« C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens ».
Molière, La Critique de L’École des femmes, sc. VI.
Pourquoi rit-on ?
« Un calembour, un ronflement qui s’élève dans une assemblée grave, une naïveté d’enfant, un chien qui entre à l’église pendant la messe, un quiproquo, un ivrogne qui titube, une parodie, la robe de l’actrice qui s’accroche à un clou du plancher, un costume démodé, le lapsus d’un orateur, une cabriole de clown, voilà quelques échantillons au gré du souvenir » (1). La grande Yolande Moreau aime à dire « Le rire est comme une bouffée de tendresse ». Elle adoucit ainsi l’une des maximes fondamentales d’Henri Bergson, qui considérait le rire comme un rappel à l’ordre social : « Sa fonction est d’intimider en humiliant ». De fait, le public, surtout en période de crise, aime autant rire que d’être ému. Et la frontière entre ces deux éléments est loin d’être aussi rigoureuse qu’il semble de prime abord. C’est certainement sur ce fil ténu et fragile qu’Offenbach a tout particulièrement excellé.
Rire et drame au théâtre lyrique
La fonction initiale du théâtre lyrique n’est pas fondamentalement de faire rire, mais d’exprimer des tensions, des grands sentiments exacerbés, des crises et oppositions, amour, trahisons et morts violentes. Et pourtant le comique s’y est également forgé une place toute particulière, entraînant des rires qui semblent à certains incongrus. Ainsi des compositeurs surtout italiens, mais aussi français et allemands ont-ils développé entre 1815 et 1848, à seule fin de faire rire, l’emploi de la répétition de mots ou d’onomatopées. Matthieu Cailliez (2) explique ce phénomène en faisant référence à la théorie d’Henri Bergson selon laquelle le rire est produit par « du mécanique plaqué sur du vivant », et souligne qu’en outre « l’imitation d’instruments de musique, de sons humains corporels, de cris d’animaux, de bruits d’objets, etc. est un procédé comique traditionnel de l’opera buffa ». Offenbach reprendra l’idée à son compte, comme par exemple dans le « Sextuor de l’alphabet » de Madame l’Archiduc. Un peu en marge, Fromental Halévy se moque, dans son Dilettante d’Avignon (1829), des compositeurs italiens et de la vogue rossinienne. La faconde comique irrésistible qu’il y développe a pu influencer Offenbach, dont le Choufleuri reprend certaines idées.
Les ficelles du comique au théâtre
Offenbach, dont le sens de l’humour était au moins aussi développé que celui de la communication, avait bien compris ce qui faisait venir les spectateurs. Ceux-ci veulent rire, ils viennent pour cela. Et pour plaire à la masse du public, il fallait des choses faciles. C’est ce qu’il exigeait de ses librettistes, dont le rôle concernant le domaine comique n’est pas moins important que le sien. En effet, avant que d’être une œuvre lyrique, un livret d’opéra bouffe se construit sur une trame théâtrale, sur laquelle va travailler le compositeur. Et de fait, il est intéressant de relever les similitudes de conception entre les auteurs de théâtre de la même époque et les opéras bouffe d’Offenbach, tout particulièrement en ce qui concerne son contemporain Labiche, avec qui il collabora plusieurs fois. Labiche parodie les bourgeois de son temps, mais aussi le théâtre classique et l’Antiquité. Offenbach pratique de même, mais dans son domaine.
Le comique de la musique d’Offenbach
Offenbach savait l’art de composer une musique drôle en soi, entraînante, et des refrains que l’on fredonnait en sortant de la salle. Nombre de ses ouvertures, comme celle d’Orphée aux Enfers ou de La Permission de 10 heures en sont les témoins. Mais il excellait également à construire un véritable discours comique en appliquant à des textes drolatiques l’art du contrepoint musical. Comme le soulignait Charles Bauquier, « Offenbach, en adaptant souvent de la musique burlesque à la farce, a créé un genre qui n’est pas sans intérêt » (Revue et gazette musicale de Paris, 25 avril 1869).
Mais toujours il s’efforce de respecter un équilibre entre le comique et le sentimental, disait Léon Escudier : « dans les scènes comiques, sa musique fait mourir de rire ; dans les scènes tendres ou passionnées, il atteint à une rare élévation de sentiment » (La France Musicale, 25 décembre 1864).
Les autres sources de comique
Il y a bien évidemment une grande disparité entre le rire à l’époque d’Offenbach et le rire aujourd’hui. Mais, en son temps, Offenbach a su exploiter, comme Labiche, les filons comiques de plusieurs manières. Deux axes principaux commandent le rire chez Offenbach : des procédés techniques dont le rôle est de susciter le rire, et l’attaque des grandes questions sociétales (sujets d’actualité, armée, politique, finances, féminisme, sexe) qui sont en même temps le procès de la nature humaine. Nous verrons qu’un troisième axe, le rôle du metteur en scène, s’y est ajouté à partir des années 1980.
Les bases du rire
Quelles sont donc les ficelles employées par Offenbach pour faire rire ? Il va souvent très loin dans la satire sociale et, souvent irrévérencieux et toujours satiriste, il reste très provocateur. Alors, notre rire aujourd’hui est-il le même qu’au milieu du XIXe siècle ? Et pour autant, comment se fait-il que nous continuions à en rire aujourd’hui ?
Comme chez Labiche, les noms des personnages sont déjà souvent prétexte à sourire, et promesse de caricatures truculentes qui feront franchement rire. Tromb-al-ca-zar, Croquefer, Madame Poiretapée, Madame Madou et Madame Beurrefondu, Fé-an-nich-ton, Ké-ki-ka-ko, Grabuge, Crysodule Babylas, Cacatois, Sparadrap, V’lan et autres Belle Lurette forment une galerie de portraits aux noms déjà fort drôles.
Les textes ont pour la plupart des moments amusants, Offenbach – sans aller jusqu’à la tragédie – tenant toujours à un équilibre entre les différents genres théâtraux. Parlant de La Grande-Duchesse, Le Ménestrel du 21 avril 1867 souligne que le livret comporte des scènes du meilleur comique. Quant au Figaro, il rapporte le 4 novembre 1866 que « Les spectateurs ont prouvé par des éclats de rire, que cette parodie de “la vie parisienne” ne pouvait mieux finir ». Bien sûr, la Commission de Censure était particulièrement pointilleuse sur les éléments comiques, mais comme elle devait être satisfaite, c’était souvent par des contournements astucieux.
Les éléments du mécanisme
Les ressorts comiques chez Offenbach sont tout simplement les « trucs » ou « ficelles » du théâtre et non de l’Opéra. L’absurde, le quiproquo et le non-sens sont les bases fondamentales du système de rire concocté par Offenbach. « Charbonniers et fariniers » (La Boulangère a des écus), l’air de Théodorine de L’Île de Tulipatan « Je vais chercher les petites cuillères, puis j’atteindrai les couteaux à dessert », qui annonce le gril de Pomme d’Api, ne peuvent laisser personne de marbre, tandis que le quiproquo, peut-être moins fréquent, connaît un sommet dans Geneviève de Brabant avec le trio Drogan, la duchesse et sa suivante.
L’onomatopée est également un constituant irrésistible du rire chez Offenbach. Ainsi en est-il de l’air « En allant à son ministère » (Le Brésilien, 1863) et son inénarrable « coucou » final. D’ailleurs les animaux y ont souvent la part belle, avec les « ouah-ouah » du « Chien du colonel », l’air majeur de son opéra-bouffe en un acte La Romance de la Rose (1869), ou les cocorico de la « poule sur un mur… » de Geneviève de Brabant. On trouve aussi de drolatiques onomatopées dans la chanson à boire du trio du bouchon de Pépito, avec son nectar qui coule et ses joyeux glou glou glou glou… (qui seront repris dans le prologue des Contes d’Hoffmann). Tout comme le quatuor du canard (il s’agit d’un journal et des nouvelles qu’il colporte) avec ses drôles de « coin-coin » (L’Île de Tulipatan), où, dans un autre air « Vive le tintamarre et le bruit », on assiste à de délirantes imitations d’instruments de musique pour arriver à l’ensemble « Et digue et digue et digue et don » : comment résister lorsque l’on est entraîné dans un tel tourbillon ! Les Deux aveugles utilisent une recette proche, avec un « dereding ding » suraigu qui annonce le Fritz de La Grande Duchesse. Et bien sûr sans oublier le sextuor de l’alphabet de Madame l’Archiduc, ni « Zzzzzzzzzzzzzzzz, Oh ! La belle mouche ! » d’Orphée aux Enfers.
De fait, Offenbach a toujours adoré jouer avec les mots, et poussait ses librettistes à aller dans ce sens, car son style permettait ensuite une interaction texte-musique particulièrement efficace. Bataclan et son « quatuor chinois », parodie d’opéra italien écrite en charabia fait toujours aujourd’hui comme à sa création « rire depuis la première note jusqu’à la dernière ». Mais rappelons que le comique « Je suis mari de la reine, ri de la reine » a été transformé en 1901 par l’époux, poux de la reine, calembour dépassant ce que souhaitait le compositeur.
Et il y a aussi les références au domaine du quotidien, qui parle encore plus directement au public populaire : « J’ai cassé le nez de la Princesse » et « Ah, j’ai mal aux dents… » (La Princesse de Trébizonde), « Après le pâté, c’est bien bon le thé… », « L’excès en tout est un défaut, j’en ai mangé plus qu’il n’en faut… », (Geneviève de Brabant). « Gloire à l’administration » chante le facteur rural du Château à Toto. Quant aux « couplets de la migraine » de La Fille du Tambour Major, ou ceux « du rire » de La Jolie Parfumeuse, ils n’engendrent pas plus la mélancolie.
Enfin, si Offenbach se moque des particularismes et accents locaux, c’est toujours avec bonhomie, comme dans Lischen et Fritzchen (« Ché souis Alsâcienne… », « do wurd elsassisch gereddt, hopla geiss ! » [ici l’on parle alsacien, allez hop !], où il se brocardait lui-même, réécoutons Anne Sofie von Otter et Laurent Naouri… Ou avec ce paysan rétif qui prend des cours de chant (La Leçon de chant électro-magnétique).
Acteurs et chanteurs
L’œuvre d’Offenbach doit beaucoup aussi à ses interprètes, dont plusieurs étaient fort drôles et contribuaient largement à faire venir le public. Le maître les choisissait pour leurs qualités vocales, mais plus encore pour leur bonne prononciation, leur sens du théâtre et du jeu dramatique, leurs dons comiques, et pour certains leur apparence atypique. Car pour la plupart, ils avaient un physique, une « gueule », une silhouette, une allure générale leur permettant de camper des personnages bien typés, sans avoir à jouer des grimaces. On louait tout au contraire leur finesse et leur subtilité jointe à une réjouissante excentricité. Trois d’entre eux ont marqué la période – et leurs rôles – d’une trace indélébile.
Léonce (1820-1900), ténor et contre-ténor, était à la ville un personnage fort sérieux derrière ses célèbres lunettes bleues, « avec cette mélancolie de saule pleureur qui fait crever de rire », un peu l’emploi futur de Buster Keaton (3). Offenbach est séduit par son côté pince-sans-rire, et l’engage aux Bouffes-Parisiens, où il va exceller notamment dans les rôles de travesti (Hélène de Saint-Bourdon, Madame Schabraque, Madame Poiretapée, la duchesse de Chamellini, Madame Balandard, dont le seul équivalent actuel au niveau scénique – sinon vocal – serait Michel Fau), ou encore en duc Sifroy (il fait régulièrement bisser l’air de la Poule), en caissier Antonio des Brigands. et plus tard en Ménélas.
Désiré (1823-1873) était tout l’opposé. La tradition raconte que c’est à Marseille qu’Offenbach vit Désiré pour la première fois, qui tenaoit dans Les Deux aveugles le rôle de Girafier, dans lequel il le fit rire « à s’en tenir les côtes ». (4) Il l’engage aussitôt aux Bouffes-Parisiens. Adulé par le public, « Son jeu va jusqu’au grotesque, mais de ce grotesque bon-enfant , auquel on ne résiste pas… » (5). Jouant parallèlement beaucoup Labiche, il brilla chez Offenbach dans des rôles comme Madame Madou, Pigeonneau, Jupiter triomphant dans la scène de la mouche, le ministre Golo, le doge Cornarino-Cornarini, Choufleuri, Croquefe, Fritzchen, Cabriolo et Balabrelock.
Daubray, baryton Martin et « rondeur » (1837-1892), a succédé à Désiré dans beaucoup de rôles, Choufleuri, Madame Madou , Cabriolo et bien d’autres, et en a créé de nouveaux dont Rabastens, l’amiral Adhémar des Feuilles-Mortes, le baron Poupardet et Maître Peronila, souvent écrits par Offenbach en pensant à lui. « Rien que de voir entrer en scène ce gros homme joufflu et rebondi, aux mouvements alertes malgré l’embonpoint, on se sent disposé à rire : il y a dans ces petits yeux qui pétillent, dans cette large face rubiconde, une gaîté communicative à laquelle ne résisterait pas l’être le plus morose » (6).
A ces joyeux drilles, qui ont contribué à forger les succès comiques d’Offenbach, ajoutons José Dupuis, ou encore, dans La Belle Hélène, l’ensemble de la troupe qui est largement remarqué comme étant « plus drolatiques les uns que les autres » (Le Ménestrel, 25 décembre 1864). Lors de la création de La Vie parisienne, la presse cite aussi « Brasseur, passé maître en imitations, [qui] fait un Brésilien, un bottier, un major de table d’hôte et un diplomate bègue : quatre rôles, quatre faciès à mourir de rire » (Le Figaro, samedi 4 novembre 1866).
De nos jours, ces emplois d’acteur-chanteur ne sont plus susceptibles de faire courir le public, même si certains, dans des genres très différents (dont Régine Crespin, Vesselina Kasarova, Félicity Lott, Edwige Bourdy, Yves Coudray, Franck Leguérinel, Anne Sofie von Otter ou encore Natalie Dessay et Laurent Naouri dans le « duo de la Mouche ») font montre d’un grand sens de l’humour. Car le metteur en scène a maintenant pris le premier rang.
Ah, que j’aime les militaires !
De Pépito (1853) à Belle Lurette (1880), en passant par Dragonette (1857) et Fleurette (ou Couturière et trompette, 1872) et ses irrésistibles Taratatatata et Ramplanplanplanplan, jusqu’à la célébrissime Grande Duchesse de Gerolstein et La Fille du Tambour-Major, les militaires peuplent les œuvres d’Offenbach. C’est qu’ils étaient étroitement incorporés à la société du temps, et qu’il était de bon ton – à titre d’exutoire – de se moquer de leurs travers.
Dans cette galerie de personnages truculents, plusieurs sont passés à la postérité. La grande Duchesse elle-même, qui course les jeunes soldats, et le général Boum dont l’air (« Et pif paf pouf et tara papa poum, je suis, moi, le général Boum ! Boum ! »), constitue l’un des meilleurs concentrés comiques qui soit de paroles et de musique. Ainsi est ridiculisé de manière efficace un impérialisme militaire hors contrôle et toujours d’actualité.
Mais le record des rires a été relevé dès l’époque de leur création par les carabiniers des Brigands, passés à la postérité dans une maxime : « être en retard comme les carabiniers d’Offenbach ». « Un fou rire s’est emparé des spectateurs à l’entrée des carabiniers. Il faut voir, il faut entendre le brigadier Baron dire, avec une voix de basse parlée sur le dessin rythmique de l’orchestre : « Nous sommes les carabiniers, La sécurité des foyers ; Mais, par un malheureux hasard, Au secours des particuliers, Nous arrivons toujours trop tard ! » (Le Figaro, lundi 13 décembre 1869). Un succès qui fut bien reproché à Offenbach après Sedan.
De leur côté, les hommes d’armes d’autres époques et d’autres lieux ne susciterons pas moins les rires, tels ceux de Geneviève de Brabant (« Ah qu’il est beau d’être homme d’armes »), ou du Voyage dans la Lune (« Nous sommes les gardes qui gardent les gardes… »). La marine ne sera pas plus épargnée, et brocardée à son tour dans La Créole.
Assez du Roi Carotte !
Contre les abus des systèmes politiques, l’arme du rire est certainement de celles qui ont prouvé leur efficacité, au point d’être encore largement utilisée aujourd’hui. Malgré la surveillance pointilleuse de la censure, Offenbach réussit à faire passer quantité de messages, susceptibles de réjouir – et d’instruire – les spectateurs.
Dès 1860, Barkouf donne le ton : « Ton peuple impuissant se plaint que les impôts l’accablent de misère », avec pour résultante « N’importe où l’on casse, j’accours et donc tout y passe ». Le Pont des soupirs (1861) décrit avec humour les perversités politiques toujours d’actualité (scandale des affaires louches, distributions d’argent pour obtenir des votes favorables, et révoltes qui de toute manière en découlent).
Barbe Bleue (1866) apporte le même divertissement nimbé d’avertissements (Jules Vallès rapporte que l’« on rit à pleine gorge de la canaillerie naïve de la reine et de la bonasserie terrible du roi »). Ce qui nous mène à un chœur final du Roi Carotte (1872), particulièrement subversif : « Ah quel gouvernement, Assez de ces despotes, Assez du Roi Carotte, Assez de tyrannie, Sauvons notre patrie, Amis debout, à bas le tyran, le charlatan… ». Suit dans Madame l’Archiduc (1874) la recette pour se débarrasser d’un ministère désagréable…
Quant aux détournements d’argent du caissier du duc de Mantoue, qu’il avoue dans un air d’une grande drôlerie (Les Brigands), ils restent d’une brûlante actualité.
Il grandira car il est Espagnol
Les zones d’influences étaient à l’époque d’Offenbach tout aussi sensibles qu’aujourd’hui. L’impératrice Eugénie et sa cour, à qui l’on reproche de favoriser grandement ses compatriotes, et son entourage espagnol, sont allègrement brocardés, notamment dans La Périchole (1868) : « On sait aimer quand on est Espagnol », « Il grandira car il est Espagnol »), et dans Les Brigands (1869), où les faux Espagnols sont irrésistibles (« Ya des gens qui se disent Espagnols, et qui ne sont pas… Espagnols »).
La « théorie du genre » et le féminisme
Ils ont tous deux également toute leur place, sans pour autant faire rire à leurs dépens. Offenbach, qui sait qu’il a un important public féminin, met les rieuses de son côté avec « Les femmes, les femmes, il n’y a qu’ça », et « Mon Dieu, que les hommes sont bêtes » (La Périchole), tandis que dans Un mari à la porte (ou Les plaisirs de la vie de couple), il met en scène le mariage et la liberté de la femme, qu’il reprendra dans Les Bavards, qui fait rire aux dépens du couple en crise, de la révolte adolescente, des femmes au pouvoir, de l’endettement et de l’incommunicabilité… Ce qui ne l’empêche pas de présenter dans Le Voyage dans la Lune un étonnant marché aux femmes, avec les belles qui servent de potiches et les moches qui font le ménage…
De son côté, L’Île de Tulipatan, petit bijou caricaturant la morale bourgeoise, a gardé intact le pouvoir comique de son non-sens et de son mélange des genres tant apprécié lors de la création en 1868, où l’engouement avait tourné au délire.
Monsieur Choufleuri… ou la satire sociale
En l’année 1861 ont été créées successivement deux œuvres de la même veine satirique et comique : en mai l’opérette d’Offenbach Monsieur Choufleuri restera chez lui le…, et en octobre la comédie d’Eugène Labiche et Édouard Martin, La Poudre aux yeux. Dans les deux cas, des petits bourgeois veulent se hisser par l’argent à un rang qui n’est pas le leur. Chez Labiche, Madame Malingear et Madame Ratinois entraînent leurs époux dans des dépenses inconsidérées, chacune voulant faire croire à l’autre que sa famille était la plus riche. Chez Offenbach, Monsieur Choufleuri, tout aussi gonflé d’orgueil, veut paraître aux yeux du monde en offrant à la haute société de son temps – qui bien sûr ne répondra pas à son invitation – une soirée privée où l’on pourra entendre les plus grands chanteurs lyriques du moment, la Sontag, Rubini et Tamburini. Or il s’agissait bien là d’un phénomène de société – toujours de grande actualité – que la caricature théâtrale du temps ne pouvait pas ne pas relever.
Vive le Grrrrand opéra
Un des moments les plus drôles de Monsieur Choufleuri est constitué par le pastiche du grand opéra. Mais ce n’est pas un cas isolé, et dans beaucoup de ses œuvres, Offenbach fait des citations appuyées qui bien sûr suscitaient directement l’hilarité des spectateurs de l’époque, qui connaissaient parfaitement bien ce répertoire italien, allemand et français, alors qu’aujourd’hui elles ne chatouillent plus que les oreilles des esthètes. On pourrait multiplier les exemples de ces parodies, citons pour mémoire Robert le Diable dans Barbe Bleue et Les Trois baisers du Diable, Le Freischütz dans La Princesse de Trébizonde et Les Trois baisers du Diable, Le Barbier de Séville dans Pépito, La Fille du Régiment avec ses situations, ses rataplans et son « Salut à la France » dans Dragonette, Guillaume Tell dans le trio patriotique de La Belle Hélène, La Juive dans L’Île de Tulipatan, etc.
Et Offenbach se pastiche de plus souvent lui-même, comme dans Fleurette, où les Taratatata rappellent les notes piquées répétées de Fritz dans La Grande Duchesse de Gerolstein.
L’antiquité revisitée, source comique
Le diptyque Orphée aux enfers (1858) et La Belle Hélène (1864) font appel à des connaissances de l’antiquité que le commun des mortels ne possède plus aujourd’hui. Et pourtant leur puissance comique est intacte, qui joue sur nombre de critères théâtraux, personnalité des personnages, jeux de scène, jeux de mots, ambiance déchaînée et sauts d’époques entraînent des formes de rire d’où les implications sexuelles sont loin d’être aussi innocentes qu’il peut paraître. Et dès la création de La Belle Hélène, tout Paris s’esclaffe : « On a ri au dialogue et aux couplets, on a ri à tout » (La Comédie, 25 décembre 1864).
Rajeunir aujourd’hui la veine comique d’Offenbach ?
Le purgatoire subi pas Offenbach au XXe siècle pose la question des adaptations et « rajeunissements » des textes à l’époque contemporaine. Aujourd’hui, pour remettre Offenbach « à la mode », il a fallu suivre des constructions dramaturgiques plus évoluées, réaliser des mises en scène décalées, ou plus simples et moins onéreuses, et raccourcir voire réécrire parfois des textes plus en relation avec le monde présent, sans que le rire soit pour autant sacrifié. Le rôle du metteur en scène est devenu prépondérant, et c’est lui qui a à régler le mécanisme de précision qui va commander les rires de la salle. Les procédés sont fort divers, menant à des résultats parfois contrastés, mais souvent efficaces.
Les textes parlés sont parfois un peu longs pour nos références actuelles de consommation rapide. De ce fait, ils supportent fort bien un petit toilettage, notamment en termes de raccourcissement, sans pour autant avoir besoin d’être détournés. Et des références à notre monde contemporain peuvent emporter l’adhésion, comme dans la production du Voyage dans la Lune par Les Tréteaux lyriques, où des banderoles « promotions », « soldes » et « prix fous » parsèment le marché aux femmes, en faisant paradoxalement beaucoup rire les dames dans la salle.
Un autre exemple de mise en concordance avec l’actualité, un des procédés souvent utilisés, nous est donné par la production du Roi Carotte, produite par Olivier Desbordes en pleine ère Sarkozy, et correspondant bien à l’esprit de l’œuvre, quand Sardou et Offenbach voulaient se démarquer du régime impérial. Avec un côté chansonnier, les sous-entendus politiques mis au goût du jour fusent tous azimuts : on a droit au Roi bling bling dont les caisses sont vides, à son dîner au Fouquet’s, à la carotte (« travailler plus pour gagner plus », « ouverture à droite et à gauche, une vraie ratatouille »), et au bâton (« quant à toi, au karcher » ; « de toutes manières, quelle que soit votre opinion, je n’obéis qu’à la mienne, et je la vaux bien »).
Faire rire à tout prix : comment aller trop loin ?
Admettons que le comique de Savary est souvent quelque peu racoleur, mais est-il si éloigné dans son essence sinon dans sa forme de celui du XIXe siècle ? Avouons avoir quand même bien ri sans honte quand « l’habit qui a craqué dans le dos » dévoile les fesses de l’interprète, ou quand la Périchole un peu trop grise tombe dans la fosse d’orchestre à la fin de son air. Là, ce n’est même plus la trouvaille scénique en elle-même qui fait rire, mais de se dire : il a osé le faire, il a osé aller jusqu’au bout ! De fait, sa comédie musicale sud-américaine d’après Offenbach « La chanteuse et le dictateur » dont un DVD Sony Music garde le souvenir en a agacé plus d’un, et pourtant, c’est peut-être elle la plus fidèle à l’esprit du compositeur.
Tout autre dimension avec la production historique d’Orphée aux enfers à La Monnaie, où Wernicke personnifiait l’Opinion publique par une « dame pipi », goupillon de WC en main, encore plus drôle quand elle fut jouée par un travesti. Référence au Dernier des hommes de Murnau, ce concentré d’humanité fait rire mais émeut en même temps, restant bien ainsi dans l’esprit d’Offenbach.
Jérôme Deschamps avait choisi, dans sa production des Brigands à l’Opéra Bastille en 1993, de joindre au respect de l’œuvre originale un parfum Deschiens la plongeant dans l’époque contemporaine, et il est vrai qu’à côté de chanteurs déchaînés (entre autres Michel Sénéchal, Michèle Lagrange, Daniel Galvez-Vallejo et Steven Cole), la troupe des Deschiens (avec notamment Yolande Moreau et François Morel) insufflait un vent de folie que les nombreuses reprises ultérieures n’ont jamais atteint, et qui pouvait évoquer ce que l’on sait de la création de l’œuvre.
Laurent Pelly, de son côté, excelle dans les finesses d’interprétation et dans les transpositions d’époque. Une méthode également cultivée par Olivier Desbordes qui vient de créer pour La Vie parisienne un délire parodique qui culmine surtout au deuxième acte avec l’arrivée du major de la table d’hôte, ici Rabbi Jacob en personne, joué, chanté et dansé d’une manière inénarrable par Lionel Muzin devant le baron médusé.
Quant au personnage d’Olympia, il n’a jamais fait autant rire qu’après que Robert Carsen en ait fait une poupée nymphomane violant littéralement Hoffmann sous les regards incrédules des invités.
Devant tant de réinterprétations et d’adaptations, est-on sûr qu’Offenbach continue de faire rire aujourd’hui de la même manière qu’au XIXe siècle ? Ses œuvres seraient-elles même aussi efficaces sans certains des ajustements auxquels on assiste ? Certes non, mais leur capacité à subir des modernisations – quand elles sont de bon aloi – montre bien leur universalité. Il est donc merveilleux qu’Offenbach, après un long purgatoire, fasse aujourd’hui de nouveau autant rire. C’est que les thèmes qu’il exploite, touchant à la nature humaine, sont toujours rehaussés pas une musique endiablée et jubilatoire, au moins aussi euphorisante que les situations et les textes qu’elle sous-tend. La modernité du résultat et sa capacité à nous réjouir confirment bien la profonde humanité de leur auteur.
Illustrations © Collection privée, DR
Notes
(1) Camille Mélinand, Pourquoi rit-on ?
(2) Matthieu Cailliez, « L’emploi d’onomatopées par les compositeurs lyriques italiens, français et allemands entre 1815et 1848 : une ‟mécanique musicale” pour produire du rire », revue Savoirs en prisme, n° 4, 2015.
(3) « Théâtres », Le Rappel, 728 (novembre 1871), p. 2, cité par Dominique Ghesquière, La Troupe de Jacques Offenbach, Lyon, Symétrie, 2018, p. 239.
(4) Pol Géru, L’Artiste méridional, 27 avril 1856, cité par Dominique Ghesquière, op. cit., p. 104.
(5) Lovy, Le Ménestrel, 2 août 1857, cité par Dominique Ghesquière, op. cit., p. 106.
(6) Un monsieur de l’orchestre, « La Soirée théâtrale », Le Figaro, 335, décembre 1873, p. 3, cité par Dominique Ghesquière, op. cit., p. 83.
Lectures complémentaires :
Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, 1900
Charlotte Loriot (sous la direction de), Rire et sourire dans l’opéra-comique en France aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 2015
David Rissin, Offenbach ou le rire en musique, Paris, 1980