Rien ne semble pouvoir freiner l’essor du très fécond label de Versailles, pas même la crise sanitaire. Alors qu’il vient de publier une intégrale – la seconde au sein d’un catalogue clairsemé – des Boréades, l’ultime chef-d’œuvre de Rameau, les productions se poursuivent à un rythme soutenu. Si le théâtre ne peut plus accueillir de public, les musiciens continuent à l’investir pour d’autres aventures. Du 7 au 14 février, dans la foulée d’une joute amicale entre trois contre-ténors (Filippo Mineccia, Valer Sabadus et Samuel Mariño), Diego Fasolis succédait à Stefan Plewniak comme chef invité de l’Orchestre de l’Opéra royal pour une nouvelle gravure de La Senna Festeggiante de Vivaldi. Quatre jours de répétition (chanteurs et clavecin, puis continuo et finalement tutti) précédaient l’enregistrement couronné, à la Saint Valentin, par une captation vidéo. La veille, nous poussions la porte de l’entrée des artistes, rue des Réservoirs, excité à l’idée de découvrir la genèse du disque, sinon quelques secrets de fabrication….
Un Vivaldi à nul autre pareil
Le choix de La Senna festeggiante, nous explique Laurent Brunner, s’inscrit dans un projet plus vaste qui entend éclairer les rapports entre Venise et Versailles. Andrés Gabetta dirigera ainsi lors d’un même concert les fameuses Quatro Stagioni de Vivaldi, qui avaient été jouées dès 1728 au Concert Spirituel, et celles de Giovanni Antonio Guido (1675-1729), violoniste star des orchestres parisiens de la maturité de Louis XIV, qui furent éditées à Versailles. Les historiens n’ont pas encore pu identifier avec certitude le commanditaire de La Senna Festeggiante, écrite entre 1722 et 1725 et dont nous savons seulement qu’elle fut reprise à Turin en 1726. Toutefois, qu’il s’agisse du très francophile cardinal Ottoboni ou de l’ambassadeur de France auprès de la Sérénissime, Pierre-Vincent Languet, le livret fait clairement allusion à l’intronisation de Louis XV, pour le mariage duquel le diplomate avait déjà commandé à Vivaldi La gloria ed Imeneo (1725).
Contrairement à cette autre sérénade donnée à Venise dans les jardins de Languet, La Senna festeggiante affiche plutôt les proportions d’un opéra miniature que celles d’une cantate, mais elle reste fidèle au genre en ne comportant aucun enjeu dramatique. L’Età dell’Oro (soprano) et la Virtù (contralto) regrettent la perte de leur bonheur qu’elles retrouvent sur les bords de la Senna (basse), autre figure allégorique avec laquelle ils chantent les louanges de la France et de son nouveau monarque. Cette pièce occupe précisément une place unique dans l’œuvre de Vivaldi parce que son écriture intègre en plusieurs endroits le style français, en fait dès la première ouverture. L’Allegro initial porte l’indication « alla francese », en référence, note l’éminent vivaldien Michael Talbot, « à ses fulgurantes tirades (tirate, traits ascendants en notes rapides) et à sa rythmique en valeurs pointées ». Autre caractéristique rare, non seulement sous la plume de Vivaldi mais également de ses contemporains, qui privilégient d’ordinaire les voix aigües : c’est une basse, certes à l’étendue et à l’agilité hors norme, qui campe le rôle-titre et dame le pion à des partenaires vocalement moins brillant(e)s. La Senna Festeggiante a-t-elle été jouée à Versailles ? Nous l’ignorons, mais l’hypothèse n’est pas farfelue. D’innombrables concerts ponctuaient la vie de la cour, explique Laurent Brunner, et nous n’avons pas une vue exhaustive de ce qui a pu y être joué. En outre, les musiciens attachés au service du roi, ennemis de la routine, étaient avides de nouveaux répertoires.
Gwendoline Blondeel, Luigi De Donato et Lucile Richardot © Pascal Le Mée
Il ne voit rien, mais entend tout
Hormis au travers des masques, la pandémie ne se rappelle à nous qu’en prélude à la session du jour : l’infirmier, qui doit tester chaque interprète avant qu’il ne rejoigne la scène, se fait attendre et le travail commence avec une demi-heure de retard. Assis au clavecin, le casque sur les oreilles, Diego Fasolis sollicite un homme invisible alors que l’orchestre vient tout juste d’achever le premier mouvement de la partition. Dissimulé derrière un épais rideau côté jardin, Olivier Rosset ne voit rien, mais entend tout : un menu décalage entre instrumentistes, une note à l’intonation défaillante ou une sonorité trop métallique dans un passage… rien n’échappe à l’oreille affûtée de l’ingénieur du son, dont les commentaires sont diffusés sur le plateau et suscitent des échanges aussi bien avec Diego Fasolis qu’avec des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra royal.
Les deux hommes nouent un véritable dialogue, sans rapport de force ni tension, sans doute parce que leurs rôles sont clairs. C’est la vision du chef qui prévaut et, si nécessaire, l’ingénieur s’enquiert de ses intentions. Quand, par exemple, l’appui sur un temps lui paraîtra alourdir le discours, Olivier Rosset osera le signaler, mais en termes objectifs et dépourvus de toute critique puisqu’il demandera ensuite si l’effet est voulu. Il lui arrive, mais avec parcimonie, de livrer spontanément son opinion sur l’interprétation, mais il le fait avec tellement de tact et de douceur que personne ne pourrait prendre la mouche. Techniquement plus abouti lors de la deuxième prise, l’Allegro initial a, par contre, perdu un peu de la poésie qui animait la première, dont Rosset avait d’ailleurs souligné l’excellent esprit. Sans doute focalisé sur les quelques défauts à corriger, l’orchestre nous avait également semblé moins libre et inspiré.
Les artistes remettent sans cesse l’ouvrage sur le métier, soutenus dans leurs efforts par les encouragements du maestro et de l’ingénieur du son. Le premier sait exactement le rendu qu’il veut obtenir, il anticipe le résultat final et n’hésite pas à l’expliquer au second. Après avoir dirigé un mouvement lent, au balancement hypnotique qui porte indéniablement la griffe de Vivaldi, Diego Fasolis demandera à Olivier Rosset de tenir la flûte à distance pour que sa couleur ne compromette pas l’homogénéité de l’ensemble.
Lucile Richardot et Diego Fasolis © Pascal Le Mée
Ceci n’est pas un concert
On avance lentement, phrase par phrase, et chaque mesure gagnée compte dans cette quête d’absolu. Suivre en direct ce work in progress s’avère passionnant, tant sur le plan artistique que sur le plan humain. « On n’est pas loin de la perfection » lance Olivier Rosset à un moment donné. Au-delà du feedback constructif, la formule est tout sauf anodine et dévoile l’objectif d’un enregistrement : se rapprocher de l’idéal. Et dans le meilleur des cas, il s’en rapproche effectivement davantage qu’un concert parce que les interprètes disposent d’une tout autre marge de manœuvre. Pour renforcer le contraste, essentiel dans la rhétorique de l’aria da capo, entre les sections A et B, Diego Fasolis demande à un musicien de changer d’instrument et l’artiste dépose sa guitare pour s’emparer d’un (archi)luth. Ce tour de passe-passe serait impossible en concert, où un autre membre de l’orchestre devrait prendre le relais.
Il va sans dire que tout bruit incongru est proscrit, or les parasites ne manquent pas cette après-midi : vrombissement d’hélicoptère, sirènes ou moteurs de voiture et même un craquement dans l’édifice qui pousse Diego Fasolis à lever les yeux vers les cintres. Il faut s’armer de patience et d’opiniâtreté, car la justesse est sacrée et la moindre intonation douteuse peut également ruiner une prise – l’instabilité des cordes au sein des formations baroques est tout sauf une légende. Mais pouvoir s’arrêter pour réaccorder les instruments au moindre doute est impensable en live.
Diego Fasolis : leader et coach
« J’ai perdu mon La » confesse soudain, en toute simplicité, le maestro. Franchise et simplicité : une attitude payante quand il faut mettre un groupe dans sa poche et le fédérer, ce dont un ensemble aussi jeune et sans chef permanent a peut-être encore plus besoin. Les meilleurs leaders, ceux qui inspirent et tirent leurs équipes vers le haut, ne craignent pas de laisser paraître leur vulnérabilité. « Chaque jour, on est plus fatigué que le précédent » reconnaît Diego Fasolis, qui depuis une semaine enchaîne avec la phalange versaillaise des journées de six ou sept heures d’intense concentration. A la pause, une instrumentiste renchérit en expliquant combien la transition est rude après une longue période d’inactivité forcée.
Parvenir à jouer ensemble, dans le sens pleinement musical du terme, c’est-à-dire en parfaite synchronisation, est manifestement le plus grand des challenges et développer la collégialité parmi ces intermittents d’horizons divers implique d’être aussi à l’écoute des individualités. Prendre la peine de s’adresser à un artiste dans sa langue et, pour ce faire, alterner le français, l’allemand ou l’italien témoigne chez Diego Fasolis d’un respect, sinon d’une courtoisie dont ses pairs ne sont pas toujours prodigues… Les encouragements, le renforcement positif résonnent avec authenticité dans la bouche de cet excellent pédagogue qui ne néglige pas non plus l’humour. Il faut le voir brandir une guitare imaginaire et imiter un rocker pour illustrer l’énergie que réclame une page virtuose.
Luigi De Donato © Pascal Le Mée
Luigi De Donato, puissant maître des flots
Grandiose aria all’ unisuono que Vivaldi appelle à exécuter « allegro più ch’è possibile », « Qui nel profondo del cupo fondo » devait mettre en lumière la vaillance d’une basse exceptionnelle. « Beaucoup de choses sont déjà là » s’enthousiasme Olivier Rosset, même s’il pointe ensuite, en exerçant l’imparable rigueur qu’on attend de lui, un départ légèrement tardif du soliste sur un temps. Diego Fasolis, quant à lui, ne trouve rien à redire, mais corrige la ponctuation de l’orchestre en l’invitant à marquer une césure après les mesures 69-70. Interprète recherché de Vivaldi comme de Haendel, Luigi De Donato affronte les coloratures avec un aplomb réjouissant et il constituera certainement un des atouts majeurs de cette nouvelle version de La Senna Festeggiante. Qui peut le plus peut le moins : sa performance ne nous surprend guère, après l’avoir entendu embrasser l’ambitus phénoménal du géant Polyphème dans la pastorale de Haendel Aci, Galatea et Polifemo.
Par ailleurs, cette voix longue, solide et flexible déploie un splendide legato et s’épanouit aussi bien dans le cantabile que dans la bravoure. D’un accompagnato éminemment suggestif qui s’achève dans d’impressionnants abysses (« Ma già ch’unito in schiera »), Luigi De Donato nous livre une lecture tout en finesse. Attentif au sens du texte, qui compare le monarque à « un astre sublime » dont « le rayon étincelant asservit la mer et fait trembler le monde », le chef demande plus de crescendo aux instrumentistes afin d’exprimer la puissance du roi. De même, sensible au climat du somptueux Largo qui suit (« Pietà, dolcezza »), il réclame plus de rondeur et réfléchit en termes d’harmonie : « En mi mineur, il faut que les Sol soient énormes ! » Plus tard, on croit tomber sur un os : après une énième reprise, l’équilibre entre l’orchestre et la voix s’est amélioré, mais le Ré final n’est pas au point. L’ingénieur vole à la rescousse : on l’a dans une autre prise ! Vous n’imaginez pas les prodiges réalisés au montage…
Totalement absorbé, nous avons perdu la notion du temps, or le couvre-feu vient d’entrer en vigueur. C’est également la pause, mais nous ne pouvons quitter Versailles sans avoir écouté Lucile Richardot (La Virtù), ne serait-ce que quelques minutes, à défaut de pouvoir entendre également Gwendoline Blondeel (L’Età dell’Oro). Récemment applaudie à Rouen pour sa prise de rôle dans Pelléas et Mélisande, la mezzo opère un virage dont elle est familière et retrouve Vivaldi quatre ans après une Arsilda haute en couleurs. Si nous n’avons pas vu l’heure tourner, les héros, eux, sont fatigués. Jouer en mesure peut être une vraie gageure et Vivaldi ne pardonne pas. Diego Fasolis ne disait-il pas, en début d’après-midi « qu’il faut avoir la précision d’une machine » ? Et de joindre le geste à la parole : c’est au son du métronome que tous répètent l’Allegro ma non troppo de la Virtù « Stelle, con vostra pace ». Les choses se mettent en place et les micros peuvent être rouverts. Le chant s’élève et nous emporte avec lui, captivé que nous sommes par ce diamant noir et liquide aux reflets irréels. « C’était presque émouvant » s’exclame le chef, propos a priori déroutant et ambigu, mais qui se révèle le plus beau des compliments une fois explicité : « C’est le problème dans mon métier, je dois rester à la limite, sinon je pleure. »