Enfant prodige encensé par Mahler, Strauss ou Puccini, élève de Zemlinsky et forgeron de l’esthétique de la musique hollywoodienne des années 1930 et 1940, Erich Wolfgang Korngold est aujourd’hui trop absent des affiches de concerts. Néanmoins, son troisième opéra, Die tote Stadt (La ville morte) assure son maintien au répertoire. L’Opéra de Paris en propose, à partir du 3 octobre, une production mise en scène par Willy Decker. Un spectacle qui s’accompagne de l’intégrale de la musique de chambre du maître et d’une exposition de photos. Occasion idéale de partir à la redécouverte du monde enchanteur de ce compositeur à la musique sucrée, sensuelle, excessive, irrésistible…
Repères biographiques
C’est le 25 mai 1897, à Brno, en Moravie, que naît Erich Wolfgang Korngold. Quatre ans plus tard la famille s’établit à Vienne, ville dont Julius Korngold, le père, va très vite devenir le critique musical le plus puissant. Erich manifeste une attirance pour la musique dès l’âge de 3 ans. Dubitatif, Julius considère d’abord les talents précoces de sa progéniture comme dignes d’un « numéro de variété ». Mais lorsqu’il découvre qu’Erich, à peine âgé de 9 ans, a composé en secret une petite cantate pour chœur et piano (Gold), Julius se décide à demander l’avis d’un musicien avisé, alors directeur de la Hofoper de Vienne : Gustav Mahler. Vivement impressionné, le compositeur des Kindertotenlieder recommande de ne pas envoyer l’enfant au Conservatoire, mais de le confier à Alexandre von Zemlinsky.
Avec Zemlinsky, Korngold apprend effectivement tout ce qu’il doit savoir de son art. Afin de récolter les impressions de personnes extérieures à son cercle d’influence direct (la ville de Vienne), Julius Korngold fait imprimer et envoyer, en décembre 1909, quelques pièces de son fils à des personnalités telles que le chef d’orchestre Arthur Nikisch, le compositeur Engelbert Humperdinck ou encore Richard Strauss. Tous expriment une grande admiration pour les dons exceptionnels du jeune garçon. En 1910, le pantomime en deux actes Der Schneemann est donné avec grand succès à l’Opéra de Vienne, mais c’est un Trio à clavier composé dans le dos de son professeur que Korngold publie en guise d’opus 1. Le talent de l’enfant de 12 ans est tel que beaucoup mettent en cause le fait qu’Erich soit l’auteur de ces œuvres, soupçonnant (à tort) Zemlinsky d’en être le véritable compositeur.
De là, commence une adolescence marquée par les succès musicaux et les rencontres avec les plus grands. Artur Schnabel, Carl Flesch, Arthur Nikisch, Maria Jeritza ou Bruno Walter deviennent autant de proches, dédicataires et interprètes de la musique d’Erich. Déclaré inapte au combat par le médecin militaire (précédemment attaché à… l’Opéra de Vienne !), Korngold passe la première guerre mondiale dans la capitale autrichienne en tant que directeur musical de son régiment. A cette époque, il rencontre Louise (Luzi) von Sonnenthal, qu’il épousera quelques années plus tard (1924). A la sortie de la guerre, il termine Die tote Stadt qui va, dès sa création, connaître un succès sans précédent. L’opéra est immédiatement repris dans tout le monde germanique, devenant très vite l’œuvre la plus populaire des théâtres les plus prestigieux. Die tote Stadt s’exporte également et c’est dans le rôle de Marietta que Maria Jeritza fait ses débuts au Metropolitan Opera de New York. Pour Puccini, Korngold « a tellement de talent qu’il pourrait en donner la moitié aux autres et en avoir encore assez pour lui. »
Dans les années qui suivent, Erich est dans l’obligation d’assurer la viabilité financière du couple qui voit naître un premier fils en 1925. Les engagements en tant que chef se succèdent mais Korngold trouve une activité très lucrative dans l’arrangement d’opérettes, viennoises pour la plupart. Si l’opéra suivant Das Wunder der Héliane est un relatif échec (public et critique, mais nullement musical), l’adaptation de Die Fledermaus de Strauss mise en scène par le grand Max Reinhardt est créée Berlin le 8 juin 1929 et donnée… 136 fois ! D’autres arrangements du même type suivent jusqu’à ce que Hitler arrive au pouvoir en Allemagne.
Les origines juives de Korngold le placent en bien mauvaise posture puisque très vite, il est empêché de diriger, n’est plus programmé et ne perçoit plus de droits d’auteur. Reinhardt, parti pour Hollywood y fait venir Korngold afin qu’il réalise l’arrangement de la musique composée par Mendelssohn pour A Midsummer Night’s Dream de Shakespeare, qu’il est en train de mettre en scène pour le cinéma. Premier voyage aux Etats-Unis pour les Korngold qui, une fois le travail terminé, rentrent à Vienne. A peine arrivés, ils repartent déjà pour d’autres engagements sur la colline californienne. La famille finit par s’installer définitivement à Hollywood, d’autant que l’ Anscluß, le 13 mars 1938, leur interdit désormais tout retour en Autriche. A Los Angeles, les voisins et amis s’appellent Alma Mahler, Bronislav Huberman ou encore Arnold Schoenberg. Korngold impose très vite son style propre à la musique de film, convertissant le cinéma à son esthétique. Avec Max Steiner, élève de Mahler, la musique d’essence viennoise s’installe sur les écrans, se diluant quelque peu pour devenir la norme. Les acteurs fétiches d’Erich sont Errol Flynn, Olivia de Havilland, Basil Rathbone ou encore Bette Davis. Ronald Reagan est même à l’affiche d’un des longs métrages dont Korngold signe la musique (Kings Row). Dix-huit productions et deux Oscars plus tard1, Erich décide de revenir à la musique « sérieuse ». Retour amorcé par la composition de Quatuor à cordes n°3 (1945) et qui verra naître le Concerto pour violon op.35 ou encore la Symphonie en fa# majeur op.40.
Toutes ces œuvres utilisent des mélodies et autres matériaux issus des compositions destinées au grand écran, preuve de l’estime dans laquelle Korngold tenait ces partitions. Le compositeur tente un retour en Europe mais toutes les essais se soldent par des échecs. Le continent est dévasté, l’Allemagne est battue et l’esthétique artistique a complètement changé. En octobre 1956, Erich est victime d’une attaque cérébrale dont il ne se remettra jamais complètement. Le 29 novembre 1957, terrassé par une hémorragie cérébrale, il décède à l’âge de 60 ans.
Le Wunderkind et l’opéra
C’est en 1913 que Korngold compose ses premières notes destinées à la scène lyrique. Son choix se porte sur une pièce assez courte – en un acte – d’Heinrich Teweles : Der Ring des Polycrates. L’argument est léger et l’œuvre n’est pas le chef d’œuvre escompté. L’effectif orchestral est plutôt léger et l’influence de l’opéra-comique allemand est perceptible.
Conscient que l’œuvre est trop courte pour occuper une soirée complète à l’opéra, Julius conseille à son fils d’en composer une autre du même acabit. Dans un genre différent – le drame – Violanta voit le jour. Située dans la Venise de la Renaissance (à quelques kilomètres de la Florentinische Tragödie de Zemlisnky…), la pièce aborde des thèmes aussi lourds que l’amour dans la mort, la vengeance, la mort, etc. Aujourd’hui tombée dans l’oubli, Violanta est le premier chef d’œuvre que Korngold compose pour l’opéra. Les deux pièces sont crées à Munich, sous la direction de Bruno Walter, le 28 mars 1916. Présent dans la salle, le célèbre critique Richard Specht note : « Ces deux œuvres appartiennent à une tradition de musique dramatiquement riche, dont font partie les œuvres de Richard Strauss, nous sommes bénis ce soir […] Ici s’exprime l’un des plus grands espoirs de notre musique, peut-être le plus grand2».
Fort de ce succès, Korngold entame Die tote Stadt. Composée entre 1916 et 1919, cette Ville morte connaît une double création puisqu’elle est donnée simultanément, le soir du 4 décembre 1920, à Hambourg (sous la direction d’Egon Pollack avec Maria Jeritza dans le rôle de Marietta) et Cologne (avec Otto Klemperer à la baguette3). Ce n’est que plus d’un mois plus tard que Vienne découvre l’opéra, qui devient très vite un des plus demandés de l’institution. Korngold le dirige lui même pour la première fois à Hambourg le 21 février 1921.
C’est une pièce de Hans Kaltneker qui sert d’argument à l’opéra suivant, Das Wunder der Héliane, commencé en 1923. Kaltneker, décédé en 1919 à l’âge de 23 ans, nourrissait une grand admiration pour Korngold. Son rêve de lui écrire un livret d’opéra est donc réalisé à titre posthume. L’orchestration de l’ouvrage n’est achevée qu’en 1927, soit quelques mois avant une création qui est loin de connaître le succès des opéras précédents. En cause, la concurrence de Jonny spielt auf de Krenek. Le monde musical germanique voit s’affronter, jusqu’au ridicule, les partisans des deux compositeurs. Mais Kongold ne semble pas avoir conscience de la crise que traverse alors l’opéra. L’argument de Das Wunder der Héliane (un monarque tyrannique, une histoire d’adultère et une double résurrection) véhicule encore les valeurs philosophiques et esthétiques « romantiques » du genre, perçu au moment de sa création comme l’apanage d’une classe sociale particulière : la bourgeoisie. Malgré tout, l’échec de la création n’empêche pas la pièce d’être donnée dans les grandes maisons allemandes.
Le choix de livret du cinquième et dernier opéra du compositeur, Die Kathrin, n’est arrêté qu’après moult rebondissements. C’est finalement sur une histoire d’amour à la fin heureuse que le choix se porte. Musicalement, cette partitionest loin d’égalerles flamboyantes réussites de Violanta, Die tote Stadt et Das Wunder der Héliane.
Die tote Stadt
A l’origine de Die tote Stadt se trouve le roman Bruges la morte4 de l’écrivain belge Georges Rodenbach (Tournai 1855- Paris 1898) qui en conçut une adaptation théâtrale intitulée Le Mirage. Les Korngold prennent connaissance de ce texte dans la traduction allemande de Siegfried Trebitsch (Das Trugbild5). Après un essai infructueux avec Henrich Müller, déjà librettiste de Violanta, c’est Julius qui se charge de l’adaptation du livret qu’il signe sous le pseudonyme de Paul Schott (le prénom est celui du personnage principal de l’opéra tandis que Schott fait référence à l’éditeur de la musique d’Erich6). La révision de Julius apporte de considérables modifications au texte d’origine qui permettent un certain nombre de possibilités que la pièce de Rodenbach n’offrait pas. Il change le nom des personnages, ajoute la figure de Franck, ami de Paul, et modifie surtout la structure de l’œuvre en situant dans le monde du rêve et du fantasme une grande partie de l’action, dont le meurtre de Marietta, bien réel lorsque, chez Rodenbach, Huges étrangle Jane avec la tresse de sa défunte épouse.
L’univers dans lequel se situe l’action n’est pas sans rappeler celui du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, publié la même année que le roman de Rodenbach (1892) et qui a donné lieu au chef d’œuvre que l’on sait. La symbolique des cheveux, typique du Jugendstil et commune aux deux œuvres, est d’ailleurs traitée avec plus d’insistance par Korngold que par Debussy. Elle renvoie bien sûr aux idées d’amour et de mort. Erich s’est exprimé sur ce qui l’a attiré dans la pièce de Rodenbach et l’adaptation qui en fut faite par son père :
« Bruges et son ambiance particulière de mélancolie […] la lutte entre la puissance érotique de la femme contre la puissance émotionnelle de la mort, l’idée plus profonde entre la vie et la mort en général, le royaume fantastique et onirique dans lequel l’argument a été déplacé [par Paul Schott], tout cela m’attirait7. »
Synopsis
Laissons à Korngold le soin de nous raconter l’œuvre :
« L’action a lieu à Bruges à la fin du dix-neuvième siècle. La vision quant à elle (Acte II et première partie de l’Acte III), est censée avoir lieu plusieurs semaines après les évènements de l’Acte I.
ACTE I
A Bruges Paul pleure la disparition de sa jeune femme, Marie. Cette ville morte, dont les cloches, les vieilles maisons délabrées, les eaux dormantes, les églises et les cloîtres obscurs rappellent sans cesse la mort et l’aspect transitoire de l’existence, est devenue pour lui le symbole de la morte et du passé. Dans une pièce de sa maison – un « temple du souvenir » – il conserve tout ce qui peut lui rappeler sa bien-aimée : […] surtout une épaisse mèche de cheveux dorés, qui, soigneusement préservée, brille à l’intérieur d’un coffret en verre, […] Il reçoit la visite de Franck, qui est juste arrivé à Bruges et trouve son ami dans une étrange crise. Paul vient en effet de rencontrer une femme dont la ressemblance frappante avec la défunte l’a plongé dans un profond état d’excitation et de perplexité ; il n’a pu résister au désir de l’inviter chez lui car il veut la voir traverser « la chambre de Marie » pour assister au retour de la vie.
Marietta, une danseuse lilloise, entre enfin. Elle chante[ …] et danse devant le veuf dont tous les sens sont en éveil. Il se laisse séduire et essaie d’embrasser la jeune femme, mais tout en voulant lui échapper, celle-ci emporte avec elle le rideau qui recouvrait le portrait de sa femme. N’est-ce pas elle, Marietta sur ce portrait ? Le même châle, le même luth ? Mais elle ne doit pas arriver en retard à la répétition : elle joue Hélène dans Robert le Diable de Meyerbeer. Paul la laisse partir, déchiré entre sa loyauté à l’égard de sa chère Marie et son désir nouvellement apparu. C’est dans cet état de tension extrême qu’il a une vision : Marie descend du portrait, obéissant à la conscience et à l’imagination de son mari. Il lui est demeuré loyal, dit-il, sa chevelure garde la maison. Puis le fantôme disparaît lentement : « Sort dans la vie, quelqu’un d’autre t’appelle… vois et comprends… » Et au lieu de Marie, il voit soudain Marietta, qui danse dans l’abandon le plus complet.
ACTE II
La vision continue. Paul s’imagine, la nuit, sur un quai solitaire en face de la maison de Marietta. Il observe et confie aux « confesseurs d’acier » – les cloches de Bruges – le trouble intense de son âme […] Soudain, une étrange silhouette s’approche de la demeure : Frank ! Lui aussi a succombé aux charmes de la séductrice. Paul arrache alors la clé des mains de son ami… qui devient son ennemi. Tout en riant et en chantant, des membres de la troupe de Marietta approchent en bateau. Paul se dissimule et tend l’oreille. Un nouveau rêve d’abord assez gai prend forme : quelqu’un fait la cour à Marietta puis elle apparaît aux bras du danseur Gaston. Tous sont très joyeux, boivent et chantent « A bas Bruges ! » puis Marietta leur suggère de répéter en plein air la scène d’Hélène de la pièce qu’ils doivent bientôt interpréter. Victorin, le metteur en scène, siffle le motif de la résurrection de Robert le Diable. […] Lorsque Marietta, ou plutôt Hélène quitte le banc, censé représenter un cercueil et se tourne vers Gaston en interprétant une danse pleine de séduction, Paul se précipite vers elle il n’a pu supporter que Marietta tourne en ridicule la séquence de la résurrection, une notion sainte à ses yeux. « Toi, une ressuscitée ! Jamais ! ». Marietta […] reste seule avec Paul, qui la couvre d’invectives, lui révèle les sentiments qu’il avait jusque là tenus bien cachés et lui dit surtout qu’en elle il n’avait aimé que le souvenir de sa femme. Profondément blessée, Marietta décide de se battre contre sa rivale défunte. Elle rassemble tous ses pouvoirs de séduction et attire une fois de plus Paul auprès d’elle. Incapable de se contrôler, celui-ci se rend. Il exprime le désir d’entrer dans la demeure, mais Marietta refuse : « allons plutôt dans ta maison, dans sa maison ». Là elle souhaite passer la nuit auprès de lui et bannir à jamais le fantôme…
ACTE III
Le lendemain matin, Paul trouve Marietta dans la chambre de Marie, où elle examine le portrait d’un air triomphant. C’est le jour de la procession religieuse et Marietta veut la voir passer de la fenêtre de cette pièce […] Fasciné par cette cérémonie passionnante, Paul se laisse aller à décrire la procession […] et lorsqu’ apparaît l’évêque, présentant la châsse dorée, tous s’agenouillent, Paul y compris. Marietta l’observe avec ironie. Comme il est pieux ! Elle est alors saisie d’un besoin démoniaque de profaner ses sentiments et de les étouffer sous son pouvoir de séduction érotique. Il faut que Paul l’embrasse, immédiatement ici même. Mais il la repousse avec un geste de dégoût. Une fois de plus, il est envahi par des sentiments contradictoires et observe la procession qui s’avance vers la pièce d’un air menaçant. Mais Marietta se moque de lui et de ses superstitions. Tout en se maîtrisant, Paul défend solennellement sa foi dans l’amour et la loyauté, ce qui provoque plus encore la jeune femme. Elle l’accuse alors brutalement d’hypocrisie et de faiblesse. Paul lui crie de partir mais elle refuse et se dirige vers le portrait de Marie. « La lutte commence : la vie contre la mort ! » Puis elle découvre le coffret de cristal contenant les cheveux de la morte […] Paul essaie de lui arracher la mèche des mains, mais Marietta l’enroule autour de son cou et se met à danser en riant d’un rire ironique. Hors de lui, Paul se précipite sur elle, la renverse et l’étrangle avec la tresse. […]
La pièce est plongée dans l’obscurité : la vision est terminée. Le jour revient très lentement et Paul se réveille. Il voit la mèche de cheveux, intacte, dans le coffret. Brigitta lui annonce que la femme qui lui a rendu visite a fait demi-tour ; pourtant, Marietta entre (elle a oublié son parapluie et ses roses ) : « un signe qui m’indique de rester ? » Mais Paul restant silencieux, elle sourit, hausse les épaules et repart. A la porte elle rencontre Frank, qui s’incline devant elle « C ‘était cela, le miracle ? » C’était bien le miracle : Paul ne la reverra pas […] Il quittera Bruges, la cité de la mort. Ici sur terre, il n’y a pas de réunion possible avec ceux qui nous ont quittés, pas de résurrection. »
La musique
On détecte dans la partition de Die tote Stadt un certain nombre d’influences qui frappent par leur diversité. Eclectisme qui caractérise la compositeur. A côté de passages qui évoquent des opérettes de Johann Strauss dont Korngold est un grand connaisseur, on trouve la procession du troisième acte qui fait immédiatement songer au grand opéra français (en plus d’une citation de Robert le diable de Meyerbeer). La chanson de Marietta (Mariettas Lied) du premier acte rend hommage tant au Lied (par sa structure strophique) qu’au « sentimentalisme » de Puccini et l’orchestration luxuriante ne s’éloigne pas de celle de Richard Strauss.
Comme c’était déjà le cas dans Violanta, Die tote Stadt est truffée de Leitmotive, technique wagnérienne reprise par Korngold. Ainsi, le compositeur attribue une signature musicale à la ville de Bruges, aux cheveux, au thème de la vision (2e acte et début du 3e), etc. Ces motifs utilisent un intervalle cher au cœur de Korngold : la quarte. S’il s’en sert de différentes manières (descente chromatique, sauts ascendants ou enchaînements d’accords), cet intervalle est un des préféré du compositeur qui l’utilise déjà dans le « motif du cœur heureux », qui structure la Sinfonietta op.5 et se retrouve dans bien d’autres œuvres. Motif et Sinfonietta en si majeur, tonalité qui symbolise Marietta dans La ville morte, jusqu’à son meurtre fantasmé en… si mineur.
L’originalité de l’œuvre réside sans doute dans cette « vision » d’une abstraction hallucinée. Un procédé narratif inédit sur la scène de lyrique mais plus fréquent au cinéma. Prémonitoire peut-être… Lors de la résurrection new-yorkaise de l’œuvre, en 1975, certains critiques ont reproché à l’esthétique de l’opéra de trop tirer vers la musique de film, ne réalisant probablement pas que Die tote Stadt avait été conçue bien avant que le compositeur ne soit en contact avec le cinéma ! Mais il est vrai que cette Ville morte préfigure quelques grandes partitions destinées à l’écran. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le prélude de l’acte III avec la musique de Escape me never ou The Constant Nymph…
Difficile de passer sous silence la prodigieuse orchestration qui s’inspire largement des maîtres penser du jeune compositeur (Mahler, R. Strauss, etc.) et demande au minimum un orchestre de 120 musiciens – dont quelques-uns sur scène. Elément original : la présence de claviers est requise. Si Korngold a pour habitude d’utiliser le piano dans (presque) toutes ses pages orchestrales, Die tote Stadt exige également un célesta, un harmonium et… un grand orgue d’église ! Le compositeur divise également les cordes (influence debussyste ?) même si ce procédé ne sera poussé à l’extrême que dans l’opéra suivant, Das Wunder der Héliane. A orchestration virtuose, écriture vocale virtuose. Rôle exigeant que celui de Paul, souvent poussé dans ses derniers retranchements, alors que Marietta demande de la cantatrice qui l’interprète de pouvoir danser, point commun avec une certaine Salomé…
Bien que composée après l’émancipation de la dissonance amorcée par Schoenberg, la musique de Korngold, qu’elle soit lyrique, instrumentale ou cinématographique, ne se départit jamais de la tonalité. Mais on ne peut pas accuser Erich de ne pas tenter d’en repousser les limites plus loin encore que ce qu’ont fait Mahler, Richard Strauss ou Zemlinsky. C’est lorsqu’il étudiait avec ce dernier que le jeune Korngold prit la mesure de l’intérêt de la « résolution différée ». Bien que toujours empreint d’une certaine logique, le parcours tonal de l’opéra est, comme celui de toutes les œuvres du compositeur, bien sinueux et l’analyse ne manque pas d’intérêt – voire de défi- pour l’exégète. Autre caractéristique de la musique korngoldienne, sa complexité rythmique, mélodique et métrique. Agogiques et indications diverses truffent la partition, à ce point qu’on peut écrire que Korngold « note » consciencieusement le rubato !
Bien que le reste de la musique d’Erich Wolfgang Korngold soit, depuis la prise de pouvoir des Nazis à nos jours, presque totalement oubliée des programmateurs de concerts, les années 1960 et 1970 voient le retour de Die tote Stadt sur les scènes de Munich, Gand, Anvers, Vienne, etc. On dénombre plus de 80 productions dans le monde depuis la mort de Korngold. On doit le premier enregistrement « officiel » de l’œuvre à Erich Leinsdorf en 1976. Une morte cité qui assure la survivance d’un compositeur à (re)découvrir…
Nicolas Derny
Bibliographie
En français
- N. Derny, Erich Wolfgang Korngold, itinéraire d’un enfant prodige, Editions Papillon, Genève, 2008
- M. Pazdro (éd.) Erich Wolfgang Korngold : La ville morte, L’Avant-scène Opéra n°202, Editions Premières loges, Paris, 2001
En anglais et allemand
- B.G. Carroll, The last prodigy : a biography of Erich Wolfgang Korngold, Amadeus Press, Portland, 1997
- J. Korngold, Die Korngolds in Wien, Editions Musik & Theater, Zurich, 1991
- L. Korngold, Erich Wolfgang Korngold, Verlag Elisabeth Lafite, Wien, 1967
- H. Pöllmann, Erich Wolfgang Korngold, Aspekte seine Schaffens, Schott, Mainz, 1998
- G. Wagner, Korngold. Musik ist Musik, Matthes & Seitz, Berlin, 2008
Discographie
- R. Kollo, C. Neblett, B. Luxon, R. Wagemann, H. Prey, Chor des bayerischen Rundkunks, Münchner Rundkunkorchester, E. Leinsdorf. 2 CD RCA GD87767 (2)
- A. Bergström, K. Dalayman, L.E. Jonnson, H. Leidland, U. Qvale, T. Sunnegardh, Royal Swedisch Opera Chorus, Royal Swedisch Opera Orchestra, L Segerstam (direction) 2 CD Naxos 8.660060-61
- B. Skovhus, A. Denoke, E.F. Lorenz, M. Roider, S. Grigorian, I. Simina, Wiener Staatsopernchor, Wiener Philarmoniker, D. Runnicles (direction)
- A. Denoke, T. Kerl, Y. Bakutov, B. Svenden, B. Beier, J. Oesch, C. Baumgärtel, S. Genz, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, J. Latham-Koenig (direction), I. Levant (mise en scène) 1 DVD Arthaus-Musik 100 343
Partition
Lien
1 Pour Anthony Adverse (1937) et The Adventures of Robin Hood (1938)
2 Cité par B. G. Carroll, The last prodigy : a Biography of Erich Wolfgang Korngold, Amadeus Press, Portland, 1997, p.122
3 Johanna Klemprer, épouse du chef tenait alors le rôle de Marietta.
4 L’internaute en trouvera le texte intégrale sur http://users.skynet.be/fa007429/brutxt.h
5 S. Trebitsch (1869-1956) avait déjà traduit la pièce sous le titre Die stille Stadt donnée en 1903 au Deutsches Theater de Berlin. Il republie la pièce sous le titre Das Trugbild en 1913, couplée avec une traduction de la pièce Le voile du même Rodenbach. Bien qu’auteur lui-même, Trebitsch est aujourd’hui connu pour sa traduction des pièces de G.B. Shaw.
6 La véritable identité de Paul Schott n’est révélée par la famille Korngold qu’en… 1975 à l’occasion d’une production de l’œuvre à New York.
7 Cité par H. Pöllmann, Erich Wolfgang Korngold, Aspekte seine Schaffens, Schott, Mainz, 1998