A l’occasion d’une furtive escale parisienne, la soprano Elsa Dreisig nous accorde un moment d’échange autour de sa carrière bien remplie et de son album Morgen à paraître le 17 janvier.
Lors de notre dernière rencontre, vous aviez déjà intégré l’Ensemble du Staatsoper de Berlin. Parlez-nous de votre expérience au sein de cet Ensemble.
Je fais toujours partie de l’Ensemble même si je n’ai pas mis les pieds à Berlin depuis février 2019. J’ai hâte d’y retourner ce mois-ci. C’est un contrat qui m’offre la liberté d’aller faire des prises de rôle dans d’autres maisons comme par exemple Manon à Zurich ou Elvira des Puritains à Bastille. Il y a beaucoup moins de contraintes qu’il n’y paraît.
Ce fonctionnement est-il propre à Berlin ?
Je pense qu’en ayant des chanteurs d’envergure internationale comme Rene Pape ou Anna Prohaska ils ont l’habitude de fonctionner ainsi. C’est financièrement avantageux pour eux et pour moi, chanter à Berlin m’offre des mois un peu plus « calmes », où je n’ai pas à voyager et où je peux me reposer en restant chez moi à Berlin. L’Ensemble m’offre aussi l’opportunité de faire des prises de rôle comme Violetta dans la Traviata, que je n’aurais peut-être pas eu l’occasion de chanter aussi jeune ailleurs. Ils sont attentifs à mes souhaits aussi et ils savent que si je reste dans l’Ensemble ce n’est pas pour être freinée dans ma carrière par ailleurs.
L’an dernier, vous nous confiiez vous demander quel sens donner à votre carrière. Où en êtes-vous dans cette réflexion ?
Je ne me pose plus trop cette question en fait. Aujourd’hui, je pense plutôt mes saisons en terme de rôles à monter. Par exemple, depuis Traviata, j’avais en tête que j’allais chanter Manon à Zurich, puis lorsque je chantais Manon j’avais en tête que j’allais chanter Elvira à Paris puis Fiordiligi et Gilda. Entre ces rôles j’ai des concerts, des récitals mais aussi des rôles un peu plus secondaires qui paraissent moins importants mais demandent néanmoins du travail. Disons que ma carrière s’articule autour des figures féminines que j’interprète et qui représentent un challenge vocal, scénique, artistique ou un début dans une maison d’opéra. J’étudie les opportunités selon le défi personnel qui va être accompli par le rôle. Je vois maintenant ma carrière sous cet angle-là plutôt qu’en me disant que je dois chanter dans telle maison d’opéra ou que je dois absolument interpréter tel rôle. Je m’engage dans les projets qui me font vibrer et qui vont petit à petit dessiner ma carrière.
N’est-ce pas compliqué de sans cesse passer d’une langue à une autre ?
La difficulté réside surtout à enchainer les rôles sans faire de pause, sans avoir un temps calme, pour soi, où l’on ne pense à rien. Maintenant je commence à considérer mes saisons avec des temps de pause essentiels à la préparation vocale (et psychologique), afin d’entreprendre un nouveau rôle avec 100% de mes capacités. C’est ce qui me différencie de l’Elsa d’il y a un an qui aspirait à sauter de rôle en rôle. Sans cette respiration, je trouve que la carrière devient stressante. Mais je ne m’imagine pas une carrière uniforme, j’aime la diversité qui m’est offerte avec tous ces rôles, dans leur langue et avec leurs exigences respectives.
Beaucoup de chanteurs redoutent le fait d’être mis dans une case et ne pas pouvoir jouir de cette diversité en terme de rôle et de répertoire…
Une interview précédente avait été titrée « Je ne suis pas une soubrette » (rires). Ca peut paraître orgueilleux sorti du contexte mais ce que je voulais dire par là c’est que je ne voulais pas chanter uniquement des rôles de soubrette. En effet, on peut très rapidement donner à une chanteuse de 28 ans, blonde de surcroit, des rôles de femmes un peu légères et rigolotes, de soubrettes en somme. Il n’y a aucun mépris vis-à-vis de ces rôles car il y a des chanteuses pour qui ce sont des rôles de prédilection, qui adorent les interpréter et le font à merveille. Si j’avais accepté tous ces rôles de soubrette en début de carrière on m’aurait mise dans cette case et je n’aurais jamais eu la chance de chanter Elvira à l’Opéra de Paris ou Manon, en tout cas pas à l’âge de 28 ans. Au début, cela m’a valu quelques détracteurs qui considèrent que chanter ces rôles légers est un passage obligatoire dans une carrière et me trouvaient alors trop prétentieuse de refuser certaines propositions. J’aurais bien sûr pu chanter ces rôles de soprano lyrique léger mais je ne me serais pas sentie épanouie et n’aurais pas eu de plaisir à le faire. Pour qui fait-on carrière ? Pour le public certes, mais surtout pour nous-mêmes, pour progresser, pour s’élever et il faut donc savoir sortir de sa zone de confort, sans pour autant se mettre en danger. Le jour où je considèrerai que j’ai fait un rôle trop prématurément, je saurai le reconnaître, et on a tous le droit de se tromper non ? (rires).
Dans les mois prochains, vous allez beaucoup chanter à Berlin puis revenir à Paris pour une prise de rôle…
Et pas des moindres ! Je vais interpréter 14 Gilda (rires) ! Ca va être un réel « marathon-sprint » ! Et puis Gilda ce n’est pas un petit rôle, il demande une exigence vocale hallucinante. Il va falloir que je trouve 14 fois la motivation de monter sur scène et de me renouveler, c’est un vrai défi.
Vous avez déjà commencé à travailler le rôle ?
Non, je ne suis pas du genre à travailler très en avance mes rôles car j’ai besoin d’espace. Il y a un temps pour chaque chose et je préfère me focaliser sur les projets les plus immédiats. Je ne suis pas disponible actuellement pour travailler Gilda. Ma tête et ma voix sont pris ailleurs. Cependant, c’est là aussi quelque chose que j’espère pouvoir améliorer dans les années futures : être capable d’anticiper un peu plus. En effet, pour certains rôles, quelques mois de travail ne sont pas suffisants et je n’ai pas envie de me retrouver en difficulté sur scène ! Je vais travailler un mois avant, de façon intensive certes, mais avec de meilleures dispositions.
Ce n’est pas déroutant de chanter un rôle et de travailler en même temps sur un autre ?
C’est le pire ! Pour moi c’est la vérité du métier qui est la plus dure à accepter et dont le public n’a pas forcément conscience. Voyager, faire et défaire ses valises, ce n’est pas toujours une partie de plaisir mais être sur scène en train de chanter un rôle et savoir qu’une semaine après on va en répéter un autre, c’est là que je me dis qu’il est essentiel d’avoir ces moments de pause dont je parlais. La plupart du temps j’attends jusqu’à la premiere d’un rôle pour commencer à travailler le rôle suivant, même s’il me reste par exemple huit représentations à assurer. C’est une schizophrénie vocale et émotionnelle difficile à soutenir et qui demande beaucoup de courage. Cela dit, il ne tient qu’à moi de dire « non » après un gros rôle et de conserver un temps libre. Ce n’est pas un profit financier mais un vrai profit artistique. Pour moi, ce sera ma future solution pour vivre ce métier que j’adore de façon encore plus satisfaisante.
Avez-vous eu des propositions dans le répertoire baroque ?
A peine, et c’est assez étonnant mais je me l’explique de différentes manières. Je pense que le milieu baroque demande beaucoup de flexibilité en terme de disponibilité : beaucoup de projets se mettent en place au dernier moment, au contraire de plannings de certaines maisons d’opéra qui se font trois, quatre voire cinq saisons en avance. Ainsi, quand on me propose un projet baroque, mon planning est déjà bien rempli et une fois que je me suis engagée dans un projet je vais au bout. Le baroque c’est un milieu assez « fermé », si je puis dire, où l’on favorise les personnes avec lesquelles on a déjà travaillé. On se fait ainsi un groupe de connaissances, ce qui permet le jour du concert d’avoir un niveau de compréhension plus élevé qu’avec le premier chanteur venu. Je pense malheureusement avoir un peu raté ces connexions, ce qui m’empêche pour l’instant de participer à de très beaux projets. J’aimerais par exemple chanter la Poppée de Monteverdi ou d’autres beaux rôles baroques à l’opéra. Un jour, peut-être. Cependant, je ne suis pas non plus obsédée par le baroque.
Quel est alors votre répertoire favori ?
En ce qui me concerne, j’adore le répertoire belcantiste et italien en général, tant vocalement que par les possibilités scéniques qu’il permet. Les personnages offrent une richesse psychologique et intime que j’adore. Je ne peux pas dire que je me sens « à l’aise » quelque part. Elvira a été le rôle qui m’a fait le plus progresser. Mais est-ce dû au rôle ? à Bellini ? Au moment de ma carrière où j’ai chanté ce rôle ? Etait-ce un concours de circonstances ? L’expérience d’Elvira a été extrêmement positive techniquement. Je n’ai pas de réponse objective car ça dépend beaucoup du personnage que je chante sur scène et du moment auquel on me pose cette question. A priori je dirais que je me sens mieux dans la langue italienne que je trouve la plus agréable à chanter. L’allemand est assez périlleux car les consonnes viennent casser la ligne vocale, même si certains chanteurs adorent chanter dans cette langue et trouvent au contraire que c’est quelque chose qui énergise leur technique et leur donne un point d’appui.
Et la langue française ?
Je trouve que le français ne permet pas à toutes les harmoniques de la voix de fonctionner entièrement. Cependant, je pense que c’est dans la langue française que ma voix sonne le mieux, je pense avoir une bonne diction et c’est un atout car ça ne va pas forcément ensemble. J’ai eu presque moins de plaisir à chanter Manon qu’Elvire. Pourquoi ? Etait-ce la langue, le moment ? Je n’ai pas d’explication. Par contre, dans mon album Miroirs, je me sentais bien plus proche des personnages pour lesquels je chantais en français. Chanter dans cette langue lie mon plaisir du texte au désir que j’éprouve à ce qu’on comprenne ce que je dis. Ce souhait est effectivement très fort quand je chante en français et moins présent quand je chante en italien. En italien, c’est le son de ma voix qui prime, je me sens plus libre vocalement, alors qu’en français je tiens absolument à ce qu’on me comprenne. Finalement, je crois et j’espère que je pourrai m’exprimer davantage dans les répertoires français et italien, mais également au travers de certains rôles de Strauss que j’affectionne tout particulièrement.
En parlant de Strauss, d’où est née l’idée de l’album Morgen ?
Ce projet est né lors d’une conversation dans un train avec mon pianiste Jonathan Ware. On trouvait que Strauss et Duparc allaient très bien ensemble dans leurs univers musicaux respectifs alors que Duparc n’a jamais écrit d’opéra et n’est pas du tout un compositeur orchestral, mais leur façon d’écrire pour voix et piano pouvait avoir certaines similitudes en termes de lyrisme, de phrasé, d’harmonie, des choses qui sont à la fois très proches du texte avec des couleurs très reconnaissables. On a alors pensé que ça pouvait être une bonne idée de mêler ces deux compositeurs dans un même concert. On a ensuite introduit les Quatre derniers Lieder de Strauss que j’ai toujours voulu chanter. Je savais que ma porte d’entrée dans ce cycle allait être avec piano, avant orchestre, un peu comme la scène de Salomé était à la version française. Strauss est un compositeur que j’aborde par d’autres moyens, par le piano et la langue française par exemple. Ses Quatre derniers Lieder pouvaient très bien fonctionner avec l’Invitation au voyage de Duparc, car eux-mêmes constituent une invitation au voyage, un voyage initiatique, une compréhension de nous-mêmes, une réflexion sur la mort, sur l’après etc… et soudain nous nous sommes dit « pourquoi pas mélanger Duparc et Strauss ? ». Le projet a mûri pendant un an, on a fait un concert et Jonathan Ware a pensé à l’Opus 38 de Rachmaninov pour étayer ce programme. J’avais très envie de chanter en russe et commencer par le lied me semblait être la porte d’entrée adéquate à ce répertoire, pour interpréter par la suite des rôles tels que Tatiana. L’album contient six mélodies de Duparc, six mélodies du cycle de Rachmaninov et six mélodies de Strauss : les Quatre derniers Lieder et « Malven », qui aurait dû faire partie du même cycle mais Strauss est mort avant et n’a pas pu l’orchestrer pour l’inscrire dans ce dernier. Enfin, « Morgen », qui apparaît comme l’aboutissement de ce voyage initiatique. On a aussi réfléchi à des temps de pause durant le concert qu’on a préservé lors de l’enregistrement de cet album. On a alors rajouté trois pièces pour piano des trois compositeurs. La seule qui apparaît sur le disque est une pièce pour piano de Duparc, un arrangement de son poème symphonique Aux étoiles. C’est la première fois que cette pièce est enregistrée au piano. Sur la version digitale de l’album, il y aura aussi un petit bijou pour piano de Strauss, le Klavierstücke, Op.3 n°1 et enfin une étude-tableau de Rachmaninov. Ces petits interludes créent des ellipses temporelles. Ce programme s’est finalement établi sur quasiment trois ans et a donc eu le temps d’arriver à maturation. Ainsi, je reprendrai ce programme le 28 janvier prochain à l’occasion d’un récital au Théâtre des Champs-Elysées. Nous irons ensuite à Bordeaux, Londres, Cologne, Berlin, Toulouse et à Lugano. Avec ce programme, on voulait créer un moment de musique ininterrompu, à l’instar d’un long voyage.
A première vue, le programme apparaît surprenant mais en vous écoutant, cet album sonne comme une évidence …
C’est là tout le défi qu’il présente. Pour cela, il faut l’écouter du début à la fin, sans interruption. Chaque piste s’inscrit dans une continuité et trouve son sens dans cette même continuité. Les trois compositeurs mis à l’honneur sont célèbres mais il est vrai que les airs enregistrés le sont moins. Par exemple, c’est mon pianiste qui m’a fait découvrir le cycle de Rachmaninov. D’autre part, il faut prendre en considération certaines contraintes inhérentes à l’industrie de la musique actuellement, des contraintes de marketing, de ventes etc, où les maisons de disque sont un peu frileuses en voyant des programmes qui ne paraissent pas destinés au grand public. De plus, les enregistrements de piano et voix sont moins attractifs que ceux de voix et orchestre. Les Quatre derniers Lieder de Strauss ont cette dimension grand public mais ici, ils sont interprétés au piano, ce qui les rend plus intimistes et plus rares peut-être. L’Opus 38 de Rachmaninov est beaucoup moins connu que ses symphonies ou concertos pour piano par exemple. Outre Strauss et Rachmaninov, Duparc vient compléter cet alliage à la fois accessible et audacieux mais que j’ai toujours voulu cohérent et poétique, une invitation à la découverte. Cet album est plus une signature artistique que vocale. Pour nous autres jeunes chanteurs, c’est un vrai défi que d’éviter le piège du marketing et de l’image avec les réseaux sociaux et d’arriver à proposer quelque chose de sincère et d’intéressant d’un point de vue musical et intellectuel. Il faut parvenir à sortir des sentiers battus sans proposer quelque chose de trop pointu et élitiste car ce serait manquer d’esprit d’ouverture et d’accessibilité, ce que je ne souhaite évidemment pas.
Propos recueillis à Paris en décembre 2019