Arabella, évidemment à laquelle elle est pour toujours identifiée, mais Lisa Della Casa a aussi interprété comme nulle autre d’autres grands rôles du répertoire lyrique, straussien et mozartien principalement. Née le 2 février 1919 à Burgdorf en Suisse, décédée le 10 décembre 2012, la soprano aurait eu dans quelques jours cent ans. Pour marquer cet anniversaire, L’Avant-Scène Opéra publie Lisa Della Casa, Evocation, une biographie écrite d’une plume amoureuse par Christophe Capacci, à paraître en mars prochain mais déjà en vente. Nous y avons puisé en exclusivité dix portraits de ces héroïnes que Lisa Della Casa a marquées pour toujours de son empreinte enchanteresse. A découvrir accompagnés d’extraits musicaux en correspondance avec le texte de Christophe Capacci et à compléter par la (re)lecture du portrait que nous lui consacrions en 2009 à l’occasion de son 90e anniversaire (les héroïnes sont classées par ordre chronologique, l’année et la ville de la prise de rôle sont indiquées entre parenthèses).
1. Mimi – G. Puccini, La Bohème (1945-46, Zurich)
« Prenons par contre-exemple ce qui est sûrement le plus anecdotique de Lisa Della Casa : Le premier air de Mimì dans La Bohème, chanté en allemand à Vienne en 1950. Cet air fait d’abord entendre ce qu’était la voix à sa meilleure période, celle des plus grands débuts : un long fil d’argent qui se déroule sans aucun passage de registre, sans aucune tension vers l’aigu, un instrument qui joue avec calme et se projette avec une liberté totale. Des attaques décidées, des harmoniques qui se diffusent comme une aura. Avec cela, plus que de la pudeur et moins que du dédain : du tact. Ou de la morale, une morale de l’air qui résonne plus qu’il ne sonne et qui suffit à faire chant. C’est assez peu puccinien et vocal, assez peu dynamique au sens de la nuance, c’est encore une fois un contre-exemple, c’est aussi allusivement unique pour qui veut l’entendre. »
2. Pamina – W.A. Mozart, Die Zauberflöte (1949, Zurich)
« Pamina suivra très vite, toujours à Zurich (1949), Vienne et à Genève, avec Moralt et Böhm, à Hambourg, Edimbourg et Bruxelles, à Munich en 1956, à Salzbourg en 1959 avec George Szell. L’argent du timbre y fait des merveilles, un don inné de la coloration ajoute à la bonté et à la mélancolie de la silhouette, le grave se pose avec légèreté. »
3. Arabella – R. Strauss, Arabella (1950, Zurich)
« Le beau monologue « Mein Elemer! », à la fin du premier acte, ne vaut-il pas dans ses incertitudes harmoniques, ses doutes suspendus à un fil de voix, jusqu’à cette valse plus désenchantée que capricieuse, quasi ravélienne, le « Da geht er hin » d’une Maréchale qu’on dit plus humaine ? […] La relative rareté de l’œuvre étant ce qu’elle est, c’est un grand mérite, et un exploit qu’a accompli la soprano lyrique Della Casa en chantant Arabella plus de cent cinquante fois : avec neuf autres rôles de Strauss à son répertoire, elle a concurrencé la créatrice Ursuleac et ses quatre cent quatre-vingt-sept soirées straussiennes, Rysanek et ses onze héroïnes, Arabella n’ayant été pour cette dernière qu’une parenthèse à Wiesbaden en 1953. Straussienne constante, prolifique, suprême encore une fois. »
4. Ariadne – R. Strauss, Ariadne auf Naxos (1950, Zurich)
« Cette technique a permis à Della Casa de garder un contrôle absolu sur son pianissimo, quelle que soit la hauteur des notes, et de remplir l’espace des grands auditoriums américains par de sonores traits de laser. De toujours donner, contre l’avis de certains chefs – Clemens Krauss ! – mais au grand bonheur de certains autres – Karl Böhm! –, la prééminence à la longueur du souffle : dans Ariadne auf Naxos, à Zurich en 1950 comme à Salzbourg quatre ans plus tard, elle surprend tout le monde (et réjouit Böhm, qui l’aime autant qu’il aima Marta Fuchs dans ce rôle) en chantant « Ein Schönes war » d’une seule respiration. »
5. La Contessa Almaviva – W.A Mozart, Le nozze di Figaro (1950, Zurich)
« J’ai réécouté aujourd’hui le « Dove sono » chanté pour Kleiber, je croyais en connaître chaque couleur, chaque inflexion et depuis tellement longtemps que je ne l’écoutais plus du tout de peur de ne pas le reconnaître. La prise de son est d’une précision telle qu’on croit entendre tout le timbre, tous les harmoniques pour la seule et unique fois. Je ne me souvenais plus à ce point du legato aérien, sans attache terrestre, des atermoiements du récitatif, des infimes rallentando, des détimbrages imperceptibles. De l’andantino absolument partagé avec le chef, et de l’allegro enthousiaste et même jouisseur jusqu’à la strette et au la aigu, le la fulgurant de la détermination : la Comtesse, elle aussi comme Arabella, a compris qu’était venu l’instant de la décision. »
6. Elvira – W.A. Mozart, Don Giovanni (1950, Zurich)
« Elvira est un des rôles pour lesquels Della Casa a toujours eu des sentiments partagés, il y a en effet un peu de mésentente entre elles deux. […] Cette Elvira de l’urgence, filmée la nuit jusqu’à tôt le matin, s’impose finalement avec une pugnacité chaste, une précision rythmique et stylistique totales. »
7. Cleopatra – G.F. Haendel, Giulio Cesar (1950, Zurich)
« En studio, à peine accompagnée par un Hollreiser somnolent, elle avait aussi gravé en 1954 les cinq airs de Cleopatra en allemand, un considérable travail de pionnière. Soixante ans plus tard, il faudrait être le baroqueux le plus rigide pour se croire délivré des sortilèges de cette reine d’Egypte. »
8. Eva – R. Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg (1952, Bayreuth)
« Troisième rôle qui fait Lisa Della Casa toujours vivante ? Encore une enfant, dont elle a le timbre, qui devient femme. Encore une femme qui choisit : « Ja, meiner Wahl » (Oui, de mon choix), dit-elle à son père. Encore une jeune bourgeoise qui prend la décision – elle non plus n’est pas épousée, elle épouse : « Euch oder keiner » (vous ou personne) est l’une de ses premières répliques à l’église. Evchen, la petite Eve (prénom à conséquence), décide elle-même, elle distingue son Richtige. Il y a de la comédie comme dans les Noces et Arabella, le semblant d’un caprice de jeune fille (Hans Sachs ? Walther ? Beckmesser sûrement pas), de l’idéalisme curieusement pragmatique qui fait balancer d’abord et savoir enfin. Qui lui fait se raconter beaucoup d’histoires, fait voir la vie plus vaine qu’elle n’est peut-être et plus belle assurément qu’on ne lui a fait croire. La voix d’argent toujours, d’un seul pli de haut en bas, diffusant par vertu et exaltation mêlées la lumière de l’été qui commence – c’est nommément la Saint-Jean – et du soleil qui finit par la contaminer totalement. Des attaques intrépides, des phrasés impatients, du parlando harmonieux qui coule et roule au gré de la battue lente et vive de Knappertsbusch. L’instinct de la conversation, un art en soi, est nécessaire à Evchen. C’est le Wagner féminin peut-être le moins vocal malgré le si naturel de « O Sachs, mein Freund », malgré la ligne sublime du Quintette, malgré la tentative audible du trille dans « Keiner wie du… » C’est le Wagner qui tombe parfaitement sur la voix des moins chanteuses parmi les chanteuses d’opéra. »
9. Marschallin – R. Strauss, Der Rosenkavalier (1955, Vienne)
« Premier bleu à l’âme d’une longue journée de renoncement, « Mein lieber Hippolyte », reproche très peu chanté à son coiffeur qui vient de la vieillir, doit être réécouté attentivement : le timbre se voile, la lumière se rétracte, un infime tremblement, comme si le souffle allait manquer, détache les dernières syllabes. A peine perceptible, l’effet est tout sauf ostentatoire. Il n’en touche que plus. Le monologue « Da geht er hin » est à la fois vocal, par la respiration, le grave bien posé, le haut médium clair et vif, il est à la fois si peu lyrique, refusant l’accent pour l’accent, préférant le tressaillement d’un cœur qui croit un court instant ne plus battre. En moins de vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Della Casa ne met à nu, élégance sans plainte à la Stefan Zweig, que des égratignures, pas les vraies fêlures. C’est d’autant plus poignant. Et moderne. »
10. Elsa – R. Wagner, Lohengrin (1958, New York)
« Il est un rôle, un seul, abordé par Lisa Della Casa au Metropolitan Opera, et ensuite trop tard à Genève : Elsa, dans Lohengrin, son seul Wagner wagnérien, trois fois à New York, une fois à Philadelphie la saison 1958-1959. Languide tout le premier acte, murmurant du bout de la voix et presque sans timbre, comme encore assoupie dans le songe, c’est surtout au troisième, lorsqu’elle arrache son nom au chevalier du Graal, qu’elle sort de ses gonds, enfin déterminée à faire entendre l’instrument entier et un tempérament vocal soudain impudique. Lauritz Melchior l’entend à la radio et lui envoie ce mot : « Elsa, I love you! » Parenthèse troublante qui, comme Salomé et Chrysothemis, s’est peut-être refermée un peu vite au moment où un registre dramatique était en train de s’ébaucher. »