Les 22 et 24 février, en concert à Genève, Marina Rebeka devait être Imogene dans Il pirata, après avoir été Anna Bolena à Bordeaux en novembre, mais une indisposition vient de la contraindre à annuler. Retour sur la trajectoire de celle qui s’est d’abord imposée comme mozartienne et rossinienne avant d’aborder les héroïnes du belcanto romantique.
Il y a tout juste un an, vous chantiez dans La Traviata à Paris. Quel souvenir en gardez-vous ?
Je n’avais encore jamais chanté à Paris. Pour mes débuts, je me suis présentée directement en Violetta à l’Opéra Bastille. A cette occasion, j’ai découvert un public absolument merveilleux, qui connaît la tradition, qui est chaleureux, qui réagit. Et à chaque représentation, la salle était pleine. Je ne connais pas encore l’acoustique de Garnier, mais apparemment, celle de Bastille n’est pas idéale pour toutes les voix. En tant que spectatrice, j’y ai vu Un ballo in maschera, et il est vrai que l’atmosphère n’est pas celle qu’on associe aux maisons d’opéra plus anciennes. Comme la production de Traviata est assez classique, je n’ai pas eu de mal à m’y intégrer. La principale difficulté que j’ai rencontrée à Paris était liée au chauffage, qui a tendance à dessécher l’air. C’est une chose à la quelle les gens ne pensent pas, mais nous autres chanteurs, nous sommes comme les sportifs, nous avons besoin de certaines conditions pour « fonctionner » au mieux. L’intérieur de notre corps est très humide, donc plus l’air est humide et mieux les cordes vocales vibrent. De plus, le son se déplace mieux dans une salle où le taux d’humidité se situe entre 35 et 50%. Comme l’air est très sec sur la scène de Bastille, j’ai demandé s’il était possible de l’humidifier. Le même souci existait à New York, au Met, où Pavarotti exigeait beaucoup d’humidité avant le deuxième acte de La Bohème, pour que sa voix sonne mieux. Ils avaient une machine pour ça, mais elle s’est cassée et ils ne l’ont jamais remplacée. A Munich, ils ont ce petit appareil qui fait une énorme différence pour les chanteurs.
Malgré tout, le public parisien peut-il espérer vous revoir bientôt ?
Je reviens le 15 avril prochain, pour « L’instant lyrique » à l’Eléphant Paname. Je serai ravie de chanter à nouveau en France, et j’ai bon espoir de revenir bientôt à l’Opéra de Paris, mais je n’ai pas le droit de vous en dire plus pour le moment.
Avez-vous définitivement tourné la page Mozart et Rossini ?
Non, je rechanterai du Mozart. Il y a des rôles que je n’aborderai jamais, dont j’ai enregistrés les airs mais que je n’ai jamais chantés sur scène : Konstanze de l’Enlèvement, ou la Reine de la Nuit. Et il y a ceux que je refuse désormais de chanter, comme Donna Anna. J’ai très souvent interprété ce personnage, mais je ne l’ai jamais vraiment aimé. Bien sûr elle a les plus beaux airs de tout Don Giovanni, mais cette femme est une énigme, avec tant de questions sans réponse : que s’est-il passé avant le lever du rideau ? Que dit-elle exactement dans son deuxième air ? Le seule moment où elle exprime une émotion directe, c’est « Or sai chi l’onore », mais l’air se finit de façon très floue. Je pense que le dernier accord traduit la réaction de Don Ottavio, qui se dit qu’il n’avait encore jamais vu Anna comme ça auparavant. Chanter Anna provoque une grande montée d’adrénaline, mais je n’y prenais aucune joie. J’ai chanté Elvire avec bien plus de plaisir, et j’aimerais retrouver ce rôle, qu’on peut faire à tout âge. Vitellia est un rôle court que j’ai déjà chanté, à Zurich, puis enregistré avec Yannick Nézet-Séguin, mais je ne crois pas le refaire. C’est une vraie vipère, que je ne trouve pas très intéressante ! Et le problème de La Clémence de Titus, ce sont les récitatifs, qui n’ont pas été écrits par Mozart, et qui sont un peu inconfortables. Dans le genre « méchante », je préfère Elettra dans Idomeneo, avec « D’Oreste, d’Ajace » qui est un air incroyable. Ce à quoi je reviendrais plutôt, ce sont les airs du concert, et la musique sacrée aussi. Mais je garde ça pour plus tard.
Et Rossini ?
A l’avenir j’aimerais faire Semiramide, Armida, plus tard La Donna del lago. Je ne m’éloignerai pas de ces rôles, qui exigent ce type de voix bien particulier qu’avait la Colbran. Ma voix va mûrir, mais je ne veux pas perdre la coloratura, c’est très important. Pour le Rossini dramatique, je dis oui.
Pour le moment, votre actualité est surtout centrée sur Bellini et Donizetti.
Toutes ces héroïnes du belcanto sont techniquement et physiquement beaucoup plus difficiles. Pourquoi ? Parce qu’en règle générale, on trouve à la fin de l’œuvre une interminable scène avec chœur, qui inclut non pas plusieurs airs, des airs longs séparés par des récitatifs ; à l’issue de cette scène, l’héroïne devient folle ou on lui coupe la tête. C’est très utile de chanter le belcanto avant d’aborder des rôles plus lourds, car le belcanto vous apprend le legato, l’art de la ligne. Dans « Casta diva », qui est une prière, l’orchestre prépare une première couche sonore, mais toute la mélodie appartient à la soliste, qui apporte sa liberté d’interprète avec sa voix, son phrasé, son rubato, ses intentions ses couleurs. C’est un peu comme Schubert, à part « Erlkönig » et « Die Junge Nonne », la partie de piano est généralement très simple, alors tout l’intérêt réside dans le texte et dans le phrasé. Avec le belcanto, si l’on prend des airs comme « Col sorriso d’innocenza » dans Il pirata ou « Al dolce guidami » dans Anna Bolena, on a affaire à une ligne mélodique superbe et extrêmement longue, donc il faut contrôler le souffle, préparer les coloratures qui arrivent ensuite, de manière à ce que la voix ne soit pas fatiguée, mais au contraire échauffée pour ces vocalises. Et à tout cela il faut aussi ajouter l’émotion, car la beauté de la ligne n’est rien s’il n’y a pas en plus un lien émotionnel qui se crée avec le public.
Donc l’art du chant se compose pour moitié de technique, pour moitié d’interprétation ?
La technique vient d’abord. Une fois que vous maitrisez cet aspect, on introduit l’émotion dans la technique pour que tout fonctionne ensemble. On ne peut pas séparer technique et émotion. La voix, c’est un peu comme le piano. Vous avez un instrument : il a beau avoir un son fantastique, si vous ne savez pas en jouer, vous ne pourrez pas faire de musique. La première chose est d’apprendre la technique, pour que l’instrument réagisse à vos sollicitations. Ce n’est pas seulement une préparation physique, mais aussi émotionnelle ; on ne se rend pas compte de ses propres défauts, et il faut du temps pour apprendre à maîtriser son instrument. Ce n’est jamais fini, car l’instrument continue à changer, tout le temps, de manière insensée. Et avec l’émotion, il y a un équilibre à trouver : parfois le cœur s’emballe, mais le cerveau est là pour le rappeler à l’ordre. D’un autre côté, si en chantant vous ne pensez qu’aux intervalles, ce n’est pas très intéressant. Même chose pour la colorature : il faut toujours chercher à exprimer un certain sentiment dans une certaine situation, selon une vision personnelle qui est différente pour chaque voix, selon de l’instrument que vous avez. Le défi musical consiste à concevoir des variations qui sont bonnes pour votre type de voix, pour votre compréhension du rôle, et qui correspondent au style. Si vous en mettez trop, on perd la ligne, l’intention.
Ces variations se décident avec le chef d’orchestre ?
Je les écris toujours moi-même auparavant. Quand j’arrive en répétition, je les chante, et jusqu’ici personne ne m’a jamais dit non ! Avec Rossini, j’ai acquis une certaine expérience, et je considère qu’il vaut mieux écrire des variations assez simples. Evidemment, si je devais chanter Haendel, par exemple, ce serait complètement différent.
Votre expérience mozartienne et rossinienne vous sert-elle pour le belcanto ?
Mozart est très bon pour « organiser » la voix. Sa musique est merveilleuse aussi pour le phrasé, si l’on pense à un air comme « Dove sono », par exemple, mais elle exige un son où il y a moins de chair, plus de ligne. En fait, je ne peux pas chanter à la fois Mozart (ou Rossini) et Verdi. Ma voix a besoin d’au moins deux semaines pour basculer de l’un à l’autre, mais ces deux semaines, je ne les ai pas ! Mon agenda est tellement rempli que je dois faire des choix. Un jour, j’étais censé enchaîner Fiordiligi et Lucia di Lammermoor, et j’ai compris que je ne pourrais pas faire les deux : il fallait que je choisisse dans quelle direction je voulais aller. J’ai donc annulé toutes mes Lucia, parce que je voulais développer le medium et le grave. Il valait mieux que je chante Fiordiligi, d’autant plus que personne ne chante Lucia comme écrit. La seule qui l’ait enregistré en respectant la partition, c’est Montserrat Caballé, parce que Donizetti n’a pas écrit une seule note au-dessus du contre-ut. Toutes les coloratures que les gens croient voulues par Donizetti ont été ajoutées par les interprètes. Si vous essayez de chanter le rôle autrement, le public se dit : Qu’est-ce qui se passe, où est le mi bémol ? J’aimerais aller à l’encontre de toutes ces prétendues traditions », mais je n’ai pas le temps de me battre pour ça, donc je laisse Lucia aux sopranos légères. Les suraigus, ça fait délirer les spectateurs, mais Lucia n’est pas une histoire de suraigu, c’est avant tout du théâtre, avec une incroyable scène de la folie. « Alfin son tua », c’est un air très central, fait pour montrer la beauté du medium de la voix. Cela n’a pas été écrit pour un soprano léger, plutôt pour un lirico qui avait les coloratures dans sa voix. Comme par la suite, les sopranos lyriques ont perdu cette virtuosité, le rôle a été cédé aux sopranos légers.
Comment vous préparez-vous aux héroïnes de Bellini et Donizetti ?
Ce sont des rôles extraordinairement difficiles que l’on trouve dans Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux – Norma est moins difficile. Ces rôles permettent de développer l’énergie du chant, le phrasé, la ligne, les couleurs de la voix. On n’y est pas couvert par l’orchestre. Alors que dans Puccini, l’orchestre double la ligne de chant : il est presque impossible de chanter faux ! Mais dans Norma, quand on chante dans le vide, il faut changer la tonalité… Grand défi. Je dois être un peu masochiste ! Enfin, l’essentiel est de ne pas chanter trop tôt des choses trop lourdes. Et pour préparer un rôle, j’ai besoin de temps. Ce n’est pas dans ma nature de me jeter dans une partition à la dernière minute, d’apprendre un rôle, de le chanter, puis de l’oublier. Je ne fonctionne pas comme ça. Quand j’apprends un rôle, je n’arrive pas à dormir la nuit parce que j’entends l’orchestre, le chœur, je pense aux meilleurs phrasés possibles… C’est juste le processus naturel de mon corps, qui adapte ses sensations et ses souvenirs à ce type de musique afin d’obtenir la bonne atmosphère. Cela prend du temps, comme quand on porte un enfant. Certains rôles demandent une maturation plus longue, quelquefois on ne trouve pas ce dont on a besoin dans le rôle même, mais les autres personnages de l’œuvre vous donnent des indications.
Ecoutez-vous les enregistrements de vos prédécesseurs ?
Je dois prendre en compte tout ce qui a été enregistré avant moi, sinon je ne suis pas une véritable artiste. Cela dit, c’est intéressant de voir comment notre cerveau fonctionne : en tant que chanteur, quand vous entendez quelque chose que vous acceptez et aimez, votre corps se l’approprie aussitôt. Il faut du temps pour recréer quelque chose de personnel, de ressenti. Pas parce qu’il faut à tout prix être différent, mais parce que ça n’a pas de sens d’imiter quelqu’un. Quand une tradition interprétative a sa raison d’être, et qu’elle s’accorde avec votre sentiment, c’est très bien, mais si cette tradition a été inventée uniquement pour faire plaisir à telle ou telle soprano, c’est autre chose ! Par exemple, quand il y a une note aiguë, pourquoi devrait-elle être plus longue ? Souvent, il est plus facile de la faire durer que de la chanter dans le rythme voulu par le compositeur. A la fin du premier acte de Traviata, quand Violetta chante « Gioire », il n’y a pas de note longue écrite par Verdi au début de la longue vocalise ; l’important, c’est le rallentando à la fin, pas la première note aiguë. Autre exemple, quand Alfredo chante « Da lei perdono più non avrò », « Da » n’a pas d’importance dans le tête, contrairement au reste de la phrase. Tenir « Da » arrête l’action, or le compositeur a choisi un certain texte pour une certaine raison, donc il faut suivre le texte et sa rythmique, suivre ce qui est écrit sur la partition. Si ça ne correspond pas à la tradition, alors c’est que la tradition a été inventée pour s’adapter des caractéristiques vocales spécifiques ou pour masquer les défaits de mes prédécesseurs ! Souvent, quand les gens n’arrivent pas à chanter une chose, ils en font un effet au lieu d’un défaut !
Quelles chanteuses du passé admirez-vous ?
Curieusement, il y en a eu des artistes fantastiques dont il existe assez peu de traces. Par exemple Virginia Zeani, ou Leyla Gencer : elles ont laissé très peu de disques, à part les enregistrements pirates. Plus près de nous, Lella Cuberli était une chanteuse formidable, à la technique solide, et à la voix superbe, mais on a très peu de disques d’elle… Tout ça me fait penser que, malheureusement, on se souvient surtout de ce qu’on peut encore écouter. Dans les années 1950, la technique d’enregistrement captait les voix d’une façon bien particulière. Quand nous écoutons des disques de Renata Tebaldi, on entend une très belle voix, mais on ne se rend pas compte de son ampleur. Les gens qui l’ont entendue en scène parlent d’un son énorme. Même chose pour Callas : c’est une voix magique, extraordinairement expressive, mais nous ne pouvons pas savoir ce que les spectateurs ressentaient dans la salle. En général, les artistes qui enregistraient alors étaient déjà connus dans ces rôles qu’ils chantaient déjà sur scène. Aujourd’hui, il y a des gens qui enregistrent énormément mais qui ne chantent pas forcément en scène.
Comment envisagez-vous l’évolution de votre carrière ?
A l’heure qu’il est, je chante beaucoup de choses différentes. Même si j’ai provisoirement refermé la parenthèse sur Mozart, j’interprète toujours Mimi, Tatiana, et je vais débuter en Nedda. Je chante les Reines de Donizetti, et j’ai plusieurs prises de rôle en vue. Pour le moment, je dois explorer le passage du belcanto jusqu’à une certaine forme de vérisme. Je n’irai pas jusqu’à Puccini car une fois qu’on y entre, on n’en ressort plus, et très peu de gens ont pu faire le voyage retour. Mais le Verdi dramatique, je le chanterai volontiers ! On y trouve beaucoup d’influences et d’éléments du belcanto : la colorature dramatique, le son de la voix très central, moins large que chez Puccini. Après ça, on verra, Mozart pourrait apparaître comme une sorte de pas en arrière pour rétablir les choses. Mais ce ne sera pas avant cinq ans. Je connais très peu de collègues qui peuvent à la fois chanter Mozart et Verdi, l’exception étant Ramon Vargas. Il est toujours difficile de revenir en arrière ; c’est la même chose pour le baroque. J’adore cette musique, mais j’en ai fait très peu parce que les gens ne m’en croyaient pas capable, parce que j’ai une grande voix. Pourtant j’aime les défis et je peux adapter ma voix. Ce serait une expérience intéressante.
Vous avez aussi commencé à explorer le répertoire français ?
Ah, mais je l’ai déjà beaucoup exploré ! J’ai chanté plusieurs rôles français ! Micaëla, Leila des Pêcheurs de perles, Marguerite, Juliette, Antonia… Sans oublier les Rossini en français : Mathilde dans Guillaume Tell, Anaïde dans Moïse et Pharaon. Et j’ai aussi chanté Thaïs, à Salzbourg, avec Placido Domingo en 2016 ; je peux même vous dire que c’est un rôle que je rechanterai bientôt, dans une très grande salle. On ne m’a jamais proposé Manon, que j’aimerais beaucoup aborder. J’adore l’opéra français, parce qu’on y trouve une formidable connexion texte-musique. Je suis admirative de la précision avec laquelle la rythmique de la langue se trouve dans la rythmique de la musique. Avec le belcanto c’est plus difficile, il y a beaucoup de répétitions et il faut les justifier émotionnellement. Mais là, on n’a qu’à suivre ses sentiments et ça marche tout seul ! Et il y a une autre raison : si on prend un rôle comme Marguerite, il commence par l’air des Bijoux, le moment le plus joyeux, et il devient ensuite de plus en plus dramatique, jusqu’à la fin. Le début est comme un échauffement. Même chose avec Juliette : son entrée est très aiguë, puis elle chante « Je veux vivre » (qui était initialement écrit en ré, peu importe), mais si on compare le début et la fin du rôle, ce n’est plus du tout la même personne !
A la création, l’air du Poison fut coupé, parce que Mme Carvalho n’était pas capable de le chanter.
C’est pour ça que j’adore ce rôle, parce qu’il y a à la fois l’air du Poison et « Je veux vivre ». Même chose pour Donna Anna : qui peut chanter « Or sai chi l’onore » et « Non mi dir » ? Sauf qu’Anna commence par hurler, après quoi elle a le beau trio, au 2e acte quelques coloratures dans le sextuor, puis « Non mi dir ». Mais chez Gounod, on commence avec une jeune fille dont la voix se développe à mesure qu’elle devient femme. Pour Thaïs, c’est différent, elle ne connaît pas d’évolution comparable, mais le rôle exige une tessiture très large, du contre-ré au si grave. Thaïs, elle, se libère de tout ce qui pesait sur elle, c’est un opéra magnifique, et je pleure toujours à la fin : les cieux s’ouvrent, c’est tout le contraste entre elle et Athanaël. Je suis aussi très attirée par la mélodie avec orchestre, comme les Nuits d’été, Shéhérazade, par Fauré, Debussy, Poulenc…
Le français ne vous paraît pas difficile à chanter ?
Il faut se rappeler que le français chanté et le français parlé sont deux choses différentes ! Il y a les fameux e muets, les sons répétés avec tant de nuances subtiles, la façon de préparer la note, avec les consonnes qui propulsent le son… J’essaye de respecter tout ça mais je sais que j’aurai beau faire, les Français trouveront toujours que mon français n’est pas assez bon. Dans l’air de Moïse et Pharaon, l’air qui ouvre mon disque Amor fatale, je ne POUVAIS pas faire mieux parce que la tessiture est tellement élevée : il faut choisir, entre les consonnes et la ligne musicale, donc j’ai dû trouver un compromis. Quand je chante des airs français en concert, je fais de mon mieux, tout en sachant fort bien que les Français diront toujours que ce n’est pas tout à fait ça. Pour mon disque Spirito, j’ai travaillé avec une coach de français, notamment sur l’air de La Vestale « Toi que j’implore avec effroi » : souvent, on respire juste avant « avec », mais sur le manuscrit, Spontini a écrit qu’il voulait un legato, et c’est bien plus difficile de faire cette très longue phrase d’une traite. Pour mon prochain disque d’airs français que j’enregistrerai en mai, je travaille avec Mathieu Pordoy, qui est aussi le coach de Michael Spyres.
Avez-vous souvent eu à refuser des rôles ?
Soyons très honnête : de nos jours, très peu de gens comprennent vraiment ce que type de voix doit chanter à quel moment. Quand vous avez le volume, on vous dit : Fantastique, vous pouvez chanter Salomé ! J’ai refusé cinq fois Don Carlo, j’ai refusé Tristan et Isolde, Tannhauser, Salomé. Pourquoi devrais-je chanter Salomé ? Si j’ai la colorature je peux faire les reines de Donizetti. Elles ne sont pas souvent programmées, et c’est bien dommage, mais il n’est pas facile de trouver les chanteurs du belcanto. C’est comme Puccini : je pourrais le faire, mais ensuite ? Quand je chante un opéra, mon but n’est pas d’obtenir cinq minutes d’applaudissements à la fin, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je cherche à faire mon métier avec sincérité, tout en y prenant du plaisir. Ce que je veux c’est savourer ces deux ou trois heures de musique, et les applaudissements sont la cerise sur le gâteau. Et puis il y a les rôles qui ne m’ont jamais attirée, comme Butterfly, ou Aïda. Dans Aïda, je préfère Amnéris, qui me paraît plus directe. Je n’ai pas vu Anna Netrebko et Anita Rachvelishvili dans Aïda, je pense qu’elles étaient formidables, mais cet opéra ne m’a jamais vraiment touchée, or j’ai envie d’être émue.
Vous avez évoqué l’importance du temps, c’est un aspect essentiel de votre métier ?
Les chanteurs ont besoin de temps pour se reposer. C’est facile de courir, on reçoit un tas de propositions, on est très fatigué mais on ne peut pas refuser. Il vaut mieux réfléchir avant d’accepter, car ce n’est pas bien e renoncer ensuite. C’est toujours très pénible de devoir annuler quand on est malade ; on se sent coupable de trahison, car les gens comptent sur vous et vous créez des problèmes. Aucun artiste n’aime annuler, on aimerait mieux chanter quand même. Et quand on est malade, il vaut mieux ne pas faire d’annonce, car les gens n’y croient pas, ils pensent que c’est un truc pour attirer l’attention ! Au fond, on fait carrière en disant non, après avoir d’abord dit oui parce qu’on n’avait pas le choix : si vous ne saisissez pas les occasions, elles ne se représentent pas. Parfois vous acceptez des choses qui dépassent vos moyens du moment : quand j’ai fait Maometto Secondo à 27 ans, c’était trop tôt. Le rôle d’Anna est comme deux Traviata en un seul soir, avec une scène finale incroyable, pleine de coloratures et de difficultés de toutes sortes. Ma voix était encore jeune, j’ai fait ce que j’ai pu, ça a été un succès mais je sais que ce n’était pas parfait. Je ne suis pas une machine ! Je voudrais être parfaite, mais il est normal d’avoir des imperfections, c’est ce qui nous rend humains. Si j’ai mal dormi, je ne pourrai pas émettre un mi bémol parfait, parce que mon corps n’a pas eu le temps de se reposer. Il ne s’agit pas seulement de la voix, mais aussi du cerveau, et de l’organisme tout entier.
Les dangers sont nombreux, aujourd’hui ?
C’est très facile de tomber dans le piège des médias sociaux. Si vous êtes constamment sur votre téléphone, le temps file et vous passez à côté de votre vie. J’ai un mari, une famille, je veux garder du temps pour mes proches et, plus tard, avoir autre chose comme souvenirs que ce que j’ai posté sur Facebook ! Sur les médias sociaux, il arrive que les gens se plaignent : « Elle n’a pas accepté mon amitié, elle ne m’a pas répondu, c’est une garce ». Soit ! Je ne veux pas vivre seulement pour mon public, mais aussi pour moi. Si je ne vis pas pour moi, je n’ai rien à vous offrir. Laissez-moi mon espace. Si vous appréciez mon art, vous apprécierez aussi mon besoin de vie privée. A Bordeaux j’ai été malade, je n’ai pu assurer que trois représentations d’Anna Bolena sur cinq. Les gens ont été très déçus, et je le comprends, mais je ne peux pas risquer mon avenir et ma santé en chantant dans de mauvaises conditions uniquement pour faire plaisir au public.
Partagez-vous les craintes des certains quant au (non-)renouvellement du public lyrique ?
Je voudrais que l’opéra soit davantage apprécié par les jeunes, afin que nous ayons un nouveau public. J’aimerais que l’opéra soit plus accessible à plus de gens. Je crois que c’est une forme d’art formidable, qui s’adresse directement au cœur. Il y a des airs que les gens adorent dès qu’ils les entendent, même sans rien connaître à l’opéra : « Nessun dorma », « Un bel dì vedremo », le Lacrimosa du Requiem… Cette beauté généreuse parle à tous les habitants de la planète. J’espère que l’opéra continuera à jouir du soutien des gouvernements, pour qu’il ne disparaisse pas faute de financement ou d’attention, au profit du cinéma ou de la comédie musicale.
Que peut-on vous souhaiter de mieux ?
Je voudrais poursuivre mon évolution artistique, chanter pour de plus en plus de gens, contribuer à attire un nouveau public à l’opéra afin de leur faire découvrir ce monde extraordinaire de musique, de poésie et d’émotions. En dehors de ma carrière de soprano, je souhaite aider les grands chanteurs à promouvoir leur art et à laisser un témoignage de leur talent pour les générations futures grâce à mon label, Prima Classic. Nous travaillons avec des chanteurs formidables, et nous allons prochainement publier quelques disques très intéressants.
Propos recueillis le 24 janvier