Le premier disque de son ensemble I Gemelli sort le 24 mai chez Naïve (Vespro de Cozzolani) et il incarnera l’Orfeo de Monteverdi au TCE le 28 mai tout en co-dirigeant l’opéra avec Thomas Dunford : cette double actualité semble consacrer un tournant majeur dans la carrière d’Emiliano Gonzalez-Toro. Vingt ans après ses débuts scéniques, la passion qui l’anime est intacte et le ténor caméléon n’a pas fini de nous surprendre.
Comment Orfeo est-il entré dans votre vie?
Aussi loin que je me souvienne, il y est entré lorsque j’étais encore au Conservatoire de Genève. Notre professeur aimait vraiment cette musique et nous l’a fait beaucoup travailler. J’ai commencé avec l’Orfeo, mais également certains madrigaux, le lamento della Ninfa… J’étais très jeune, je venais à peine de muer et je devais avoir tout au plus dix-sept ou dix-huit ans. Ce sont là mes tout premiers contacts avec l’Orfeo de Monteverdi, en tout cas d’un point de vue adulte, car j’avais aussi chanté cette musique enfant mais avec une certaine insouciance et sans avoir conscience de ce qu’elle représentait.
Vous avez même déjà chanté le rôle-titre. Est-ce que votre approche a évolué ?
Je l’ai effectivement déjà interprété, mais moins souvent qu’un rôle comme Arnalta que j’ai dû aborder une soixantaine de fois, ou Il Ritorno d’Ulisse dont j’ai chanté à peu près tous les rôles de ténor. Dans l’Orfeo, j’ai commencé par la base, en quelque sorte, avec les Pasteurs, les Esprits. Si je ne me trompe pas, c’était au début des années 2000, au Grand Théâtre de Genève, il y avait des travaux et ils avaient ouvert la salle du Bâtiment des Forces Motrices. Ils avaient le projet de monter la trilogie de Monteverdi et organisé des auditions dans toute l’Europe pour réunir le casting. Je figurais parmi les artistes locaux qui avaient pris part à ces auditions. Ils avaient aimé ce que je proposais et m’avaient auditionné trois fois. Ils avaient beaucoup hésité à ce que je chante déjà le rôle d’Orfeo. Ma jeunesse et la nécessité d’avoir quand même un nom important pour le premier rôle ont joué en ma défaveur sur le moment, mais je crois que cela n’est vraiment pas passé loin. Finalement, c’est Victor Torres qui a été engagé. Ce fut une chance inouïe pour moi de pouvoir travailler avec lui, car il faisait déjà partie des Orfeo mythiques, il l’avait enregistré avec Garrido. Je prenais alors cette musique au premier degré, aurais-je envie de dire, avec une certaine naïveté, pour sa richesse, sa beauté, sa générosité, sans avoir exploré tout ce qu’elle recèle et signifie. C’est venu un peu plus tard, quand j’ai commencé à la travailler plus souvent, notamment avec Christophe Rousset, qui m’a confié mes premières Arnalta et bien sûr lorsque j’ai préparé ma prise de rôle à Crémone avec Ottavio Dantone. Je me suis alors plongé dans le texte, j’ai lu pas mal d’analyses pour découvrir dans quelle direction je voulais travailler cette œuvre.
Lors d’une précédente interview, il y a une dizaine d’années, vous m’aviez parlé du conseil que vous avait donné justement Victor Torres : « Chante Monteverdi comme si tu chantais Mercedes Sosa » car cette musique doit sortir du cœur, dans son expression la plus simple…
Absolument, cela m’est resté, d’autant plus que je l’aborde aujourd’hui avec un prisme un peu différent. Jusqu’ici, j’ai chanté ce répertoire en étant engagé par des chefs qui, dans leur majorité, sont des continuistes et des clavecinistes. Mes recherches et mes lectures récentes m’ont conduit à émettre l’hypothèse qu’on puisse l’interpréter non plus en partant du continuo pour guider le chant, mais en faisant, d’une certaine façon, le contraire. Je suis arrivé à cette idée en réalisant que la majorité des compositeurs de l’époque, comme Jacopo Peri, Giulio Caccini, Marco Da Gagliano, Francesco Rasi, qui a créé le rôle d’Orfeo et même Monteverdi chantaient aussi, la plupart étaient d’ailleurs ténors. Je me suis mis à réfléchir à la manière dont les répétitions pouvaient se dérouler et je voyais mal, par exemple, Jacopo Peri devoir, sur sa propre composition, suivre les instructions d’un claveciniste ou d’un organiste. Je me suis dit qu’il pouvait donc forcément y avoir un travail qui parte du chanteur et j’ai commencé à imaginer concrètement comment on pouvait le mettre en place. Quant au lien avec le folklore, il y a un point commun comme d’ailleurs avec des musiques latino-américaines telle que la salsa mais parfois aussi le jazz : il faut créer un cadre, avec une certaine rigueur, sur lequel nous pouvons nous appuyer et en même temps commencer à trouver une certaine liberté. Si on parvient à donner au chanteur cette liberté d’improvisation, à donner l’impression que tout est très facile et semble flotter librement par-dessus ce cadre du continuo, on obtient un résultat assez convaincant.
Au Théâtre des Champs-Elysées, vous avez opté pour une autre configuration, puisque vous allez diriger avec Thomas Dunford…
Tout à fait, nous allons co-diriger. C’est le principe même de la création du projet I Gemelli – l’idée de gémellité, de travail bicéphale. Ce n’est jamais un travail uniquement personnel, j’ai envie d’avoir des invités, de travailler en collaboration avec des artistes, la première d’entre eux c’est Mathilde Etienne qui m’accompagne sur la recherche de partitions, la création de programmes, la mise en espace et tout un travail dramaturgique qui est fort important. Ensuite, il y a des invités comme Thomas Dunford ou Violaine Cochard et il y en aura d’autres, ce ne seront pas toujours les mêmes. Cela fait presque déjà deux ans que nous discutons de cet Orfeo avec Thomas et Mathilde. Thomas n’est pas chanteur et je ne suis pas luthiste, mais mettons-nous un instant à la place de Francesco Rasi, qui a créé le rôle et qui était capable de s’accompagner lui-même. Il jouait du luth et de la harpe, nous savons aussi qu’il a écrit, notamment, toutes les diminutions du « Possente spirto ». Or, en commençant à lire et à travailler cette musique avec Thomas, nous avions le sentiment, probablement ubuesque, de ne faire qu’un musicalement, de se retrouver un peu comme Francesco Rasi, lui étant ses mains et moi sa voix. Ce n’est pas très humble ce que je dis là, j’en suis vraiment navré. Mais cette symbiose nous réjouissait et il nous semblait vraiment très intéressant de partager la réflexion et le travail de création autour d’un tel projet. Par ailleurs, sur un plan très pragmatique, si j’interprète le rôle-titre, j’ai envie que le public puisse suivre l’histoire et je ne veux pas, dès que je ne chante plus, me retourner et diriger tout le monde. Du point de vue esthétique, cela aurait été dommage. Nous avons commencé à y réfléchir avec Thomas pour en arriver à travailler en binôme sur ce projet-là.
Question elle aussi très pragmatique, mais qui peut changer pas mal de choses : vous avez pris quel diapason ?
465.
L’hypothèse généralement retenue pour le diapason utilisé à l’époque dans l’Italie du Nord…
Je l’ai déjà chanté à 440, les deux sont possibles. Cela me plaît beaucoup, mais dans cette musique-là, 465 est quand même nettement mieux adapté aux parties de cuivres et de violons : on trouve une brillance, une générosité du son, qui se révèle plus solaire. A 440, on obtient quelque chose de plus mystérieux, ce qui est loin de me déplaire, mais pour la version que nous allons donner au TCE puis au Capitole de Toulouse, nous le ferons à 465 parce que nous avons aussi un effectif vocal qui le permet. Avec Thomas mais aussi avec celui qui est en charge de l’équipe des vents, Rodrigo Calveyra, notre premier cornettiste, nous avons réfléchi à cette question et nous en sommes venus à la conclusion que c’était la meilleure option.
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On présente Francesco Rasi comme un ténor, mais ses contemporains admiraient son aptitude à réaliser des ornements et des diminutions aussi bien dans le registre de basse que dans celui de ténor. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser à un autre chanteur que Monteverdi désigne comme un bassetto da camera (une voix plus légère que la basse profonde) et qui « réjouit l’oreille » lorsqu’il s’élève dans le registre de ténor. Tout cela ne donne-t-il pas à penser que l’auteur de l’Orfeo appréciait en réalité ce que nous appellerions plutôt la voix de baryténor…
C’est tout à fait cela et je pense qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, ma voix évolue aussi dans cette direction-là. J’ai pu, avec les années, développer les couleurs dans le médium et dans les graves. C’est une identité vocale qui me parle beaucoup, car elle permet énormément d’expressivité. Cette typologie possède une grande richesse et cette longueur de souffle comme de tessiture est très importante dans ce répertoire. Pour avoir déjà enregistré notre second disque, au mois de février, avec Thomas, ainsi que Flora Papadopoulos à la harpe et Louise Pierrard à la viole de gambe, autour justement des madrigaux de Rasi et de certains de ses contemporains, je me rends compte que cette musique est très centrale et qu’elle joue sur l’image du clair-obscur, comme chez le Caravage : un aigu très éthéré, aérien et un grave sombre et un peu chocolaté.
Nous n’avons pas conservé la musique des deux opéras écrits par Rasi, mais celle de ses madrigaux a survécu ?
Nous en avons conservé beaucoup.
Ils sont de style polyphonique ou s’inscrivent dans la seconda pratica ?
Ce sont des monodies. Des madrigaux amoureux, très légers, tout à fait dans le style de Monteverdi et on reconnaît d’ailleurs déjà parfois les prémices des diminutions du « Possente spirto ». Il les a écrites pour lui-même, sur mesure, on le sent dans l’écriture, dans l’accompagnement et en lisant ces partitions, on peut vraiment imaginer la voix qu’il devait avoir.
Vous ne reniez donc rien des propos que vous teniez il y a dix ans, lorsque vous affirmiez qu’il n’y a aucune contradiction à chanter des parties de haute-contre et de baryténor ?
Non, encore moins aujourd’hui. Quand nous discutons de temps à autre entre collègues ténors, nous nous rendons compte de la nécessité de travailler la souplesse de nos registres. Si nous arrivons à homogénéiser la partie grave de notre voix, cela nous permet aussi d’améliorer et d’assouplir la partie aiguë. Pour moi, ce n’est vraiment pas du tout paradoxal, c’est même très important.
Comment votre choix s’est-il porté sur les Vêpres de Cozzolani pour le premier enregistrement d’I Gemelli ?
Nous les avons découvertes lorsque je donnais cet Orfeo à Crémone. Durant mes répétions, Mathilde, qui m’accompagnait, en profitait pour écumer les bibliothèques de la région. Elle a récupéré et copié énormément de partitions. Quand nous sommes rentrés, nous avons commencé à faire le tri et nous sommes tombés sur la musique de Chiara Maria Cozzolani. Elle a composé de très nombreux psaumes, on a de quoi faire trois ou quatre vêpres différentes : on a pris l’option de faire des vêpres à la Vierge, mais on aurait très bien pu faire des vêpres de Noël ou d’autres. Elle a écrit plusieurs versions de certains psaumes, énormément de motets, en trio, en quatuor, à deux violons et sopranos, à voix seule… En commençant à lire ses partitions, j’ai compris que nous tenions là quelque chose d’exceptionnel. Evidemment, on observe dans l’écriture une familiarité avec Monteverdi, mais il y a une énergie, une joie, une explosion de saveurs, si j’ose dire, qui est vraiment très particulière. Nous en avons parlé à Naïve, qui s’est enthousiasmé pour le projet. Nous avons choisi avec Mathilde Etienne les pièces que nous allions enregistrer et nous les avons éditées de façon un peu plus personnelle, puis nous avons commencé à réfléchir au groupe de chanteurs et d’instrumentistes qui allaient participer à l’enregistrement. Il y a eu aussi tout le travail d’instrumentation, très intéressant, j’ai beaucoup aimé imaginer les couleurs en lisant cette musique : allions-nous mettre de la viole, du cello, de la sacqueboute, où allions-nous permettre aux violons de s’exprimer un peu plus, avec des diminutions ou plutôt alors les flûtes et les cornets… C’était très ludique et plaisant.
Il n’y avait donc pas d’indications sur la réalisation des parties orchestrales ?
Non, il n’y a pas d’indications précises en ce qui concerne l’orchestration. Il existait une édition réalisée pour un groupe d’Américains qui avaient enregistré la majorité de ces pièces dans les années 90 avec un chœur exclusivement féminin. Or, quand on lit la partition, écrite pour voix mixtes, et qu’on entend cet enregistrement, on se rend compte d’un important déséquilibre puisque les voix de basse étaient chantées par des altos et celles de ténor par des sopranos, ce qui crée une relation compliquée avec le continuo, lequel joue à sa hauteur normale – le violoncelle, par exemple, évolue dans sa tessiture naturelle. Cela crée un énorme déséquilibre, un manque de clarté entre les différentes voix, tout le monde se marche un peu sur les pieds. Les parties de basse deviennent beaucoup trop graves pour les altos, puisque cela descend à la cave, ce n’est donc pas du tout évident, alors que si on utilise des voix mixtes, tout s’équilibre immédiatement.
Vous évoquiez tout à l’heure le deuxième disque d’I Gemelli, autour de Francesco Rasi, qui est déjà mis en boîte, y a-t-il d’autres projets dont vous pouvez déjà nous parler ?
En janvier, nous allons enregistrer l’Orfeo pour Naïve. La distribution ne sera pas tout à fait la même qu’au TCE, pour des raisons d’agenda et de disponibilité des artistes, mais nous aurons une magnifique équipe de chanteurs, celle du Capitole et pour le disque, l’effectif orchestral sera au grand complet, ce qui n’est pas le cas à Paris ou au Capitole, où nous n’avons pas le double orchestre. Nous ne pouvons donc pas réaliser les effets de spatialisation comme les avait imaginés Monteverdi, ce qui ne veut pas dire que cela sonnera petit et creux, puis nous avons une équipe de folie à tous les postes. Mais pour l’enregistrement, nous avons décidé de faire les choses telles qu’elles sont écrites dans la partition et décrites dans la préface.
A propos de Monteverdi, en vous écoutant chanter les Vêpres à Versailles avec Raphaël Pichon, je vous imaginais dans les duos des derniers livres de madrigaux. De manière incompréhensible, il n’en existe qu’une poignée d’enregistrements et aucun qui soit vraiment à la hauteur de cette musique fabuleuse. Est-ce que vous envisagez de les graver aussi ?
Oui, c’est dans mes projets également.
La saison prochaine, vous reviendrez au TCE dans un programme du Seicento avec rien moins que Philippe Jaroussky, Emöke Barath et Anthea Pichanik. Seraient-ils appelés à devenir vos partenaires sur un projet lyrique ?
De toute façon, j’ai aussi rejoint l’équipe des Concerts Parisiens parce que la majorité des collègues qui en font partie sont des chanteurs que j’aime beaucoup, humainement et artistiquement, et je vais travailler avec eux. La plupart des projets qui sont en train de se construire impliquent des artistes tels que Emöke, Anthea, mais également Eva Zaicik ou une jeune recrue, Alicia Amo, un soprano espagnol, qui chante sur le disque. Philippe, ce n’est pas non plus exclu. Il a évidemment sa propre carrière, mais il a été ravi de nous retrouver pour ce projet au TCE. Quant aux autres, si cela lui correspond et si il a envie d’être avec nous, ce sera avec plaisir.
Toujours au cours de la prochaine saison, vous vous échapperez du répertoire italien de cette période pour chanter une zarzuela de Sebastian Duron que Vincent Dumestre dirigera à l’Opéra de Lille.
Oui, ce n’est pas du baroque italien, mais c’est quand même une musique qui s’en rapproche, peut-être pas du point de vue stylistique, mais en tout cas dans sa vocalité. Ce n’est pas une échappée si lointaine.
Incarner le rôle de Protée, le champion de la métamorphose, c’est un sacré clin d’œil du Destin pour un artiste tel que vous…
Oui, absolument ! Pour moi qui ai passé ma vie à me travestir sur scène, c’est vrai que c’est assez cocasse. Cela a représenté presque vingt ans de ma vie, puisque la saison prochaine sera ma vingtième. J’ai chanté beaucoup de nourrices, de rôles travestis et de rôles de caractère. Aujourd’hui, je suis arrivé à un moment où je pense avoir des choses à dire et à montrer dans des répertoires et des emplois un peu plus nobles. J’ai besoin de montrer que je sais non seulement bien jouer et faire le bouffon sur scène mais également bien chanter.
La salsa occupe toujours une place dans votre vie ?
Oui, mais nettement moins importante, parce que l’âge avance, on a besoin de dormir plus, cela devient difficile de fournir un travail vocal correct sur scène quand on a fait la nouba toute la nuit. Il faut faire cela avec parcimonie et dans des circonstances bien particulières. En revanche, le passe-temps qui me permet vraiment de m’évader sans me mettre en danger vocalement, c’est la planche à voile que je pratique avec beaucoup d’assiduité depuis plusieurs années.
Le développement d’I Gemelli vous prend beaucoup temps, mais en tant que soliste, y a-t-il des rôles, en dehors du XVIIe siècle, que vous rêvez d’aborder ?
Oui, il y en a un en particulier que je travaille depuis quelque temps. C’est un projet pour dans deux ans : ce sera un Idoménée de Mozart. Un grand écart, mais c’est une vocalité assez similaire à celles d’Ulisse et d’Orfeo. Ce n’est pas du tout le même type d’aria ni d’effort physique, mais en termes de tessiture, nous sommes dans quelque chose de très similaire. Evidemment, cela demande une autre vaillance et un côté nettement plus belcantiste dans la voix, mais j’y travaille et cela devrait, a priori, se mettre en place pour la saison 2021-22.
Avec Idoménée, si je ne me trompe pas, vous marcheriez sur les traces d’Anthony Rolfe-Johnson, dont l’enseignement vous a tellement marqué…
Vous ne vous trompez pas du tout, vous voyez exactement où je veux en venir. Il a toujours été un exemple pour moi et une source d’inspiration, comme Michel Corboz a pu l’être ainsi que Gabriel Garrido et celui avec qui j’étais hier soir chez Lionel Esparza, Christophe Rousset, qui a contribué à mon éducation musicale et à ma carrière. Ce sont des personnes qui m’ont beaucoup transmis et donné, qui m’ont ouvert l’esprit et qui me nourrissent encore aujourd’hui.