Wagnerolâtre ? Jean-Marie Blanchard est trop clairvoyant pour céder à une quelconque forme de césarisme. Mais, wagnérien, comment ne pas l’être quand on dirige la première – et unique – édition du Wagner Geneva festival, une manifestation qui, en ces temps de célébrations bicentennales, propose un regard différent sur le compositeur des Maîtres chanteurs.
Un nouveau festival Wagner, était-ce bien nécessaire ?
Wagner est un sujet inépuisable. L’angle que nous avons choisi pour le Wagner Geneva Festival n’a pas été celui de se prendre pour le petit Bayreuth ou pour même un Grand Théâtre de Genève bis. Clairement, ce qui nous a intéressés, c’est de rendre compte du jeu des influences : les influences exercées sur Wagner, les influences exercées par Wagner, et en particulier sur les artistes contemporains dans des formes artistiques diverses et nombreuses.
D’autres éditions pourraient donc être envisagées ?
Effectivement, ce fil-là, nous pourrions continuer à le tirer sur plusieurs éditions mais, très honnêtement, le Wagner Geneva Festival a été conçu comme une édition unique, pour le bicentenaire. Ni l’initiateur de cet événement, le Cercle Roman Richard Wagner, ni notre mécène principal n’ont eu l’idée, selon moi, de réitérer tous les ans ou tous les deux ans une édition qui, encore une fois, aurait de la matière mais ne serait peut-être pas capable de mobiliser le public.
Qui dit festival Wagner pense à Bayreuth. Est-ce que la Colline vous a inspiré ?
Parler de festival autour de Wagner est un sujet dangereux et de ce point de vue, il faut immédiatement nous déclarer très modestes. Le grand projet de festival qu’avait Wagner, ce projet social politique et artistique, est tout à fait hors de notre portée et de notre ambition. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que Bayreuth, si magnifique soit-il et indépendamment de la qualité de ce qu’on peut y voir, réponde concrètement au projet idéologique de Wagner. En ce qui nous concerne, il s’agissait d’essayer avec des moyens professionnels de rendre compte de certains aspects de ce projet sans se mettre en concurrence avec d’autres institutions. Seules nous ont conduits l’œuvre et la pensée de Wagner, ou les pensées successives de Wagner. On peut le vérifier, dans notre programme, projet par projet, regarder à chaque fois cette présence incontournable de Wagner, quelle que soit la forme artistique considérée : opéra, théâtre, expositions, concert… Une de mes fiertés est d’avoir pu susciter des grandes curiosités d’artistes.
Coté opéra, vous allez représenter Le Vaisseau fantôme dans sa version d’origine…
Pour cela, nous sommes très aidés car l’édition critique des œuvres de Wagner chez Schott est admirable et le volume consacré à la version dite de Paris du Vaisseau Fantôme tout à fait remarquable. Nous avons choisi cette version car elle n’est jamais montée. La dernière fois, je crois que c’était en 1928 par Klemperer. Anniversaire oblige, Marc Minkowski a eu aussi l’idée de s’en emparer mais son projet, au contraire du nôtre, n’est que musical. Le seul emprunt que l’on fait souvent à la version de Paris est de représenter l’opéra sans entracte.
Y-a-t-il d’autres différences notables ?
L’action se passe en Ecosse et non pas en Norvège. Certains noms changent. Par exemple, Daland devient Donald. Le livret est donc plus proche de la ballade de Heine dont s’inspire à la base Le Vaisseau Fantôme. Il y a des différences de tonalité. La ballade de Senta, écrite plus aigüe, a été baissée pour s’adapter à la voix de Wilhelmine Schröder-Devrient qui assurait la création du rôle à Dresde. Il y a des différences d’orchestration : des instruments en moins, en particulier les harpes pour ce magnifique finale. Du côté des vents et des cuivres, il y a deux cors naturels et deux cors à piston, deux trompettes naturelles et deux trompettes à piston. Pourquoi ? Tout simplement – c’est ma conviction, Wagner ne l’a pas écrit – parce que Wagner est à Paris, il a ce Vaisseau fantôme, il fréquente les classes musicales parisiennes et il connaît l’orchestre de l’Opéra. Il est persuadé qu’il va être joué à Paris, il y croit. Grâce à Meyerbeer, il va pouvoir être introduit auprès de l’intendant de l’Opéra de Paris. Tout s’annonce assez bien pour ce jeune musicien qui veut faire carrière dans la capitale artistique et culturelle de l’Europe à l’époque. Il compose donc en étant attentif à ceux qui devraient jouer sa musique. A mon avis, la musique qu’il a alors dans la tête n’est pas celle de la version de Dresde. Elle doit sonner différemment. Il y a aussi l’esprit. Le Wagner qui est à Paris est encore extrêmement influencé par Weber, par le romantisme allemand et français. La distribution que nous avons choisie est une distribution de chanteurs qui seraient magnifique dans Der Freischütz mais qui ne chanteront peut-être jamais le Ring.
Vous avez la même interprète de Senta que Marc Minkowski.
Oui, tout à fait, nous avons Ingela Brimberg que j’ai découverte lors d’une représentation des Huguenots à l’Opéra de La Monnaie où elle remplaçait au pied levé Mireille Delunsch. Je l’ai trouvée vraiment merveilleuse. Je savais que nous allions programmer Le Vaisseau fantôme et je me suis dit que cette soprano devait commencer à aborder Wagner. Marc Minkowki, qui dirigeait dans la fosse, a dû avoir la même réflexion. Nous ne nous sommes pas concertés. La proposition de Marc est arrivée quelques semaines après.
Vous pensez qu’Ingela Brimberg n’a pas une voix pour chanter le Ring ?
J’espère de tout cœur qu’elle ne le chantera pas ni demain, ni dans deux ou trois ans. Elle a beaucoup de rôles wagnériens à aborder avant de penser à Brünnhilde. Aujourd’hui, à la limite, qu’elle chante Freia, ce sera très bien !. Elle va être une merveilleuse Elsa, une merveilleuse Elisabeth et je pense qu’elle serait déjà une merveilleuse Eva. Ça, c’est sûr !
Vous allez accueillir également Anne Schwanewilms.
Elle est une des plus grandes sopranos aujourd’hui. Son nom est venu tout de suite. Je n’avais qu’une peur, c’est qu’elle ne soit pas disponible. Nous avons eu une chance inouïe.
Vous avez commandé une œuvre lyrique à Michael Jarrell.
Il était important pour moi, à partir du moment où nous nous lancions dans cette aventure, d’avoir les moyens de passer des commandes. Michael Jarrell a tout de suite été intéressé par le projet. Il voulait écrire pour un ensemble, pas pour un grand orchestre, et pour une voix chantée. Pour le livret, nous sommes passés par pas mal d’envie, de rêves, de personnes. Et il y a eu l’idée de cette rencontre avec Olivier Py qui connaissait bien la musique de Jarrell et qui voulait poser sur le papier la question de la responsabilité du romantisme allemand dans ce désastre qu’est la deuxième guerre mondiale. Il a écrit très rapidement en français un texte sur Siegfried traversant l’Allemagne bombardée, cherchant le Rhin mythique et, face à ce champ de ruine, essayant de comprendre cette catastrophe. Le texte sera publié chez Actes Sud. Restait à Michael à s’en emparer, à le réduire et, avec l’autorisation et la complicité d’Olivier Py, à le traduire en allemand. Bo Skovhus incarnera ce vieux Siegfried perdu et brisé par ce qu’il voit, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol.
Une autre œuvre lyrique est Lohengrin de Salvatore Sciarrino.
Il s’agit de mon point de vue d’un grand chef d’œuvre de Sciarrino qui n’a jamais été donné en Suisse. Il sera interprété par l’Ensemble intercontemporain, dirigé par Matthias Pintscher. Je regrette qu’on ne puisse pas le mettre en scène. A défaut, nous l’avons associé à Siegfried-Idyll et à la Symphonie de chambre d’Arnold Schoenberg, avec toujours l’intention de montrer la modernité de Wagner.
Vous proposez aussi des conférences. L’une d’entre elles s’intitule « le déclin du chant wagnérien, mythe ou réalité ». Qu’en pensez-vous ?
Je suis un « anti-décliniste » d’une manière générale, en particulier pour le chant wagnérien. Ce ne sera pas à moi de répondre mais je pense que l’art de l’interprétation est sujet à l’érosion du temps, pour des facteurs assez mystérieux, j’essaye de trouver des réponses et je ne les ai pas.
La taille des salles ? Le disque ?
Le disque existe depuis longtemps et on peut identifier, de sa naissance jusqu’à aujourd’hui, des tendances interprétatives très différentes A l’oreille par exemple, on repère facilement un chanteur des années 80 et ce n’est pas si vieux, il n’est pas question de support de production. Il y a une mode de l’interprétation qui évolue et qui est telle, qu’à mon sens, aujourd’hui si on proposait un plateau de rêve avec les légendes du chant, le public serait surpris et peut-être pas très heureux. Dans le cas du chant wagnérien, en plus, nous vivons une époque formidable avec des chanteurs comme Nina Stemme, Anne Schwanewilms dont on a parlé, Jonas Kaufmann. Ce sont de très grands artistes. Je n’aurais pas le même enthousiasme pour parler du chant verdien qui me parait aujourd’hui en mauvaise santé.
Auriez-vous accepté de diriger de la même manière un festival Verdi ?
Pour répondre franchement, je ne le crois pas car Verdi ne se prête pas du tout au même éclairage que Wagner. Verdi est un immense compositeur, un immense artiste. Comment créer des perspectives autrement qu’en jouant sa musique ? Sans vouloir les comparer, chez Wagner l’œuvre est l’aboutissement et l’illustration d’une pensée globale, politique, culturelle, métaphysique du monde. Verdi n’est pas dans cette démarche. Aujourd’hui, faire un festival Verdi, c’est jouer du Verdi, et encore du Verdi, et toujours du Verdi. Il ne s’agit pas d’une critique mais d’une réalité. Je ne suis pas sûr que Verdi inspire de nombreux plasticiens. Je ne suis pas sûr au théâtre de trouver des liens pertinents pour dire l’influence de Verdi sur tel ou tel dramaturge L’influence de Wagner sur la scène est majeure. Wagner est un ébranlement pour toute la planète artistique, une révolution considérable.
Aimez-vous Wagner, l’homme ?
L’homme est totalement fascinant par plein d’aspects : sa puissance de création, ses écrits, certains passionnants, d’autres absolument exécrables, insupportables ou sans intérêt. J’ai de l’admiration pour une personnalité aussi fertile, aussi énergique. Après, l’homme devait être épouvantable, tout le monde en convient. Il y a une chose qui me touche beaucoup, c’est la fin de Wagner, à partir du moment où il rencontre Cosima. Elle a très mauvaise presse, il convient d’en dire du mal. Je crois qu’elle était une femme absolument exceptionnelle, qui a eu beaucoup plus de vision qu’on ne le dit. L’histoire magnifique de ce couple qui s’aime de manière totalement désintéressée me touche beaucoup. Je trouve intéressant aussi le tout jeune Wagner, qui sèche l’école pendant des années, avec des parents absents, qui est un peu cancre, pas très doué, avec ses idées révolutionnaires et l’intuition qu’il peut écrire de la musique.
Quel livre lire en cette année de célébrations wagnériennes ?
Pour rester dans l’actualité, il y a un très joli livre qui est Richard W. de Vincent Borel. Un livre très fin, très travaillé, une très bonne introduction à Wagner d’un point de vue biographique. Les mots s’arrêtent là où commence la musique, disait Wagner, le mieux reste d’écouter.
Alors, que faut-il écouter ?
Le Ring de Karajan, parce que c’est avec lui que j’ai découvert Wagner. C’est le premier coffret que j’ai acheté en 1965 ou 66. Ce disque-là, c’est la folie complète. Je suis très attaché à ce Ring. Dans l’histoire de l’interprétation, c’est un bouleversement. J’écoute beaucoup également la version de Clemens Krauss. Magnifique ! Par chance, il y a beaucoup de très grands enregistrements. A quelqu’un qui me demandait par quoi commencer chez Wagner, j’ai offert Tristan dirigé par Carlos Kleiber, un moment de musique et de poésie que je trouve sublime.
Et les récitals de chanteurs wagnériens ?
C’est une manière d’amener le public à rentrer dans Wagner mais quelle frustration de tronçonner les partitions. Il n’y a rien à couper chez Wagner. S’il y a bien eu un homme qui a eu un sens du théâtre exceptionnel, c’est Wagner !
Propos recueillis par Christophe Rizoud le 27 mai 2013
- Wagner Geneva Festival, du 26 septembre au 5 novembre 2013. Plus d’informations sur www.wagner-geneva-festival.ch.
- Jean-Marie Blanchard sera l’invité des Traverses du Temps sur France Musique le mercredi 12 juin à 19h.
Jean-Marie Blanchard