La traduction, métier de l’ombre. Interface discrète entre rédacteurs et lecteurs, entre librettiste et public, entre différents formats de communication, entre une langue et une autre, deux autres, tant d’autres ! Entretien avec Émilie Syssau, traductrice à la Monnaie de Bruxelles.
Quelles sont vos fonctions au sein du Théâtre de la Monnaie et quel parcours vous y a conduite ?
Je suis arrivée à la Monnaie par un heureux concours de circonstances. Titulaire du master Industrie de la langue et traduction spécialisée de l’Université Paris 7, j’ai exercé près de dix ans en tant que traductrice technique avant de reprendre des études en traduction littéraire au Centre européen de traduction littéraire (CETL) à Bruxelles. J’ai appris par ce biais que l’équipe de la Dramaturgie du Théâtre de la Monnaie cherchait un traducteur pour effectuer un remplacement de quelques mois. Ma candidature a été retenue et j’ai occupé le poste durant deux saisons et demie. La collaboration s’est poursuivie en freelance, puis j’ai été invitée à rejoindre définitivement l’équipe en 2015 à la faveur d’un départ en retraite.
Mon activité est assez variée. Elle englobe la traduction de textes à caractère historique, musicologique, dramaturgique ou philosophique destinés aux programmes de salle des productions d’opéra, des concerts et des récitals ; la réalisation du surtitrage des productions d’opéra ; la traduction ou, plus rarement, la rédaction d’entretiens avec des chanteurs, metteurs en scène ou chefs d’orchestre à paraître dans le magazine tri- ou quadrimestriel selon les saisons ; le résumé en français des textes des lieder, mélodies ou autres songs interprétés lors des récitals ; et la traduction de livrets d’opéra, plus occasionnelle puisqu’elle survient essentiellement dans le cas de créations (une par an en moyenne à la Monnaie).
Ces textes sont extrêmement divers ! Comment gérer un tel éventail de langues et de documents ?
Pour ma part, je traduis depuis le néerlandais, l’allemand et l’anglais vers le français, et j’ai des notions d’espagnol. La collègue francophone avec qui je partage le poste présente les mêmes combinaisons de langues, assorties de rudiments d’italien. Notre collègue néerlandophone traduit quant à elle du français, de l’allemand, de l’anglais et du tchèque vers le néerlandais.
À la Monnaie, les traducteurs font partie de l’équipe de la Dramaturgie. Nous travaillons donc en étroite collaboration avec le dramaturge responsable du programme (d’opéra, de concert, de récital ou de danse) en cours d’élaboration : il commande les textes aux auteurs ou les rédige, et nous transmet dès qu’elles sont prêtes les contributions à traduire ou, quand le texte est écrit en français, à relire et éventuellement retoucher. Les analyses philosophiques, historiques ou musicologiques sont en général commandées à des locuteurs des langues que nous sommes en mesure de traduire ou relire (anglais, allemand, néerlandais et français). Mais en fonction des compagnies ou metteurs en scène invités, les contributions peuvent être rédigées dans d’autres langues : l’espagnol lors des collaborations régulières avec La Fura dels Baus, l’italien pour les productions signées Romeo Castelluci, le danois pour celles d’Hotel Pro Forma, ou encore le polonais quand Kryzstof Warlikowski ou Mariusz Trelinski sont aux commandes. Nous faisons alors appel à des traducteurs extérieurs.
Quand on évoque la traduction à l’opéra, l’amateur songe spontanément aux livrets…
La traduction de livrets d’opéra est pourtant loin de représenter l’essentiel de notre activité ! Elle est même plutôt secondaire, et survient presque uniquement lors de la création d’œuvres commandées par la Monnaie. Cela a ainsi été le cas pour Matsukaze de Toshio Hosokawa, sur un livret allemand de Hannah Dübgen, et pour Frankenstein de Mark Grey, inspiré du roman de Mary Shelley. Cela concerne aussi certains community projects tels qu’Orfeo&Majnun, signé Adwan, Van der Harst et Moody, sur un livret en anglais de Martina Winkel.
Pour le répertoire courant, nous recherchons les traductions disponibles en français, qu’elles soient parues en livres, dans des pochettes de CD, disponibles sur Internet, ou figurent dans les programmes d’autres maisons d’opéra ou des revues comme l’Avant-Scène Opéra. Nous les comparons et nous optons pour celle qui nous semble la meilleure. Dans ce cas, nous achetons les droits d’auteur. N’ayant pu identifier de traduction préexistante, nous avons dû entreprendre celle des livrets d’opéras n’entrant pas dans le cadre de créations, comme Daphné (Strauss ; livret de Stefan Georg), Powder Her Face (Adès ; Philipp Hensher) ou encore Das Gehege (Rihm ; Botho Strauss). Nous sommes aussi parfois amenés à envisager des retraductions, par exemple depuis le russe pour Le Coq d’or de Rimski-Korsakov. Nous faisons alors appel à des traducteurs spécialisés dans la langue de rédaction du livret. Nos collègues néerlandophones disposent d’un fonds de traductions moins fourni, et sont plus souvent sollicités pour des traductions de livrets.
La traduction d’un livret peut-elle « vieillir » ?
Quand nous relisons des traductions de livrets déjà publiées dans les programmes de salle, il nous arrive de trouver la langue vieillie, et nous voyons pour procéder à une nouvelle traduction intégrale. Si la traduction avait été commandée par la Monnaie et que le traducteur exerce encore, nous lui demandons s’il souhaite la relire et la revoir. Mais il est aussi parfois difficile de modifier une traduction historique – par exemple celle de Parsifal (Wagner), effectuée en 1914 par une personnalité phare de la Monnaie, Maurice Kufferath, directeur de la maison de 1900 à 1919, et Judith Gautier, fille de l’écrivain Théophile Gautier et pionnière dans l’analyse de la mystique wagnérienne.
A contrario, nous avons choisi de ne pas reprendre, pour la production de Laurent Pelly programmée fin 2018, la traduction du livret de Don Pasquale (Rossini) réalisée en 1998 par le metteur en scène François de Carpentries et la dramaturge Karine Van Hercke, celle-ci trahissant trop le ton (tant en termes de registre que d’interprétation) de leur mise en scène.
La question du rapport entre texte et production se pose particulièrement pour le surtitrage.
Le surtitrage est diffusé en direct en complément d’une musique et d’une mise en scène précises. À la Monnaie, la version projetée se distingue du livret imprimé dans le programme de salle dans le sens où nous nous efforçons de condenser le texte, d’opter pour des formulations courtes et lisibles et d’adapter à la production les passages qui le nécessitent. Ainsi, les deux productions de Macbeth données à quelques années d’intervalle (l’une signée Krzysztof Warlikowski, l’autre Olivier Fredj) présentaient un surtitrage distinct, correspondant à leur atmosphère propre.
Pour ce qui est des principes généraux, nous cherchons à adapter la synchronisation des surtitres à la production, en modulant la vitesse d’enchaînement des surtitres, ou en introduisant un écran noir entre deux écrans de texte. De plus, nous estimons qu’il est préférable de ne pas donner le livret en entier, afin que le spectateur puisse profiter de la production plutôt qu’avoir les yeux rivés sur les écrans. Pour cette raison, les reprises ne sont pas surtitrées : on considère que la musique est un indice suffisant permettant de conclure que le discours est le même. Par ailleurs, on retient d’une phrase musicale son message essentiel. Précisons que la concision est un impératif technique : la taille des écrans limite une ligne à 45 caractères. Notre collègue surtitreur, néerlandophone, effectue le découpage de la partition, et donc du livret, en unités grammaticales cohérentes, et prépare sa conduite, en néerlandais, dans cette logique. Nous réalisons alors à notre tour la conduite en français, en travaillant à partir de l’original et en le traduisant tout en l’adaptant en fonction des choix effectués en néerlandais – avec toutefois une exception à la règle : nous donnons l’intégralité du texte des opéras français. Nous poursuivons ensuite le travail d’adaptation sur la base de ce surtitrage bilingue, cette fois en fonction de la mise en scène. Pour cela, nous assistons à la prégénérale piano, aux scènes-orchestre, aux prégénérale et générale orchestre. Les éventuelles demandes particulières de l’équipe de production sont généralement signalées au dramaturge responsable du programme, qui nous les transmet. Suivre les scènes-orchestre nous ramène au cœur de métier de la maison : dans le flot quotidien des traductions, nous avons peu l’occasion de voir ce qui se passe en coulisse !
Durant ces répétitions, nous pouvons compter sur un allié expert, le coach de langue des chanteurs de la production. Échanger avec lui se révèle très intéressant, par sa connaissance tant de la langue que de la mise en scène, puisqu’il assiste aux répétitions pour conseiller les chanteurs quant à la prononciation, et parfois le metteur en scène sur le sens ou la dramaturgie du texte. Nous avons ainsi eu de très intéressantes séances de travail avec la coach de langue intervenant sur la production du Coq d’or (Rimski-Korsakov). Ce conte cynique d’après Pouchkine tourne en dérision le pouvoir en la personne du tsar Dodon, parangon de paresse. Laurent Pelly a matérialisé ce trait de caractère en occupant la scène avec un lit énorme dans lequel disparaît le protagoniste. La coach nous a incitées à souligner le ridicule du personnage, en lien avec le dispositif scénique et la construction des expressions russes employées. Au « Je vais régner couché » initial, nous avons ainsi préféré « Je vais régner depuis mon lit ». Plus loin, eu égard à la stature du chanteur, grand et rond, incarnant le protagoniste, nous avons intensifié le ton moqueur que la vieille bonne Amelfa adopte envers son maître. Quand elle s’inquiète de son peu d’appétit, guidées par le ton et le mouvement sur scène, nous avons remplacé « tu n’as rien mangé » par « ton ventre est vide » et, de même, « Ne veux-tu rien manger avant de partir ? » par « Tu ne vas tout de même pas partir le ventre vide ! ».
Les autres maisons d’opéra n’ont pas forcément cette approche. Certaines se contentent de projeter au début de chaque acte un résumé de l’action à venir. D’autres fournissent une traduction littérale du livret, sans travail d’adaptation ni de correction typographique (par exemple les majuscules en début de chaque ligne, à l’instar d’une présentation versifiée), ce qui confère au surtitrage une dramaturgie propre parfois très éloignée de ce qui se passe sur scène.
Il faut aussi composer avec des mises en scène qui prennent souvent des distances avec la lettre du livret.
Metteurs en scène et directeurs de maisons d’opéra cherchent en effet à montrer toute la pertinence que peuvent offrir pour les temps actuels des œuvres ayant jusqu’à 400 ans. Le décor, l’attitude des personnages sont souvent contemporains – ou du moins ancrés dans le XXe siècle, par exemple pour la double affiche Cavalleria Rusticana (Mascagni, 1890)/Pagliacci (Leoncavallo, 1892) transposée dans la Sicile des années 1950 par Damiano Michieletto. Si le décalage est trop grand, le choix est fait de moderniser la langue du livret. Ainsi, dans la récente mise en scène de De la maison des morts de par Krzysztof Warlikowski, qui situe dans une prison actuelle le livret inspiré par les souvenirs du bagne de Dostoïevski, nous avons choisi de transformer « bandit » en « escroc », terme qui résonnait mieux avec l’atmosphère carcérale représentée sur scène, ou du moins avec les associations d’idées qu’elle suscite.
Les modifications peuvent concerner d’autres points de détail, ayant plus particulièrement trait au décor ou aux accessoires. L’exemple le plus simple se trouve peut-être dans la mise en scène par Le Lab de Mitridate, re di Ponto (Mozart). Le projet de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deleoeuil était de nous plonger dans les arcanes d’un sommet européen. Ainsi, lorsque Aspasie exhorte Xiphares à tuer en elle la source de ses maux, elle ne peut lui dire « empoigne ton épée » (stringi l’acciaro) : cela aurait paru incongru au spectateur qui n’en voit aucune et qui imagine difficilement que l’on se batte à l’épée dans les couloirs du Conseil européen ! « Revolver » risquant de sembler tout aussi étrange par rapport à la date d’écriture du livret de Cigna-Santi (1770), nous avons opté pour « prends ton arme », formulation plus neutre. La démarche est similaire pour les éventuels renvois aux vêtements, couleurs de cheveux ou noms des personnages. Dans la lecture de La Petite Renarde rusée par Christophe Coppens, la métaphore du monde animal est gommée pour privilégier la représentation d’un conflit de générations chez les humains. Dans le livret, la protagoniste rencontre un renard qui se présente sous le nom de « Crinière d’Or » ; dans la production, une jeune fille blonde. Pour conserver la notion du pelage doré de l’animal et par analogie avec l’intitulé Foxie! annexé au titre de l’opéra, nous avons choisi le surnom « Goldie ».
Au-delà du rapport à la scène, on imagine qu’il y a des textes particulièrement difficiles à restituer…
Certains surtitrages sont indéniablement plus complexes que d’autres. Ce fut le cas pour To Be Sung (Dusapin), dont le livret s’appuie sur la poésie surréaliste de Gertrude Stein, caractérisée par des séries de mots choisis pour leurs assonances ou allitérations, par des syllogismes ou autres associations surprenantes. Une traduction littérale aurait semblé par trop confuse au spectateur, mais un surtitrage trop explicite aurait nui aux jeux de langage. Par ailleurs, comme on entend le texte chanté, on ne peut non plus s’autoriser les licences du traducteur de poésie qui pourrait précisément préférer privilégier la retranscription des rythmes, assonances, allitérations. Il a donc fallu trouver un compromis entre ces deux extrêmes. Dans la traduction d’Olivier Cadiot, « Quietly installed and not used to wishing. Husband I simply sleepy he does love his wife always. Husband is so simply sleepy what does he what does he say » est ainsi « Installé cosy et jamais savoir désir mari. Si simplement dodo il aime sa femme tous-jours. Mari si simplement dodo que il quoi que dit-il ». Dans le surtitrage, nous avons plutôt opté pour « doucement installé et pas habitué à désirer / petit mari a juste sommeil aime sa femme / il a sommeil que fait-il que dit-il ».
Ce ne sont là que quelques exemples parmi tant d’autres. La tâche de l’adaptateur est un travail de détail invisible, accaparant et parfois fatigant, eu égard aux horaires des répétitions, mais riche en petits plaisirs ou victoires linguistiques !
Toutes les maisons d’opéra proposent désormais des surtitrages. Pensez-vous que ces dispositifs ont influencé la manière dont les saisons sont composées ainsi que la façon dont les œuvres sont présentées sur scène et perçues ?
Je ne suis pas sûre que la programmation s’en trouve véritablement modifiée – mais il conviendrait d’en discuter plutôt avec les programmateurs. Le changement est par contre de taille pour ce qui est de la perception des œuvres. Autrefois les spectateurs se préparaient avant d’aller à l’opéra : ils lisaient le livret, écoutaient l’œuvre chez eux avec la traduction en main. Aujourd’hui, grâce aux surtitres, cette préparation n’est plus indispensable.
Quant à la présentation des œuvres sur scène, difficile à dire… Le surtitrage a vu le jour dans les années 1980 au théâtre, en réponse à une demande du festival d’Avignon. Son utilisation s’est ensuite progressivement généralisée, et la Monnaie a proposé son premier surtitrage d’opéra en 1996, pour une production de La Khovanchtchina (Moussorgski). Pourtant, il est encore rare que le surtitrage soit véritablement pris en compte dans la scénographie. Dans mon expérience à la Monnaie (de 2009 à 2011, et depuis 2015), seul House of the sleeping beauties (Kris Defoort) intégrait véritablement cette donnée, l’écran faisant partie du décor. Il arrive encore d’avoir des surprises lors du montage du décor, qui impose tardivement de déplacer les surtitreurs, habituellement placés au-dessus de la scène, sur les côtés de celle-ci. De par son statut d’institution fédérale, la Monnaie est tenue à une communication entièrement bilingue néerlandais/français – et le surtitrage n’y fait pas exception. Un soudain changement de disposition des écrans a d’importantes implications : lorsque les écrans surmontent la scène, l’un diffuse un surtitrage en néerlandais, l’autre en français, ce qui donne la possibilité d’avoir deux lignes de textes par langue. Mais si ces écrans sont placés de part et d’autre de la scène, ils doivent chacun afficher deux langues, à raison d’une ligne en néerlandais et d’une autre en français. Le découpage de la partition est alors complètement différent.
Avez-vous un répertoire de prédilection ou des souvenirs marquants à partager ?
Mon goût me porte vers la musique baroque – qui est loin d’être le style dominant à la Monnaie. Je ne cesse donc de découvrir de nouvelles œuvres d’une production à l’autre. Assister aux répétitions pour le surtitrage est un véritable avantage en ce sens : au fil des répétitions, je peux m’imprégner de l’œuvre, déceler, au-delà d’une première écoute, des finesses d’orchestration, les mises en relief de telle ou telle phrase musicale que favorise l’interprétation du chef d’orchestre ; ou encore me laisser gagner par l’émotion suscitée par certaines voix – dernièrement Ilse Eerens en Pamina dans La Flûte enchantée (Mozart) ou Eric Cutler dans le rôle-titre de Lohengrin (Wagner). Il y a aussi l’amusement enfantin de découvrir en avant-première des réalisations impressionnantes de technologie (Le Grand Macabre de Ligeti, par La Fura dels Baus), ou, à l’inverse, à l’esthétique sobre et en parfaite adéquation avec l’œuvre, comme le magistral Dialogues des carmélites (Poulenc) d’Olivier Py.