Rendre hommage à Montserrat Caballé, c’est d’abord constater que l’annonce de son décès, à l’âge respectable de 85 ans, suscite une émotion forte, sincère, et qui va bien au-delà du cercle restreint des aficionados. Les grands titres de presse, d’ordinaire si discrets dès qu’il s’agit d’art lyrique, en font même une breaking news, ce qui, sauf erreur, n’a pas dû arriver depuis Pavarotti… Dépassons notre chagrin et essayons de comprendre. Cette résonnance inaccoutumée dit d’abord la place qui était celle de Montserrat Caballé sur la scène lyrique : une des premières, pendant près de trois décennies. Et cette place était méritée.
Evoquer la mémoire de Montserrat Caballé, conduit à retracer la carrière d’une immense artiste, dotée d’un talent hors norme. Puisque tout se résume in fine à cela, rappelons cette évidence : Montserrat Caballé avait une des plus belles voix de sa génération, pourtant pas avare en gosiers d’or.
Ce capital si précieux, Maria de Montserrat Viviana Concepción Caballé i Folc, née à Barcelone en avril 1933, sut le faire fructifier et lui donner sa pleine mesure, grâce à ce mélange de travail et de chance qui, bien souvent, fait les plus grandes carrières.
Le travail, ce furent des études de musique dans sa ville de Barcelone, et un apprentissage du chant auprès notamment de Conchita Badia. Le premier engagement vient en 1956, au Stadttheater de Bâle, et l’histoire retiendra que les débuts de Montserrat Caballé sur une scène lyrique se firent dans le rôle de Mimi. Après trois ans passés à défricher le répertoire à Bâle (Pamina, Aïda, Tosca, Martha, Arabella, Chrysothemis, Salomé… : plus de 40 rôles !), elle est recrutée par l’Opéra de Brême, où elle poursuit son apprentissage, toujours humble, parfois peu gratifiant, mais tellement formateur : on ne dira jamais assez les bienfaits de la province allemande pour le façonnage des carrières lyriques. De ces années d’apprentissage, Montserrat Caballé a conservé tout au long de sa carrière une remarquable variété dans son répertoire : on prendra par exemple soin, au moment du bilan, de ne pas négliger sa Salomé à la vocalité troublante.
Avec le tournant des années 60 viennent les premières incursions vers des scènes de premier plan : le Liceu de sa chère Barcelone, bien sûr, auquel elle restera fidèle toute sa vie, mais aussi Vienne ou Milan.
La chance, c’est l’épisode bien connu de 1965 où au Carnegie Hall de New York, Caballé remplace sans répétition Maryline Horne souffrante dans une version de concert de Lucrezia Borgia, et obtient le triomphe qui, définitivement, lance sa carrière internationale. Le lendemain, la presse new-yorkaise, avec le sens de la mesure qui la caractérise, titre : « Callas + Tebaldi = Caballé », rien que ça. 1965, année faste, voit également les débuts de Monsterrat Caballé à Glyndebourne (en Comtesse des Noces de Figaro et Maréchale du Chevalier à la rose), ainsi qu’au MET (pour Marguerite de Faust). L’envol est pris, il ne cessera pas pour plus de deux décennies. Les plus grandes scènes du monde s’arrachent alors celle qui, parfois, est présentée comme la digne héritière de Callas. Le bel canto, qui l’avait révélée au monde entier, constitue un pan important de son répertoire, mais ne le résume pas. Callas avait ouvert la voie, Caballé – avec quelques autres – transforme l’essai, en redonnant leurs lettres de noblesse à Maria Stuarda, Roberto Devereux, Gemma di Vergy, et tant d’autres opus tombés dans un oubli coupable.
Si Montserrat Caballé a su ainsi magnifier le répertoire belcantiste, c’est sans doute parce que sa voix d’or y trouvait un écrin à sa mesure. Ah, cette voix ! Que n’a-t-on dit sur les aigus filés de Caballé, sur ses ineffables pianissimi, sur son timbre de miel et d’amande… Face à un tel miracle de vocalité pure, comme il n’en existe que quelques-uns par génération, les mots rapidement trouvent leurs limites. Cette artiste, dotée par la nature d’un physique devenu rapidement encombrant, avait reçu comme une grâce le don d’une voix capable mieux qu’aucune autre de s’élever dans une impalpable limpidité vers des cieux de gaze et de velours. Arrivée là où, chez toutes les autres, on n’entend plus que l’effort et la tension, c’est comme si Caballé se libérait de son enveloppe terrestre pour évoluer dans des éthers d’une déconcertante facilité. Comment ne pas y voir l’expression d’une forme de justice supérieure ?
Dans son ouvrage de référence « The grand tradition », paru en 1974, le grand critique musical John Steane estimait que dans l’histoire du chant enregistré, seules quatre sopranos du répertoire lyrique-dramatique avaient su véritablement allier au plus haut niveau la maîtrise technique et l’expression dramatique : Lilli Lehmann, Rosa Ponselle, Maria Callas et Montserrat Caballé. Il est difficile de ne pas acquiescer à ce jugement, surtout à l’écoute des premiers enregistrements de Caballé, ceux de la période 1965-1971, qui conduisent l’amateur de beau chant directement au septième ciel. On aurait donc tort de réduire le talent de Montserrat Caballé à ces incroyables diminuendo dans l’aigu, quand bien même, la facilité aidant, il lui arrivait d’en abuser quelque peu. Ne voir que cela, ce serait passer sous silence l’impressionnante maîtrise technique de l’artiste, apprise à la meilleure école, et dont la conduite du souffle n’était qu’une des manifestations les plus visibles.
Dès le début des années 70, la carrière de Montserrat Caballé prend une direction plus dramatique : les Verdi de la maturité (les deux Léonora, Aïda, Amélia), le répertoire vériste (Mimi, Tosca, Adriana Lecouvreur, Maddalena…), jusqu’à d’inattendues et tardives Sieglinde ou Isolde, sur la nécessité desquelles il est permis de s’interroger. Le succès est toujours au rendez-vous, d’abord et surtout pour les prestations vocales superlatives de Caballé, plus que pour ses performances dramatiques, il est vrai plus conventionnelles. Sans doute sous l’effet de la fréquentation de ce répertoire plus lourd, le registre aigu de la voix s’est durci avec les années, poussant d’autant plus Caballé à abuser des pianissimi que son public en redemandait avec ferveur. Et le charme, toujours, opérait, jusque dans des incursions plus inattendues, comme « Barcelona », cet album capiteux gravé avec Freddie Mercury en 1988, dans la perspective de l’Exposition universelle et des Jeux olympiques de 1992, qui fit beaucoup pour sa popularité au-delà des cercles restreints de l’art lyrique.
Le disque, heureusement, garde une trace fidèle de cette carrière si dense. On chérira par-dessus-tout les récitals et les intégrales studio des premières années : Lucrezia Borgia, La Traviata, Don Carlo, Le Pirate, ainsi que les enregistrements de raretés verdiennes, rossiniennes et donizettiennes gravés pour RCA. L’amateur de trésors recherchera, parmi tant d’autres bijoux, les traces sonores d’un Trouvère de tous les superlatifs, capté à la Nouvelle-Orléans en 1968 (Domingo est Manrico), ou d’un Don Carlo capté l’année suivante à Vérone (toujours avec Domingo) : ces soirées seules suffisent à faire entrer Montserrat Caballé dans la légende.
En sera-t-on quitte avec le rappel de cette carrière si riche et de cet important leg discographique ? Sans doute pas. Car il y a plus que cela.
Pourquoi Montserrat Caballé nous touche-t-elle tant ?
On ne peut dresser un portrait fidèle de Montserrat Caballé sans évoquer sa personnalité si attachante. Car celle qui est entrée dans la célébrité par ses pianissimi détimbrés y est entrée presqu’autant par ses fous-rires, et son sens de l’humour et sa générosité à toute épreuve. Les anecdotes abondent, depuis cet éclat de rire en pleine répétition du Libera me du Requiem de Verdi, sous la baguette d’Abbado, jusqu’à ses réparties désarmantes, une des plus savoureuses étant celle relatée dans ces colonnes par Roselyne Bachelot (« Mais, mon chéri, si je chante tout le temps piano, c’est parce que sinon je n’entends pas le souffleur ! »). Générosité, humour, fidélité indéfectible à sa Catalogne de naissance : c’est sans doute cela qui la rend si attachante et fait d’elle une sorte d’anti-Castafiore. Car au-delà de son art, immense, Montserrat Caballé était sans doute, à ce niveau de célébrité, la seule parmi ses semblables à ne pas se prendre totalement au sérieux. Peut-être était-ce là son secret : n’avoir jamais cherché à s’élever au-dessus de sa condition, celle de l’artisan, pétri d’humilité, dédié au service d’un art qui le domine. Pour cette raison, chère Montserrat, on ne vous admire pas : on vous aime, à jamais.