois, c’est avec mon professeur que j’ai trouvé la juste résonance, le point focal précis, ce qui m’a permis de libérer ma voix. La carrière doit se bâtir sereinement et surtout, progressivement, c’est réellement une condition sine qua non.
Un parcours académique atypique …
J’ai débuté à la scène – tout d’abord à Iasi, puis à Zürich – avant même d’avoir achevé mon cursus au conservatoire. J’ai suivi mon parcours académique auprès de l’Académie de Musique de Iasi, entre 1990 et 1997, alors que – comme je viens de le souligner -, j’avais déjà signé mes premiers contrats à Zürich ! Mon cursus aura été peu classique, j’en conviens, puisque je chantais déjà les rôles de la Reine de la nuit, puis Lucia di Lammermoor, Gilda et Violetta. Cette situation m’a empêchée de trouver le temps nécessaire pour me rendre quotidiennement au cours du conservatoire : je n’y allais finalement que pour y passer les examens réglementaires. Je dois vous avouer que mon véritable conservatoire, pour ainsi dire, ne fut pas tant celui de ma ville natale, mais plutôt … les planches de l’Opernhaus de Zürich !
Ce fut en quelque sorte une immersion totale …
Oui, absolument ! Ce fut une véritable chance de pouvoir débuter sur les planches tout en bénéficiant d’une formation continue ; en cela, le travail avec les chefs d’orchestre, puis avec les répétiteurs, a été précieux. J’ai eu aussi de la chance, cela est indéniable, de pouvoir collaborer avec d’excellents co-répétiteurs, à l’instar de certains pianistes expérimentés, aguerris oserais-je dire, qui avaient travaillé avec des chefs d’orchestre de premier plan. J’ai ainsi pu aborder mes rôles de manière progressive, avec prudence et dans le style le plus juste. Petit à petit, j’ai commencé à interpréter ce qui est devenu mon répertoire, avec finalement fort peu de petits rôles : Reine de la nuit, Gilda, Lucia di Lammermoor, Zerbinetta, etc. Mais la perfection s’acquiert au fil du temps, elle n’est guère innée, il faut travailler : l’expérience de la scène y joue ainsi un rôle prépondérant. Au théâtre, vous n’avez guère le temps pour réfléchir à la manière de produire telle ou telle note : vous chantez, vous êtes le personnage et la réflexion ne doit pas se substituer à la spontanéité et à la maîtrise aboutie de votre technique. Pour moi, chanter c’est atteindre une autre réalité, en quelque sorte, un état d’âme tout à fait différent et c’est ce prisme d’émotions qu’il faut véhiculer au public. L’émotion est au service de la musique : l’humilité aussi doit soutenir votre chant, vous n’êtes que l’intermédiaire, un medium en quelque sorte. Les feux d’artifices vocaux ou les attitudes de diva ne m’intéressent pas : il faut rester humble, c’est ce que je m’attache à réaliser. Les jeunes artistes doivent rester patients, construire de manière intelligente leur carrière, à l’instar de certaines collègues, comme Edita Gruberová.
Comment abordez-vous l’étude, puis la caractérisation d’un nouveau personnage ?
Dans un premier temps, je parcours rapidement la partition afin de m’assurer que le rôle dans son ensemble et en particulier, sa tessiture, peuvent me convenir. Je lis la littérature disponible, surtout pour les personnages historiques, puis le livret. Si le rôle n’est pas adapté à mon instrument, s’il n’est pas dans mes cordes (éclat de rire !), je ne l’aborde pas, parfois à regret ! Je rêverais de chanter Floria Tosca, mais je réalise qu’à l’heure actuelle, cette héroïne puccinienne n’est pas pour moi. Pour l’étude même, après une première lecture, je déchiffre chronologiquement la partition et la travaille en solfiant. Je m’attache aussi à mémoriser tous les autres rôles. J’écoute parfois des enregistrements, pour m’inspirer de la couleur générale de l’œuvre.
Selon vous, quel devrait être le rôle d’un bon metteur en scène ?
Actuellement, beaucoup de metteurs en scène sont des transfuges du théâtre. Or, il est si important de parfaitement connaître et comprendre la musique, avoir une réelle appréciation de la typologie vocale … Le metteur en scène devrait être en mesure de comprendre qu’un artiste lyrique ne peut guère réaliser à la scène ce qui est demandé à un acteur ! Ce serait un long débat ! Heureusement, j’ai rencontré des metteurs en scène consciencieux et scrupuleux : pour évoquer Guy Joosten, qui est l’un de ceux-ci, je suis heureuse de mon travail avec lui. Il comprend réellement l’œuvre, il connaît chaque mot du livret, en attachant une importance capitale à l’interaction entre la musique et les paroles. Il décortique pour ainsi dire le livret en regard de la musique, il fait revivre scrupuleusement cette interaction, cette dynamique et donc la synergie entre les deux. Il est attentif au moindre détail, ce que j’apprécie énormément. Nous avons vécu une parfaite collaboration avec le chef d’orchestre, Julian Reynolds qui, dans cette production, s’est fort bien acquitté d’une lourde tâche. Je vous rappelle que la configuration des lieux n’était pas des plus aisées pour le chef.
Vos débuts dans votre ville natale en 1990 dans la Reine de la nuit, puis dans Lucia di Lammermoor, Gilda et Violetta seront prémonitoires d’un répertoire que vous défendez, aujourd’hui encore, après quelque 20 années d’une carrière exemplaire. A quoi attribuez-vous la fraîcheur intacte de votre voix ?
En toute humilité, je vous confierais que je chante mieux aujourd’hui qu’à l’époque, l’expérience aidant ! Au sujet de la fraîcheur vocale que vous évoquez, je répondrais à nouveau : technique, technique et encore technique ! La santé joue également un rôle prédominant : une alimentation saine, un peu de sport, une vie équilibrée. Ce sont des facteurs déterminants. Il faut s’imposer une discipline de fer, une philosophie de vie en quelque sorte. La carrière est une existence faite de performance, c’est un véritable sport ! Nous ne chantons pas qu’avec notre instrument, nous vivons au travers lui ! Notre corps tout entier s’implique dès l’instant où nous arrivons sur la scène. Nous sommes tenus de prendre le plus grand soin de cet édifice fragile, en évitant le stress, lorsque cela est possible ! Pour moi, la prière, la méditation, la relaxation et la tranquillité sont essentielles et me placent dans un état d’équilibre serein et pur. Et bien sûr, il faut protéger sa technique vocale, la surveiller et, je dirais même, la lustrer !
Vous venez de remporter un retentissant succès au Cirque Royal de Bruxelles dans le rôle-titre de Lucia di Lammermoor, un personnage que vous avez déjà bien rôdé sur les plus prestigieuses scènes internationales : quel est votre bilan de ces représentations dans la mise en scène de Guy Joosten ?
Hier soir, Guy s’est rendu dans ma loge et je lui ai confié que ces productions de Lucia di Lammermoor sont celles que j’aurai préférées dans ma carrière. Mes représentations du mois de mars à Berlin m’ont également plu, mais sous une autre optique. Il s’agissait d’une production remontant aux années 1980 : plus traditionnelle, un peu poussiéreuse. J’ai une autre vision de Lucia, je ne la vois pas uniquement pleurnicheuse, fataliste et victime. J’ai toujours cherché à restituer à ce rôle une dimension différente. Lucia a, finalement, une personnalité forte et bien trempée ; elle s’insurge, elle est rebelle, elle n’accepte pas le destin qui lui est imposé. Elle vit dans la contradiction et finit par se tuer. Pour la première fois dans ma carrière, l’un des aspects intéressants de cette production réside dans le fait que l’héroïne n’est pas réellement folle, non : elle simule sa folie, elle la joue, porte le masque d’une folle. En fait, Lucia fait son show ! Elle est en réalité une femme tout à fait contemporaine, fort moderne. Mais elle est une femme très sensible, passionnelle, ce qui se ressent dans son chant.
Quelles sont, selon vous, les qualités essentielles pour restituer toutes les facettes de ce rôle complexe ?
D’une part, le volet strictement vocal doit primer : parfaite maîtrise de la tessiture et des aspérités du rôle, une homogénéité des registres, une coloratura aisée, fluide quand il le faut. D’autre part, il faut être en mesure de restituer toute la palette vocale et interprétative des couleurs, des multiples nuances que ce rôle, créé par Fanny Persiani, exige. L’expressivité est particulièrement importante dans Lucia. Il faut évidemment incarner le personnage, qui est oh combien humain, il faut être en mesure de mettre en exergue tous ses traits de caractère.
Vous avez chanté avec des chefs d’orchestre de tout premier plan : quels sont les éléments fusionnels essentiels qui devraient d’après vous exister entre le chef et le soliste ?
Il faut s’entendre parfaitement, cela doit être une union idéale, tant dans l’approche, puis dans la lecture de la partition. Le chanteur mène le bal, en quelque sorte, surtout dans le répertoire belcantiste, sans exagération certes, mais il faut dégager une réelle collaboration, une symbiose, entre les deux. Je suis heureuse et me réalise lorsqu’un chef d’orchestre me suit, qu’il dirige en vibrant avec ma propre dynamique, tout en anticipant mes intentions. En cela, ce fut plus difficile au Cirque Royal, puisque je ne voyais pas Julian Reynolds : je ne faisais que l’apercevoir au travers du moniteur. En temps normal, je me réalise pleinement lorsque le travail entre le soliste et le chef est fusionnel. Le regard, les yeux que l’on suit, le mouvement de la baguette, l’expression et l’émotion : idéalement, l’on devrait parvenir à ce stade où le chef exige l’absolu de chacun de ses musiciens, tout comme j’aime relever le défi lorsque le chef me demande de donner plus, d’ajouter quelque chose à mon chant ! C’est l’expressivité qui doit primer, mais il faut veiller à équilibrer le rôle de l’orchestre avec la responsabilité du soliste, trouver le juste équilibre en quelque sorte.
Parmi d’autres héroïnes donizettiennes inscrites à votre répertoire, citons Linda da Chamounix, Anna Bolena, Maria Stuarda : dans ces deux derniers rôles, vous abordez une vocalité plus dramatique. Comment effectuez-vous cette transition ?
Le plus naturellement du monde, grâce à la technique. Il faut maîtriser l’endurance certes, mais il est nécessaire de pouvoir la doser, la distiller, la maîtriser. Les nuances et la gamme de couleurs soutiennent l’émission quand justement, un rôle est plus dramatique, au-delà même de la puissance vocale. Il faut aussi être en mesure de contrôler avec intelligence sa projection, pour atteindre sans efforts et fatigue les scènes finales d’œuvres telles que Anna Bolena ou Maria Stuarda.
Mozart est l’un de vos compositeurs fétiches, avec des rôles tels que la Reine de la nuit, Konstanze ou encore Donna Anna : parmi ces trois emplois, lequel correspond le mieux à votre vocalité ?
Je viens d’interpréter il y a peu Donna Anna : je l’ai trouvée parfaite pour mes moyens actuels ! Konstanze aussi me correspond bien … Songez que j’ai interprété plus de 250 fois la Reine de la nuit, mais je n’ai plus envie de m’y mesurer, de peur d’y être trop identifiée. C’est un rôle qui m’a certes fait voyager, ma voix s’y est épanouie mais je fuis l’ennui, par conséquent, je vogue vers autre chose ! Surtout, avec la Reine, vous passez davantage de temps dans votre loge que sur la scène et en cela, je ressens une certaine frustration ! J’ai bien plus à exprimer dans le registre belcantiste…
L’évolution de votre voix vous permettrait-elle des emplois plus dramatiques et dans l’affirmative, lesquels ?
Oui, je le pense tout à fait. J’aimerais aborder la trilogie des reines Tudor composées par Donizetti, puis ajouter Lucrezia Borgia et plus tard, le rôle des rôles : Norma. Dans le répertoire verdien, je pourrais être tentée par Giovanna d’Arco, I Masnadieri, etc. Dans le registre Rossini, dont la coloratura particulière convient moins à ma vocalité, seule Semiramis me plairait. Les autres rôles pourraient être nombreux, mais ils devront toujours s’inscrire dans ma propre vocalité et suivre son évolution naturelle, sans forcer, sans modifier ma couleur vocale naturelle.
Dans l’absolu, quelle est votre œuvre lyrique préférée ?
C’est une question difficile, que je me suis posée souvent, figurez-vous ! Je serais tentée de répondre que Lucia est ma préférée, mais comme je viens à peine de l’interpréter, mon opinion serait quelque peu subjective. J’ai chanté il y a peu Maria Stuarda et j’ai pensé, sur le moment et dans le feu de l’action, qu’elle était ma préférée. Elvira dans I Puritani me plaît énormément … Autre dilemme ! Je suis bien incapable de vous répondre !
Vous consacrez une part non négligeable de votre activité au concert et au récital : quels sont dans ce domaine vos compositeurs et œuvres préférées ?
Dans le passé, j’ai davantage été active au concert et au récital, mais à l’heure actuelle, mes rôles à l’opéra ne me laissent que fort peu de temps pour retrouver en solo un orchestre ou un pianiste. Je viens de donner un récital en décembre, consacré à la mélodie française (entre autre Debussy, Chausson, Fauré) et roumaine, j’ai adoré ce programme. J’avoue que j’ai un faible pour la mélodie française.
Avez-vous eu des modèles, musiciens ou interprètes ?
Certainement, mais en citer certains, ce serait en occulter d’autres. Maria Callas fut un modèle pour l’émotion, l’expressivité, la passion – malgré ses failles vocales. Elle transmettait un pathos, elle parvenait à me faire pleurer. J’aime aussi Renata Scotto, avec son phrasé si intelligent et intense : elle n’est jamais ennuyeuse. Beverly Sills était aussi très proche de ma sensibilité musicale: son phrasé était également exemplaire, elle maîtrisait un sens inné du drame, elle savait vous surprendre, vous envelopper de son art, grâce à son chant si nuancé : son Roberto Devereux est un sommet. Sa technique était prodigieuse. Quant à Edita Gruberová, que je connais bien, j’ose dire qu’elle m’a inspirée, puisque je l’ai souvent vue travailler à l’Opernhaus de Zürich où nous avons régulièrement chanté en alternance. En l’observant, j’ai appris, j’ai longuement écouté ses pianissimi… Mais je n’oublierai certainement pas non plus les pianissimi éthérés et célestes, lactés oserais-je dire, de Montserrat Caballé ! Et puis, ma compatriote, Virginia Zeani était extraordinaire, une véritable coloratura dramatique ! Sa vocalisation était parfaite, les colorature rondes, pleines et charnues : sa Lucia m’a laissée bouche bée ! Son chant profondément humain et lumineux m’a impressionnée. Parmi les messieurs, je dirais que j’ai un faible pour Franco Corelli, puis Piero Cappuccilli, Renato Bruson : je viens de chanter Gilda avec lui et je le retrouverai la semaine prochaine dans La Traviata à Budapest. Et puis, j’aime tout particulièrement Leo Nucci, avec lequel j’ai souvent chanté, à Zürich, à Piacenza (pour sono 400e Rigoletto !), ainsi qu’aux Arènes de Vérone.
Vous résidez en Suisse où vous chantez régulièrement, notamment à l’Opernhaus de Zürich dont vous faites partie de la troupe : pourquoi un tel choix et comment se fait-il que vous n’ayez pas encore chanté aux Etats-Unis ?
Je réside en Suisse car c’est là où j’ai débuté hors de Roumanie, comme vous le savez, à Zürich en 1991. Puis, en 1993, j’ai fait la connaissance de Christoph, mon époux. Nous nous sommes rencontrés dans le cadre d’une représentation d’Elektra ; j’interprétais l’un de mes seuls seconds rôles : une servante. Il était à l’époque l’un des cinq figurants-comédiens de cette production et le conte de fées débuta ! Puis, mon contrat de troupe a été renouvelé, raison pour laquelle j’ai été longuement associée avec cette maison, comme membre de la troupe, jusqu’en 2000. L’Opernhaus aura été pour moi comme une seconde famille. Toutefois, j’ai fini par résilier mon contrat car le rattachement à une troupe m’empêchait d’accepter d’autres engagements ailleurs. Je devais systématiquement demander l’autorisation, ce que j’ai commencé à trouver fastidieux. Puis, finalement, j’ai pu trouver un nouvel arrangement avec la direction, sous forme d’un contrat pour une durée de deux ans, ce qui me laisse une grande latitude. Je suis supposée chanter une quinzaine de représentations annuelles, mais à dire la vérité, je chante davantage, car je réside désormais à Zürich et cette solution me convient finalement bien. Vous me demandez pour quelle raison je n’ai pas encore chanté aux Etats-Unis : c’est une question que je me pose aujourd’hui, figurez-vous ! L’envie ne me manque pas, mais les circonstances propices se font attendre…
Quels sont selon vous les avantage et les inconvénients d’une troupe ?
Un membre de la troupe se voit continuellement imposer le répertoire et cela ne me convient pas. Au début, je l’ai fait bien volontiers, mais avec le temps, ma carrière a évolué et cette restriction finissait par me peser. L’expérience a été favorable sur le plan de la formation professionnelle au début, puis en évoluant, l’on réalise combien le rattachement permanent au même théâtre peut être pesant et limitatif.
Une soliste internationale de votre niveau, a-t-elle des hobbies et si oui, lesquels ?
Au début, je crochetais, j’adorais les Gobelins, puis j’ai dû laisser tomber. J’aime beaucoup la lecture et comme je vous l’ai confié plus haut, la relaxation : mon emploi du temps ne me consent pas de hobbies plus importants. En revanche, je viens d’achever ma thèse de doctorat sur le thème de la folie … Eh oui ! Par le biais de cette étude, j’ai été en mesure de décortiquer et d’analyser dans les moindres détails les éléments-clés de la folie, notamment celles de Lucia, mais également celle de la pauvre Elvira (I Puritani) ou encore, de Linda (Chamounix).
Quels sont vos objectifs de carrière ?
J’ai conquis le Teatro alla Scala avec ma Violetta et il est vrai que je rêve de pouvoir chanter au Metropolitan Opera ! Chanter aux Etats-Unis, oui ! Ou alors à pouvoir aborder à Covent Garden un rôle plus représentatif : j’y ai fait la Reine de la nuit, mais si l’on me proposait autre chose, je serais absolument ravie. Finalement, je souhaite élargir progressivement mon répertoire à certains rôles …
Quelle part de votre carrière consacrez-vous au studio d’enregistrement2 ?
Une part moindre, il est vrai, car je n’ai pas la chance d’être soutenue par une toute grande firme discographique comme certaines de mes collègues ! J’ai enregistré il y a quelques années trois CDs, mais je souhaiterais poursuivre l’expérience de l’enregistrement et puisque j’aurai un peu de répit pendant les mois d’été cette année, je rêverais de pouvoir enregistrer un CD consacré au belcanto : l’appel est lancé !
Quel est votre instrument préféré ?
Plus jeune, j’avais rêvé d’être pianiste, puis faute de temps … Et la voix bien évidemment, ainsi que tous les instruments qui me procurent une impression de paix intérieure et de sérénité.
Pour conclure, quelle est votre maxime dans la vie ?
Etre sincère dans tout ce que j’entreprends, y mettre le cœur et l’âme, que ce soit dans le chant mais également, dans le vie en général. La sincérité doit primer, car de nos jours, elle devient de plus en plus rare. Il me vient à l’esprit les premières phrases qu’Adrienne Lecouvreur chante au 1er acte de l’opéra éponyme de Cilea : «Io son l’umile ancella del genio creator ».
Propos recueillis et traduits de l’italien par Claude-Pascal PERNA
Bruxelles, le 27 avril 2009
1 Lire le compte-rendu par Philippe Ponthir
2 La liste des enregistrements (CDs et DVDs) d’Elena Mosuc peut être consultée sur son site internet.
Vos avis
Merci pour ce beau prolongement de l’inoubliable expérience émotionnelle vécue au contact de la Lucia di Lammermoor de madame Mosuc le 17 avril dernier. Cet entretien reflète parfaitement notre ressenti tant au niveau de la représentation qu’au niveau de l’adorable contact dans sa loge. Une Artiste dans le sens le plus noble du terme. Merci Madame…
Philippe
Je trouve cet interview tout à fait remarquable, tant par l’intelligence des questions de Monsieur Perna que par la démonstration de la sensibilité et de la qualité professionnelle de Elena Mosuc. Un vrai moment de bonheur et de lyrisme. Rare. Merci.
Eric
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