A l’affiche de Dante de Benjamin Godard à Saint-Etienne du 8 au 12 mars, Jérôme Boutillier est un habitué des raretés : il participe régulièrement aux résurrections lyriques du Palazzetto Bru Zane, et c’est lui qui, en juin dernier, a remplacé au pied levé André Heyboer dans La Nonne sanglante.
A quand remonte votre collaboration avec le Palazzetto Bru Zane ?
Tout est parti de Chimène ou le Cid d’Antonio Sacchini, co-produit par l’Arcal et le CMBV, qui a marqué mon entrée dans le milieu professionnel. Je venais de terminer mes études en juin 2014, j’ai passé une audition pour cette production, et Benoît Dratwicki a aussitôt commencé à me faire travailler. Jusque-là, les auditions avaient pour moi été une expérience assez frustrante, où j’avais l’impression de n’être qu’un produit de consommation, mais Benoît m’a tout de suite parlé de diction, d’articulation, ce qui m’a plu. Ils m’ont confié le rôle du Hérault d’armes, que j’ai chanté accompagné par le Concert de la Loge Olympique de Julien Chauvin, sur instruments anciens. C’est alors qu’Alexandre Dratwicki a pu m’entendre et m’a proposé de travailler sur certaines productions du Palazzetto Bru Zane.
En février 2016, le public parisien a pu vous découvrir lors du concert des révélations de l’ADAMI.
Là aussi, j’ai eu beaucoup de chance. Pour leur concert de l’hiver 2016 aux Bouffes du Nord avec les « révélés » de l’année précédente, les organisateurs avaient besoin d’un baryton. Ils m’ont auditionné longuement, et c’est ainsi qu’a commencé une aventure formidable, également sur le plan humain. L’ADAMI réalise depuis de nombreuses années un travail admirable pour conseiller les jeunes artistes et se mettre au service de leur promotion, notamment à travers la réalisation de vidéos, matériau non négligeable qu’un soliste indépendant qui débute n’a guère les moyens de s’offrir. Cela a incontestablement contribué à diffuser mon travail et à pousser certaines portes.
Lors de ce concert, vous vous accompagniez vous-même dans un lied de Schubert
J’avais 5 ans quand j’ai reçu mes premiers cours de piano, mais passé l’adolescence j’ai dû retrouver en moi le chemin d’une motivation propre. Je me suis tourné vers la pédagogie et l’accompagnement des chanteurs, alors que je n’avais jamais imaginé devenir un pianiste accompagnateur ; tant pour la danse que pour le chant, ce fut une expérience longue et riche musicalement et humainement. A force de côtoyer des chanteurs, j’ai commencé à ressentir une véritable passion pour le répertoire lyrique que le piano ne m’avait jamais communiquée jusque là. Lors d’un concours international à Barcelone en 2008, j’avais les bras tétanisés en jouant mon Étude-Tableau de Rachmaninov devant le jury, et j’ai compris que je devais désormais inclure le souffle dans mon geste musical. Le chant me l’a permis, au long d’un apprentissage de dix ans et a rétrospectivement assoupli et « désclérosé » mon jeu pianistique de ses raideurs.
Vous restez pianiste autant que chanteur ?
La question ne se pose pas exactement en ces termes ; la voie du chant est centrale et s’est imposée d’elle-même car elle me rend vivant comme rien d’autre. Cependant, je n’ai pas voulu tourner le dos au piano et j’ai donc pris l’habitude de m’accompagner, surtout et d’abord dans le travail personnel. Le lied ou la mélodie auto-accompagnée est une pratique qui existait au XIXe siècle, notamment en Allemagne. Mais ce qui était possible dans les salons est pratiquement devenu inconcevable dans les salles de concert modernes, à cause de leurs dimensions mais aussi à cause de pianos toujours plus puissants, plus précis et surtout plus sonores. Les limites de l’instrument sont un cadeau, et les repousser sans cesse n’est pas rendre service au chanteur, dont l’instrument n’a pas évolué dans les mêmes proportions. Les pianos sont selon moi devenus pratiquement « sur-humains », j’admire d’ailleurs ceux qui parviennent aujourd’hui à les maîtriser et à les faire chanter ; mais la mélodie ou le lied, semble-t’il, tirent leur incroyable force expressive de leur forme réduite et d’apparemment faible portée…mais qui oblige l’interprète scrupuleux à construire un univers de couleurs et à le mettre au monde en l’espace de quelques minutes. La pratique de cet art en plus petit comité et sur des instruments adaptés permet selon moi de retrouver une certaine magie combinée du mot et du son.
La mélodie est un genre qui compte beaucoup pour vous ?
L’aller-retour entre la mélodie et l’opéra me semble indispensable : ainsi que l’ont écrit beaucoup de chanteurs reconnus, seule une pratique assumée et mesurée des deux genres permet à la fois de maintenir le large éventail de couleurs nécessaire à l’expressivité dans le lied et la mélodie tout en lui permettant de rencontrer l’orchestre dans une grande salle et sur la scène. De plus, je suis un amoureux des langues et des mots, et nul genre ne me semble rendre autant justice à un texte que celui qui lui adjoint la rhétorique des sons, n’en déplaise à Victor Hugo…
Qui vous a encouragé dans votre parcours ?
Tout au long de mes études, j’ai eu plus affaire à des maîtres qu’à des professeurs, et je m’en félicite et les remercie sincèrement, car je leur dois beaucoup. Je veux surtout parler de Blandine de Saint-Sauveur pour le chant, et de Jean Martin pour le piano. Il y a également certaines personnalités que l’on croise sur scène, et qui par leur simplicité et leur générosité, nous transmettent beaucoup de leur savoir et de leur expérience… et c’est toujours l’occasion d’un partage joyeux. Pour ne parler que des messieurs, je remercie chaleureusement Jean-François Lapointe, Jean-Sébastien Bou et Francis Bardot pour leur amitié, leurs conseils avisés et le temps donné sans compter. Et j’en oublie, hélas.
En juin dernier, il y a eu ce remplacement inattendu dans La Nonne sanglante. Comment avez-vous vécu ce moment ?
Au départ, je ne faisais pas partie de cette production. Un jour, je reçois un coup de fil de Josquin Macarez, responsable du casting, qui m’explique qu’André Heyboer souhaite préserver sa voix lors de la générale et qu’il faut donc quelqu’un pour chanter le rôle pendant qu’il exécutera la mise en scène. Je suis arrivé à 18h Salle Favart et j’ai chanté à 20h depuis la loge Élysée. Disons au passage qu’André Heyboer est une des personnes grâce auxquelles je fais ce métier : il incarnait le rôle-titre dans le premier opéra que j’ai vu sur scène, Macbeth à Dijon en 2008. Après la générale de la Nonne, André a chanté la première puis a décidé de quitter la production. La veille de la deuxième, ils m’ont rappelé et m’ont convaincu d’être le Comte de Luddorf pour les six représentations suivantes ! (je n’étais d’abord pas libre pour les autres représentations puisque j’étais censé être Wagner dans le Faust dirigé par Christophe Rousset au TCE). Il a fallu créer un nouveau costume, concevoir un maquillage (avec notamment une barbe et une moustache postiche qui se sont avérés fort gênants pour chanter, les joies du direct !). Trente minutes de répétition musicale, trois heures de répétition scénique avec le metteur en scène (pour les combats chorégraphiés et la mort du personnage) et… en piste ! Heureusement, bon nombre de mes collègues solistes sur le plateau étaient des amis, et j’ai pu grâce à leur aide et leur complicité creuser le rôle au fur et à mesure des représentations, les deux avant-dernières ayant fait l’objet d’une captation/diffusion sur Culturebox.
Vous venez de remporter en janvier le Prix Pierre Vernes au concours Paris Opera Competition.
Là encore, la chance a joué. J’avais déjà collaboré avec eux à l’occasion d’un échange et de concerts avec la Fondation Irina Bogacheva à Saint-Pétersbourg. Pierre Vernes, le fondateur, m’avait néanmoins incité à passer le concours, puisque je n’avais pas encore atteint la limite d’âge. Les auditions ont eu lieu en février 2018, et ils avaient arrêté leur choix en juin pour la finale en janvier 2019. Mais 72 heures avant le début des répétitions pour la finale, l’organisation du concours m’apprend qu’un finaliste américain avait eu un malheureux accident l’empêchant de rejoindre le concours. Le programme était déjà arrêté, il fallait d’urgence quelqu’un qui puisse chanter les duos et ensembles prévus, et j’ai dû remplacer l’air de basse initialement prévu par l’air et la mort de Posa dans Don Carlos, en français. Ces cinq jours de répétition au Théâtre des Champs-Élysées, avec un orchestre en fosse et une mise en scène, ont été vécus par tous comme une véritable expérience professionnelle qui a presque fait oublier le concours! C’est l’un des points forts de cette organisation, qui fait véritablement en sorte que chaque chanteur puisse donner le meilleur de lui-même, en plus de pratiquer une sélection véritablement mondiale. Je dois dire aussi que l’excellent chef Pierre-Michel Durand, à la tête de l’orchestre Prométhée, a également beaucoup œuvré pour que musicalement nous soyons au meilleur de nos possibilités, poussant toujours plus loin l’interprétation grâce à ses conseils avisés. Je suis très honoré et de m’être vu attribuer le prix Pierre Vernes, un homme que j’ai un côtoyé et apprécié et dont la passion communicative pour le chant lyrique inspirait toute l’organisation du concours ; malgré sa tragique disparition, cette dernière fait en sorte d’honorer sa mémoire et de porter haut cette flamme qui l’animait.
Vous allez chanter Dante de Godard à Saint-Etienne. Encore une production liée au Palazzetto Bru Zane ?
Pas exactement. L’œuvre a été ressuscitée au disque par le Palazzetto avec Véronique Gens, Edgaras Montvidas et Jean-François Lapointe, et l’enregistrement paru a donné envie à l’opéra de Saint-Étienne de produire la re-création scénique de l’œuvre, mais indépendamment du Centre de musique romantique française. Je suis très enthousiasmé par ce projet, car ce Dante est une œuvre magnifique en laquelle je crois vraiment, dédiée à Ambroise Thomas, mais d’une écriture reconnaissable qui ne ressemble à rien d’autre. Le rôle de Simeone Bardi est tout à fait délectable pour un baryton : à la fois hyper-romantique et tyrannique, c’est un méchant passionné, fin et intelligent ! Un peu comme Hérode dans Hérodiade de Massenet, mais à Florence au XIVe. Toujours à Saint-Etienne, je serai ensuite le précepteur Alidor dans la Cendrillon d’Isouard au mois de mai, et c’est un projet cette fois entièrement produit par le Palazzetto Bru Zane.
Comment se construit votre carrière ?
C’est un effort de longue haleine, et je suis très heureux d’avoir su cette année grâce aux concours de mes agents gagner petit à petit la confiance de plusieurs maisons d’opéra en France. Dans les mois qui viennent, je vais avoir la chance de chanter des œuvres du répertoire français à Lille, au festival de Montpellier, à Nancy, à Marseille et à Toulouse. Je trouve très important de pouvoir défendre cette musique : pour un chanteur français, c’est un honneur et un devoir de servir son répertoire sur le territoire.
Une forme d’exception culturelle ?
L’uniformisation à outrance me paraît être un des grands dangers qui menacent notre société de consommation occidentale. L’Europe que nous chérissons n’a pas besoin qu’un Américain soit pareil à un Français ou à un Russe, mais au contraire que les identités culturelles soient respectées dans leurs traditions et leurs écoles. Sinon qu’aurions-nous à nous apporter? Plus les grandes sphères culturelles (Allemagne, Italie, France…) qui nous ont donné des créateurs, des œuvres, des artistes seront défendues, mieux nous pourrons lutter contre l’érosion qui menace inévitablement toute tradition, et mieux nous aurons la chance de conserver les singularités qui font le charme de toute culture.
Pensez-vous que la France n’apprécie pas assez son patrimoine musical ?
Non, je ne peux pas dire cela. En revanche, en tant que chanteur francophone, je trouve que nous ne sommes pas estimés à notre juste valeur, et paradoxalement en France. Notre blason est à redorer, nous devons prouver que le chanteur français a une légitimité internationale. Et il y a urgence à défendre notre patrimoine vocal, notamment l’opéra-comique, genre ô combien riche et endémique français !
Faudrait-il imposer une pratique de « préférence nationale » en musique ?
Quand même pas, n’exagérons rien. Mais prenons un exemple : Don Carlos est un opéra écrit en français, et peu importe que musicalement le style relève du chant français ou du chant italien. Quand le Bolchoï monte Attila, tous les chanteurs sont russes, leur italien est parfait, leur style est parfait, mais leur technique et leur chant sont russes. Défendre une œuvre italienne avec des chanteurs russes, en voilà un bel exemple de mondialisation culturelle! Si on le fait au Bolchoï, pourquoi pas en France ? Je suis pour les échanges entre cultures, mais à condition d’avoir une spécificité à apporter, pour mieux résister au sursaut des nationalismes… A l’English National Opera par exemple, tous les spectacles sont donnés en anglais, ce qui me paraît très bien, car cela permet également à l’opéra de rester un genre populaire. De nos jours, avec la pratique systématique du respect de la langue d’origine, on est plus proche du texte il est vrai, mais il me semble aussi qu’on s’écarte d’un certain public. Rassurons-nous tout de même, l’Art (et en particulier le chant) est universel, fait fi des frontières et transcende toute culture mais, j’en suis convaincu, il se nourrit et tire sa force des singularités de nos identités respectives. Vive l’Europe des singularités !
Propos recueillis le 21 janvier 2019