Joseph Calleja : « Ma voix est un Saint-Emilion ! »
Entretien réalisé par Christophe Rizoud, 16 janvier 2013
Pour une fois que Joseph Calleja chante à Paris*, il aurait été dommage de ne pas le rencontrer. Surtout que l’homme est à l’image du chanteur : chaleureux, imposant, généreux… Fort du succès de son dernier album en forme d’hommage à Mario Lanza, Be my Love, le ténor maltais a la banane et parle ouvertement de sa voix, de ses projets, de l’opéra, de Pavarotti, du contre-ut et de son poids.
D’où vient l’idée de cet album hommage à Mario Lanza ?
D’un rêve d’adolescent. Mario Lanza est la première voix lyrique que j‘ai entendue. J’avais 13 ans. C’était dans cet extrait de film où il boit du vin rouge avant de chanter (NDLR : l’extrait en question est repris dans le clip de « Be My Love »). J’ai longtemps cru ensuite que le vin rouge était bon pour la voix. Quand j’avais 15 ans, je faisais partie d’un chœur et avant une représentation, je suis même venu chanter avec une bouteille de vin rouge, ce qui a beaucoup amusé mes camarades.
Mario Lanza était vraiment un grand chanteur ?
On peut discuter le style, la technique mais la voix de Mario Lanza était d’une qualité exceptionnelle. J’ai discuté avec de nombreux mélomanes qui avaient écouté des milliers d’enregistrement de ténors. Tous m’ont dit que Mario Lanza était l’un des quinze plus grands. Il avait une voix dorée, égale dans tous les registres, d’une beauté étonnante et un fort charisme, en tant qu’acteur mais aussi en tant que chanteur.
Votre portait craché ?
Absolument pas. Nous avons tous les deux une voix de ténor lyrique mais la comparaison s’arrête là. Notre autre point commun, c’est la prononciation de l’anglais qui est pour moi comme une langue maternelle. A Malte, nous parlons couramment le maltais mais aussi l’anglais et l’italien. Je peux ainsi donner une couleur naturelle aux songs alors que des ténors comme Pavarottti ou Domingo chantent ce répertoire de manière trop accentuée.
Ce qui vous différencie aussi de Mario Lanza, c’est votre vibratello.
Oui, ce vibratello est la caractéristique d’une voix saine. Je suis encore jeune (NDLR : 34 ans) et beaucoup de chanteurs historiques – Lauri-Volpi, Bjorling… – ont commencé à enregistrer des disques à l’âge que j’ai aujourd’hui. Moi, mon premier récital discographique date d’il y a 10 ans. C’est pourquoi on entend ce vibrato serré qui est un signe de jeunesse et de bonne santé. Si vous écoutez les premiers « Cielo e mar » de Caruso, vous retrouvez exactement cette particularité. Il faut simplement veiller à ce que cette légère oscillation du son n’altère pas la ligne de chant.
Ce vibratello est d’ailleurs moins marqué aujourd’hui.
C’est un signe de maturité. Il s’est produit la même chose avec Caruso, Corelli, Bjorling, Di Stefano et Domingo. Ecoutez leurs récitals de jeunesse. L’avantage qu’ils ont, c’est qu’à leur époque, la technique d’enregistrement, analogique au lieu de digitale, mettait plus en valeur la voix, lui donnait plus de rondeur. Vous pouvez faire la comparaison avec certains enregistrements de Caruso qui ont été récemment remastérisés. Le son analogique est plus beau. En revanche, l’orchestre est moins avantagé.
Votre voix a beaucoup évolué depuis vos débuts.
Ma voix est un Saint-Emilion ! Je l’ai laissée gagner en maturité sans la forcer. Il ne faut de toute façon jamais forcer ni la voix, ni le souffle. Il faut utiliser le diaphragme pour tenir la musculature en tension. Là est le paradoxe du chant, il faut en même temps maintenir tension et relaxation. La voix est une colonne d’air avec une bulle qui flotte à l’intérieur. Il n’existe qu’une seule technique mais il y a différentes façons de l’expliquer. Le problème, c’est que beaucoup de chanteurs utilisent leur voix trop vite, trop fort. Quand j’ai commencé à chanter, j’ai eu le choix entre attendre et perdre mon contrat avec ma maison de disque ou enregistrer n’importe quoi. J’ai préféré prendre le risque de refuser certaines propositions. Quel est le plus important ? Faire des disques médiocres ou chanter longtemps ? J’aime le succès et l’argent mais pour moi le plus important, c’est la voix. J’ai refusé Turandot, Tosca. Les rôles les plus exigeants que j’ai acceptés ont été Hofmann et Gabriele Adorno, mais je les ai abordés à chaque fois d’une façon très lyrique, sans chercher à outrepasser mes moyens.
Et vous pensez que votre voix va continuer à se développer ainsi pour épouser des rôles de plus en plus larges ?
Oui, je crois que j’aborderai autour de la quarantaine Trovatore, Aida, Tosca si je sais bien gérer mon capital. Rigoletto, Bohème, Lucia sont des rôles tendus, écrits sur le passagio et aujourd’hui le diapason des orchestres est plus haut qu’autrefois : 444 hz, jusqu’à 448 Hz en Allemagne et quelquefois plus haut car le diapason monte quand les instruments s’échauffent. Dans ces conditions, il faut prendre des précautions pour ne pas abimer sa voix.
Il y a des notes que vous interdisez d’atteindre à l’exemple de Piotr Beczala qui dit ne pas vouloir dépasser le contre ut ?
Non, je vais jusqu’au mi bémol en vocalise quelquefois plus haut mais de là à le chanter sur scène, c’est autre chose. Je suis vraiment un ténor lyrique. Un grand chanteur comme Pavarotti malgré sa facilité disait qu’il avait toujours peur du contre-ut. Jusqu’au si naturel, pas de problème, mais après….
Vous aussi vous avez peur du contre-ut ?
Moi, j’ai peur de tout ! Je suis très nerveux. Avant le spectacle, quelquefois je tremble. Je le cache parce que je suis un bon acteur mais je n’en mène pas large. J’ai la chance d’avoir une voix naturelle. Dès que je chante et que je sens que je suis en forme, la peur s’estompe et je prends du plaisir. Heureusement, sinon, pourquoi le faire ? Le plus difficile finalement, ce n’est pas la scène, ce sont les voyages, les avions, les gens malades. Pour nous un petit rhume, c’est un désastre. Annuler m’est pénible mais je ne veux pas gâcher mon instrument.
Il y a la solitude aussi durant les tournées…
Les tournées ne sont pas si fréquentes. La plupart du temps, je reste trois semaines au moins dans la même ville. La solitude, c’est d’abord d’être loin de mes enfants et de ma copine. Mais je me dis que nos ancêtres ont eu la guerre et que c’était alors autrement plus douloureux d’être loin des siens. Rien n’est facile dans la vie. Je me repose durant l’été. J’ai choisi ce métier, je remercie Dieu d’avoir le privilège de faire ce que j’aime.
Et entre le récital ou l’opéra, qu’est-ce qui vous semble le plus difficile ?
Les deux ont leurs difficultés. Mais quand même, dans un opéra, on chante un, deux, trois airs maximum, un duo alors que dans un récital, on est seul sur scène et il faut chanter huit airs au minimum pour satisfaire le public, plus les bis. Ca fait beaucoup pour la voix. Dans un récital, souvent on alterne aussi les styles : vérisme, romantisme… Pour mon récital à Paris, j’ai choisi de n’interpréter que des airs d’opéras. En Angleterre, j’ajoute deux chansons au programme mais en France, Mario Lanza n’est pas aussi célèbre que Mariano… Je réserve ses songs pour les bis (NDLR : voir brève du 16 janvier).
Des songs, des grands airs d’opéras… On aimerait parfois plus d’audace.
Aujourd’hui les compagnies discographiques font face à un marché en baisse. Pour survivre, il faut donner au public ce qu’il attend. Bien sûr j’ai des projets plus élitistes comme enregistrer avec Riccardo Chailly les airs alternatifs de Giuseppe Verdi extraits d’I due Foscari, Attila, Les Vêpres Siciliennes, Ernani… Seul Luciano Pavarotti l’a fait avec Claudio Abbado. J’aimerais aussi enregistrer des mélodies inconnues de Massenet, de Lalo. Ce sont des projets qui me motivent mais je dois aussi montrer au grand public comment on chante le répertoire. Si nous refusons de faire de la télévision ou d’enregistrer des disques parce que « c’est trop commercial », alors ne nous plaignons pas si les gens écoutent n’importe quoi. N’oublions pas que nous sommes les ambassadeurs de l’opéra. Un ténor adulé de la critique comme Schipa l’a fait avec le folklore sud-américain. Pourquoi ne pas chanter des airs populaires ? La technique pour chanter « Pourquoi me réveiller » et « Besame mucho » est la même. Il faut montrer au grand public comment les chanter, comme Mario Lanza le l’a montré.
Vous envisagez d’enregistrer des mélodies françaises ?
L’opéra italien et français sont très proches en termes de vocalité et même de technique. Ce sont la langue et le style qui diffèrent. Le répertoire français demande plus de legato que de portamento, il est plus mélancolique et plus romantique. Dans Bellini, Il y a beaucoup de rubato (NDLR : il chante « Prendi l’anel, ti dono »). On ne peut pas chanter ainsi l’opéra français. Je sais que mon français est très italien car ma position de voix est italienne. Parfois, ce n’est pas que je veux mal prononcer mais le son vient autrement à cause de la position de la voix. Prononcer est important mais je crois que le plus important tout de même reste la nuance, le soin porté à la signification du mot.
Vous êtes un jeune ténor avec 15 années de carrière derrière vous. En 15 ans, le monde de l’opéra a changé ?
Oui, aujourd’hui, on ne peut plus être gros. Lorsque j’ai commencé à chanter, j’étais jeune, j’avais une silhouette athlétique mais j’ai pris rapidement du poids. En 2006 j’ai atteint les 144 kg. Depuis, j’ai perdu 30 kilos et il m’en reste encore 10 à perdre. Contrairement à ce que l’on croit, les chanteurs n’ont pas besoin d’être gros. Et s’ils le sont, ils ne doivent surtout pas maigrir trop vite au risque d’avoir des problèmes avec leur voix mais aussi avec leur corps. Aujourd’hui, il est primordial d’être crédible dans les rôles que l’on interprète et d’être bon acteur.
Quoi d’autre ?
Il y a moins d’argent. Les grandes productions de Giancarlo Del Monaco ou de Franco Zeffirelli qui coutaient 2 millions d’euros appartiennent au passé.
Les cachets aussi ont diminué ?
En moyenne oui. Ce que gagnaient les grand ténors à l’époque où j’ai débuté est supérieur à ce que je gagne aujourd’hui.
Les médias ont évolué aussi. Vous avez, comme nous, un compte sur Twitter sur lequel vous êtes très actif (NDLR : @MalteseTenor et @Forumopera).
Il y a 20 ans, si un chanteur craquait une note, il fallait plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour que l’information circule. Aujourd’hui, avec Twitter ou Facebook, tout le monde est au courant en moins de cinq minutes. La pression est beaucoup plus forte. Quand on lit dans l’autobiographie de Caruso les lettres sa deuxième épouse Dorithy, on découvre avec surprise qu’il écrit « j’ai craqué une note trois fois ce soir mais ils m’ont pas hué ! ».
Et vous, vous avez déjà été hué ?
Une fois à Vienne par une seule personne dans le public, je chantais I Puritani dans la tonalité originale. Je n’ai pas fait de couacs mais une ou deux notes étaient un peu blanches.
Le public du belcanto est parfois plus exigeant…
Pour moi le public a toujours raison. Si l’artiste donne une mauvaise représentation, le public a droit de siffler. Personnellement, je n’applaudis pas ou du bout des doigts mais je comprends qu’on siffle. Il faut respecter le public. C’est pourquoi je ne chante pas quand je suis malade. Chaque fois d’ailleurs que j’ai chanté alors que j’étais malade, je me suis dit que je n’aurais pas dû le faire.
Comment fait-on pour supporter cette pression ?
En prenant du recul. Une note craquée, ce n’est pas la fin du monde. C’est la même chose pour un joueur de foot qui loupe un pénalty, la prochaine fois il réussira et on l’applaudira.
Vous êtes demandé par les plus grands théâtres du monde, comment choisissez-vous vos contrats ?
C’est souvent une question de coïncidence, il y a aussi les endroits que j’aime et puis le bon sens. Je ne peux pas accepter aujourd’hui les Luisa Miller, Tosca, Attila, Due Foscari que l’on me propose si je veux garder la fraîcheur de ma voix.
Vous suivez en cela l’exemple de Pavarotti ?
Pavarotti a chanté 20 rôles dans sa carrière, j’en compte déjà 30. Ça ne veut rien dire. Pavarotti est inégalable mais il ne voulait pas chanter l’opéra français. Il avait pourtant la voix idéale de Faust, Roméo, Werther, Les Pécheurs de perles, Les Contes d’Hofmann. Pourquoi ne les a-t-il jamais chantés ? Parce qu’il ne voulait pas apprendre le français ? Par paresse ? Moi qui suis un grand fan de Pavarotti, j’aurais tant aimé qu’il le fasse.
Vous vous présentez comme un ténor maltais, c’est-à-dire ?
Un ténor originaire de malte tout simplement. Aujourd’hui, il n’y pas d’autres ténors connus à Malte. Je suis le seul, ce qui m’assure une certaine célébrité. Je veux profiter de cette célébrité pour lancer un festival. J’ai donné un concert l’été dernier à côté de La Valette devant une dizaine de milliers de personnes, ce qui à l’échelle de Malte revient à chanter devant 600 000 personnes à Paris. J’aimerais réitérer l’expérience en lui donnant plus d’envergure. Malte est un pays qui a un potentiel culturel énorme. Nous avons un des plus vieux théâtres du monde qui date de 1728, 7000 ans d’histoire derrière nous. Un festival de musique classique, baroque et populaire pourrait aider à développer le tourisme culturel.
Qu’en pensent les politiques ?
Pour eux, la culture n’est pas forcément une priorité. Pourtant si aujourd’hui on se souvient des égyptiens, des romains ou des grecs, c’est d’abord à cause de leur art et de leur culture.
Vous avez le temps de gérer ce genre de projet ?
Je le prends. Je vais aussi avec la Bank of Valletta lancer une fondation pour les enfants qui souffrent de la faim dans le monde. J’aime utiliser mon nom pour une grande cause. La vie est trop courte pour ne rien faire. Pour moi le plaisir de donner est plus grand que celui de recevoir. Le chant aussi est un don : je donne aux gens des émotions.
Quel rôle vous ressemble le plus ?
Aujourd’hui je dirais Rodolfo et Hofmann, un mélange des deux. Hoffmann, c’est l’homme qui ne peut pas trouver la paix, insatiable, romantique…
Vous êtes un poète ?
Un peu, oui, quelquefois ; tout dépend avec qui.
* Joseph Calleja est en concert à Paris au Théâtre des Champs-Elysées le vendredi 18 janvier dans le cadre de la saison 2012-2013 des Grandes Voix (plus d’information)