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Marina Viotti : La sagesse d’une passionnée

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Interview
27 juillet 2020
Marina Viotti : La sagesse d’une passionnée

Infos sur l’œuvre

Détails

C’est d’abord une voix de mezzo, très belle, très riche, mais c’est aussi un tempérament de flamme. Si elle s’est décidée relativement tard à se consacrer au chant, elle met depuis les bouchées doubles. Et le métier n’a pas tardé à reconnaître en elle une personnalité dévorant les planches.

Partie de Suisse, et née dans une famille où tout le monde est musicien, formée par Heidi Brunner et Brigitte Balleys, elle est aujourd’hui une mezzo colorature de haut vol (sa Rosine est irrésistible) et elle sera bientôt un mezzo lyrique ardent. Mais, on le verra, elle avance avec sagesse et patience. Elle a déjà chanté (et rechantera) à la Scala, au Liceu de Barcelone, au Staatsoper de Munich, entre autres. C’est encore une toute jeune chanteuse, mais comme elle le dit sans fard : « La carrière que je veux faire, je voudrais qu’elle soit longue ». Longue conversation téléphonique le 14 juillet.

En ce moment, je devrais être au Liceu de Barcelone en train de chanter Rosine du Barbier de Séville. La production a été annulée et repoussée à 2025 ! En supposant que je puisse encore chanter Rosine en 2025. Tant de choses peuvent arriver en cinq ans, surtout pour une femme. On peut avoir des enfants, le corps peut changer, la voix peut changer. Ça fait partie du métier, mais les gens ne le savent pas toujours : on est tellement obligés de prévoir longtemps en avance que l’on ne sait pas si on aura envie de chanter telle ou telle chose le moment venu, ou si on pourra le faire. Et, pour parler d’un autre aspect mal connu, nous sommes obligés d’avancer tous nos frais à l’avance, pour n’être payés qu’après la dernière représentation. Et c’est notamment pour ça que ces cinq ou six mois d’arrêt sont très difficiles…

Difficiles financièrement, difficiles pour la voix, difficiles pour l’enthousiasme… Il faut garder sa force intérieure…

C’est ça, il faut garder sa motivation, comme un sportif. Il faut s’entrainer, sans avoir de vision ni à court terme, ni à long terme, sans savoir quand on pourra reprendre. On ne peut pas perdre son endurance, mais on la perd quand même. Seule chez soi, on peut chanter deux ou trois heures, mais ça n’a rien à voir avec huit heures de répétition par jour. N’empêche qu’il faut garder le corps, l’esprit et la voix prêts à redémarrer, mais sans savoir quand ! Il y a là un espèce d’angoisse contre laquelle il faut lutter, il faut garder sa motivation, et ce n’est pas toujours si simple…


© DR

Comment se passe votre entraînement, deux ou trois heures par jour ? Que faites-vous ? Des vocalises ? Vous avez un piano, un pianiste ?

Je n’ai jamais été quelqu’un qui travaille trois heures par jour, ça c’est sûr. En général, je suis sur des productions, et on travaille sept ou huit heures et ça suffit, mais quand je suis toute seule, je travaille une heure et demie ou deux, je fais beaucoup de chauffe, une chauffe spécifique. Par exemple, aujourd’hui, je vais avoir envie de travailler la mezza di voce, ou alors les coloratures, ou les aigus. J’aime bien me fixer un objectif dans mon exercice du jour, pour que que ça ne devienne pas une routine trop ennuyeuse, un peu comme un sportif qui travaillera la vitesse ou l’explosivité. Et je poursuis ma journée avec des exercices physiques, de l’endurance, de la natation, du yoga, du stretching… Je pense que le chant, ce n’est pas seulement une voix, c’est un corps aussi, c’est du souffle, et donc j’entraine un peu tout cela, en faisant au moins un sport, voire deux, par jour, j’enchaîne par des échauffements. Ensuite, je travaille un air. En l’occurrence, je sais que j’ai plusieurs choses à mettre au point, puisque j’ai quand même deux ou trois concerts avant septembre. Je travaille chez moi, je suis dans le Midi, avec le chant des cigales en fond sonore, je travaille sur table, toute seule, je ne suis pas très douée pour le piano…

Vous allez participer fin Juillet au Festival du Lied en Drive, de Marie-Claude Chappuis, à Charmey, près de Fribourg en Suisse. J’imagine que c’est pour ce récital que vous travaillez ?

Je me suis dit que, comme les gens seront dans leurs voitures, il fallait un programme qui ne soit pas le récital de Lieder classique. De toutes façons, j’aime inclure le public, interagir avec les gens, leur parler, et j’aime aussi beaucoup varier les styles. Et du coup on a sous-titré ce récital « En dehors / En dedans », par allusion au confinement, et aussi parce qu’il y aura une danseuse… Et ce sera donc sur le thème de l’intérieur et de l’extérieur, avec Duparc, Poulenc, de la musique française en première partie, et ensuite du cabaret, avec Britten, William Bolcom, Ella Fitzgerald, Nina Simone, pour qu’il y ait ce côté très populaire… J’ai envie que les gens klaxonnent, de les faire jouer avec les phares des voitures… Je pense que les gens ont besoin de beauté, mais aussi de rire, de légèreté… Donc il y aura les deux, une première partie dans l’intériorité, et la deuxième dans la gaieté…

Je me souviens de votre récital lors des épreuves libres du Concours de Genève, qui commençait par un Duparc, je crois…

Exactement ! La Vie antérieure ! Je commence toujours avec cette mélodie, je l’adore…

Je me souviens aussi de l’air de Dalila, Amour, viens aider ma faiblesse, de songs de Kurt Weill, et pour finir de « la Chanson des vieux amants de Brel », un programme assez audacieux dans le cadre d’un concours.

C’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, déjà du temps de l’EMU, de l’école à Lausanne. Dans mes premiers récitals de master, je faisais déjà ça, parce que je viens du rock, du métal, de la chanson, et que j’aime explorer différents styles, leur trouver un lien avec le Lied allemand, ou la mélodie française ou espagnole, et montrer qu’on peut trouver des ponts entre ces différents genres, que la vision de l’amour, puisque ce récital tourne autour de l’amour, est la même dans de nombreux styles différents. On peut revisiter Jacques Brel, dans une vision un peu plus classique, et de la même façon amener un peu de groove à Kurt Weill. J’aime surprendre le public et l’emmener vers des territoires méconnus de lui, c’est quelque chose que j’aime faire, et que je sais faire, et qui m’importe. Dans la période que nous traversons, je pense qu’il est important de construire des ponts, et de s’ouvrir à un public plus large.

Il me semble que le public est prêt à ça, qu’il aime ça, mais est-ce que le métier aime ça ?

C’est une bonne question. Parfois j’enrage en voyant la réaction de certains critiques. Je me souviens du disque de Juan Diego Flórez, que j’adore, où il s’accompagne à la guitare sur des chansons mexicaines, et qui s’était fait descendre par un magazine, qui disait « Pourquoi les chanteurs d’opéra ont-ils toujours ce besoin de faire autre chose, alors qu’ils font si bien ce qui est leur vrai métier ? »  C’est une étroitesse d’esprit que je ne comprends pas. Est-ce que, parce que c’est populaire, c’est de moins bonne qualité ? Au contraire, je pense que c’est une façon d’amener l’opéra à des gens qui ont peut-être des a prioris sur lui, et qui peuvent être incités à le découvrir. Et, de surcroît, je suis sûre que plus on sait chanter d’autres choses, plus on s’enrichit vocalement et humainement pour le monde de l’opéra.

Et l’oreille de l’auditeur est réveillée dès qu’on change de genre, et donc de couleur de voix, au cours d’un récital…

Et il faudrait parler de l’improvisation, qu’on peut se permettre dès qu’on chante quelque chose qui vient du jazz. Dans le monde de l’opéra, on n’est pas du tout habitué à pouvoir improviser, et pourtant si on regarde Haendel ou Rossini, toutes les variations qu’on peut y faire, de cadences, de colorature, chaque fois qu’il y a une reprise, sont très proches finalement d’une improvisation jazz. On a les mêmes accords, on va seulement changer complètement les notes, et je trouve que celui ou celle qui sait improviser en jazz enrichit beaucoup ses reprises de Rossini ou Haendel. Je suis convaincue que le fait de pratiquer plusieurs styles ajoute beaucoup à ce que je peux donner de couleurs et de rythmes à l’opéra.

A l’époque baroque, le public était à l’affût de tous les embellissements, de toutes les fantaisies, dont les chanteurs, les castrats notamment, agrémentaient la partition. On créait des pasticcios en prenant des airs ici ou là, on était beaucoup plus libres, il me semble. Aujourd’hui, c’est plutôt du côté des mises en scène qu’on se sent libres. Justement, après tout ce que vous avez dit de votre lien avec le public, j’imagine que c’est la scène qui vous manque le plus en ce moment ?

C’est ce qui est le plus dur. C’est le partage qui nous manque. Même s’il y a d’autres possibilités. Il y a beaucoup de choses qui se font via le streaming, via Internet. C’est ce qui m’a permis de garder un contact pendant le confinement, de continuer à proposer des choses vocalement, mais on ne sait pas quand on va retrouver les répétitions. Moi, c’est ça qui me manque le plus, la découverte de nouveaux collègues, de ce à quoi va ressembler la mise en scène, c’est cette magie du spectacle vivant. C’est très dur de voir des salles avec cinquante personnes, il y a là un côté un côté un peu mortuaire, ça ne peut pas durer.


Le barbier de Séville © DR

Où en est votre voix ? Où est-ce que vous vous sentez le mieux ? Les mezzos de caractère, comme Dalila, ou les rôles de mezzo colorature, de Rossini par exemple ?

Ma voix finalement est encore très jeune, ça ne fait pas si longtemps que je suis dans le métier, et je pense qu’elle commence à prendre un peu de corps. Et c’est très bien, mais je me veux laisser encore un peu de temps avant d’aborder les rôles vraiment lyriques. Pour l’instant, je suis très très à l’aise avec le répertoire Rossini, Mozart, avec le répertoire colorature léger. En même temps, je sais que dans deux saisons je vais faire mon premier Octavian du Rosenkavalier, et que je vais commencer à m’orienter un peu vers le lyrique. Mais je vais faire très attention, je ne veux surtout pas aller trop vite. Bien sûr, ce dont je rêve, c’est Dalila, Carmen, Charlotte, mais je sais qu’il faut que j’attende un petit peu pour que le corps, le souffle soient là, que rien ne soit forcé, pour que ce soit une évolution naturelle. Pour l’instant, j’ai tellement de plaisir à chanter Rossini que j’aimerais que ça se prolonge un peu… Je ne ressens aucune difficulté, ce n’est que du bonheur, ça m’enrichit, et je n’ai pas envie de faire un rôle qui va me stresser. Je veux arriver sur scène et être en maîtrise de mon instrument, n’avoir que du plaisir ! Si je peux, autant continuer ! C’est pour ça, par exemple, que je fais souvent Maddalena de Rigoletto, qui pourtant n’est pas forcément ma tessiture, puisque c’est un rôle très grave, mais j’y prends beaucoup de plaisir, on n’est là que pour vingt minutes, mais très intenses, et c’est un exercice que j’adore. Voilà ! J’espère pouvoir encore chanter Mozart, parce que je n’ai pas encore fait un rôle entier de lui jusqu’à présent, j’allais le faire, mais mon premier rôle mozartien a été annulé à cause du coronavirus…

C’était lequel ?

Dorabella ! Je devais le faire à Florence avec Fabio Luisi. Il faut que je puisse un jour le chanter, ça n’est pas possible ! Mozart, j’ai l’impression que c’est un rendez-vous manqué à chaque fois, alors que je m’y sens tellement bien. Je pense que tant qu’on chante ce qui nous convient, sans forcer, et avec rien que du plaisir, sans se dire « Oh là là, je suis un peu malade, ça ne marchera pas », on ne peut qu’être épanoui dans son métier. Je compte rester dans ce qui est léger et souple et me fait du bien vocalement aussi longtemps qu’on me voudra dans ces rôles-là ! Parce qu’évidemment au bout d’un moment on me voudra peut-être dans de nouvelles choses. Là, j’ai eu quatre Rosine qui ont été annulées et je me demande quand l’opportunité reviendra de pouvoir faire autant de Rossini. Ce qui est triste, c’est qu’avec l’âge qui avance, le temps qui passe, c’est un répertoire qu’on fait de moins en moins, et je… Bon, c’est comme ça, on verra pendant combien de temps les gens voudront me voir chanter cette musique…


Le Voyage à Reims à Valencia © DR

Le paradoxe, c’est que vous vous êtes mise au chant relativement tard, ce qui fait que vous êtes un jeune mezzo, alors que vous avez 33-34 ans, et donc vous êtes encore dans la fraicheur et l’enthousiasme de la découverte de ces rôles, alors que vos collègues avec des voix comparables à la vôtre les chantent depuis leurs 25 ou 28 ans…

C’est vrai que c’est assez formidable. C’est un fait que j’ai commencé le chant à 25 ans, tout est allé quand même assez vite, et en même temps il ne faut pas oublier que, si j’ai en effet 34 ans, ça ne fait jamais que 3-4 ans que je suis sur scène, c’est très récent, et c’est pour ça qu’il faut que je fasse attention au fait que j’ai cet âge-là, mais que vocalement je suis toute jeune. C’est un vrai contraste, et il est vrai que j’ai eu beaucoup de remarques sur mon âge au début, qui ont été assez dures. On m’a dit que je serais trop vieille pour faire du Rossini (rires), mais en fait quand on voit Bartoli ou Joyce DiDonato, on se dit que ça va, il n’y a pas trop de souci à se faire !

Ça  correspond à l’obsession actuelle, la hantise du temps qui passe…

Je pense que c’est un peu une aberration de mettre des limites d’âge dans ce métier, parce que chaque personne a une voix qui évolue différemment, avec son corps, les hormones, que sais-je, et je trouve que finir ses études de chant à vingt-deux ans, c’est trop tôt. Personne ne veut vous engager parce que vous êtes trop jeune, et du coup il y a trois ans d’attente, où il ne se passe pas grand chose, où c’est très dur, et puis vous arrivez à vingt-cinq ans, où vous seriez prêt ou prête, mais vous n’avez pas d’expérience… Je trouve que ce serait mieux de commencer plus tard, et de sortir de l’école de chant en étant mature vocalement, et aussi psychologiquement, parce que ça reste un métier qui n’est pas toujours facile, où il y a beaucoup de décisions à prendre, où il y a des erreurs à éviter, où il faut être entouré des bonnes personnes. J’ai fini mes études vers mes trente ans, à un moment où j’avais l’impression de savoir qui j’étais, ce que je voulais ou non pour ma voix, d’avoir un recul dû à l’expérience et à l’âge. Mais le jeunisme est partout dans notre société…

De toute façon, les voix graves mûrissent plus lentement.

Quand je suis arrivée à Vienne, j’avais 25 ans. Ils m’ont tous dit que c’était trop tard. Heureusement, il y a eu une prof pour croire en moi, c’était Heidi Brünner, sinon j’aurais laissé tomber, j’aurais fait autre chose de ma vie, ce qui n’est pas grave non plus, mais c’est quand même triste d’écarter les gens parce qu’ils ont vingt-cinq ans, ce qui somme toute n’est pas vieux !

Mais il y a aussi le fait que vous êtes née dans la musique. Il y a une maturation qui s’est faite tout au long de votre enfance et de votre adolescence. La musique était votre milieu naturel, et d’ailleurs tout ce que vous nous dites là, est dans ce registre du naturel. Il s’agit de vivre naturellement avec sa voix, d’être heureuse dans les rôles qu’on chante naturellement, comme Maddalena que vous évoquiez. Mais j’ai le sentiment que ça s’enracine dans votre histoire familiale : un père chef d’orchestre, Marcello Viotti, et quatre frères et soeurs, tous musiciens…

J’ai eu beaucoup de chance de naître dans cette famille hors normes… Maman était violoniste aussi, et j’ai bercé vraiment toute mon enfance et mon adolescence dans l’opéra, c’était quelque chose qui faisait partie de moi. D’ailleurs, à un certain moment, j’ai essayé d’y échapper, pour faire du métal, et des études de lettres et de philosophie, mais je suis revenue dedans, ça m’a rattrapée, et je suis tellement heureuse. Mais il est vrai qu’il existe aussi des enfants qui naissent dans des familles de musiciens et qui ne veulent surtout pas faire de la musique. On n’était pas non plus prédestinés à le faire, mais il se trouve que mon frère Lorenzo Viotti est chef d’orchestre, et que Milena et Alessandro sont tous deux cornistes, c’est une grande richesse. J’ai baigné dans le chant, et ce qui est drôle, c’est que j’avais plein de réflexes de la vieille génération. Mon premier Rossini, je le chantais comme on le chantait il y a vingt ou trente ans, et ma prof m’a dit « D’où ça sort, ce côté old school ? » Je lui ai répondu que c’est comme ça que je l’ai toujours entendu ! Et j’ai eu du mal à m’en débarrasser, je mettais des portamenti partout (rires), mais il est vrai que ce background m’a fait gagner beaucoup de temps, que ce soit pour Mozart, Rossini ou le Lied allemand, parce que j’avais entendu ça toute ma vie. Mais c’est une chance à double tranchant, on vous ouvre des portes plus facilement, mais on vous attend au tournant tout le temps, parce que vous avez ce nom-là.


Rosine © DR

Vous avez vu travailler votre père, vous avez assisté à des répétitions, vous l’avez vu avec des chanteurs ?

Il y avait eu un deal entre mes parents : ma mère avait arrêté le violon à la naissance de mon frère, mais ils avaient convenu que si mon père partait plus de deux semaines, il devait nous prendre avec lui. Donc on le suivait un peu partout sur les productions, c’était une vie assez incroyable, et ce qui est important pour moi, c’est de se dire qu’il est possible d’avoir une carrière et d’avoir des enfants, c’est affaire d’organisation et de choix. Mais il est vrai que j’ai vu beaucoup de répétitions, et aussi beaucoup de spectacles, malheureusement mon père nous a quittés quand j’avais dix-huit ans. Ce que j’ai toujours préféré, ce sont les répétitions. J’aime voir le processus de création, j’aime aussi voir mon frère Lorenzo répéter, ou mes frère et sœur dans l’orchestre. Je trouve ça passionnant.

Entre vos frères et sœur et vous, est-ce qu’il y a une manière commune d’aborder la musique? Vous vous reconnaissez les uns les autres ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’on a trois points de vue : celui des musiciens d’orchestre, celui du chef et celui de la chanteuse, donc des regards différents sur une mise en scène ou une interprétation, et on a de quoi débattre, mais il est vrai qu’on ressent la musique un peu de la même façon. Par exemple, à la Scala, j’ai fait mes débuts avec mon frère Lorenzo qui dirigeait. C’était Roméo et Juliette de Gounod, je chantais Stephano et c’était la première fois qu’on travaillait ensemble. Au début, je me suis dit « Mince, mais si on n’a pas du tout la même idée, c’est mon frère, mais c’est mon chef, comment ça va se passer ? » Mais à la fin, c’était tellement naturel… On sent tellement la musique de la même façon que c’était un bonheur, et j’ai adoré sa vision de l’œuvre, qui n’est pas forcément la même que la mienne, mais qui s’appuie sur tellement de réflexion. Une entente comme ça n’est pas forcément une évidence, mais quand ça arrive, c’est merveilleux. Et pourtant mon frère est très différent de mon père, ils n’ont pas la même façon de voir certains compositeurs. On évolue tous différemment, mais on se retrouve dans nos goûts musicaux, on est tous attirés par d’autres musiques, mes frères écoutent beaucoup de rap, moi aussi, on évolue dans le même sens, et c’est bien.

On a évoqué la jeunesse de votre carrière, il n’y a que quatre ans que vous êtes vraiment dans le métier, on le disait, il n’empêche, j’ai le sentiment que ça va très vite. Vous avez chanté à la Scala, à Munich, à Zürich, au Liceu de Barcelone, vous alliez chanter au Semperoper de Dresde, malheureusement le spectacle a dû être annulé. Je pense aussi à l’Opéra du Rhin où vous avez eu beaucoup de succès en Rosine, au Grand Théâtre de Genève…

Oui, notamment cette année, j’ai été invitée dans des grandes maisons, et dans des conditions idéales. Il vaut mieux y débuter dans un second rôle, mais qui vous convienne vocalement, il y a moins de pression, même si c’est un test à chaque fois. On se dit qu’on passe dans une nouvelle catégorie. Mais il est vrai que ça va vite, quoique d’une façon assez raisonnable, avec des seconds rôles dans des grandes maisons, et des premiers rôles dans des maisons plus petites, et je trouve que c’est une façon assez saine, assez naturelle d’avancer. Et ce que j’aime beaucoup, c’est l’idée que je vais revenir à la Scala, ou à Barcelone, probablement à Munich aussi, et c’est assez jouissif d’être réinvité, d’abord parce qu’à chaque fois qu’on chante, on se remet en question, je ne dirais pas tout de même pas qu’on joue sa carrière à chaque spectacle, mais on sait qu’il faut que ça fonctionne si on veut qu’on vous reprenne… Et puis j’adore revenir dans un endroit où je me suis sentie bien. La Scala, c’était un peu une famille, avec un staff absolument adorable, professionnel, et j’y allais avec la joie au coeur…

Ce n’est pas écrasant, la Scala ?

Pas du tout. Je m’attendais à ce que ça le soit, mais non, d’ailleurs je me suis blessée pendant une répétition, j’étais avec une béquille, et ils ont modifié la mise en scène, pour que je sois un Stephano un peu pirate, qui se battait au fleuret, c’était génial… Je n’ai jamais été entourée de gens aussi bienveillants. C’est une des maisons les plus chaleureuses où je sois allée. Et puis il y avait Diana Damrau et Vittorio Grigolo, en Juliette et Roméo, et mon frère au pupitre…


Roméo et Juliette à la Scala © DR

Vous avez travaillé avec des metteurs en scène de premier plan, je me souviens d’une Manon de Massenet à Genève, revue et corrigée par Olivier Py, vous chantiez Rosette…

Les metteurs en scène aujourd’hui… Il y en a deux ou trois avec lesquels c’est très difficile, je trouve, mais alors Olivier Py, j’ai adoré sa vision. Je me souviens de sa présentation de l’œuvre avant le début des répétitions, c’était presque un colloque de philosophie, on a bu ses paroles pendant trois heures. Je ne faisais qu’un petit rôle, mais j’ai assisté à toutes les répétitions pour le voir travailler avec Patricia Petibon. J’adore le personnage. Comme j’aime bien ce qui est un peu transgressif, il me plaît beaucoup, en plus il y a une grande intelligence derrière. Mais j’ai adoré travailler avec Pierre-Emmanuel Rousseau, pour ma première Rosine, ç’a été un coup de coeur. C’est quelqu’un qui connaît chaque mot, chaque note de la partition, et mine de rien c’est très rare, ça ne fait pas longtemps que je suis dans le métier, mais je peux déjà dire que c’est très rare… Et j’ai aussi beaucoup aimé Stefano Poda, avec qui j’ai fait Dame Marthe dans Faust à Lausanne. Esthétiquement, c’était sublime, et c’est un vrai musicien avec une vraie réflexion. J’ai adoré aussi Emilio Sagi, qui mettait en scène Le Voyage à Reims au Liceu, mais j’ai beaucoup aimé la mise en scène de Damiano Michieletto à Valencia toujours pour Le Voyage à Reims, qui n’est pas une œuvre facile à rendre, mais c’était très beau, très poétique. Et je me réjouis de faire bientôt La Cenerentola avec Laurent Pelly et que ce soit à nouveau au Palau de Les Arts à Valencia. Donc pour le moment, ç’a été plutôt que du bonheur. Il y en a eu aussi deux ou trois que je ne citerai pas, des gens qui ne connaissent pas l’œuvre, qui n’ont aucune idée, qui n’ont rien travaillé…

Tiens donc, ça existe encore ?

Oh oui ! On se retrouve désemparés, c’est à nous de faire tout le boulot, ils sont là, ils disent oui ou non. On se dit : quelle arnaque ! Ça me rend folle. Les chanteurs se retrouvent livrés à eux-mêmes, chacun a son style de jeu ou sa manière d’aborder un rôle. Il y en a qui sont très Actor’s Studio, qui cherchent la psychologie du personnage, d’autres qui sont davantage Commedia dell’Arte, et ainsi de suite, et ça ne peut pas marcher ensemble.

Et il y a le risque de tomber dans des clichés de vieil opéra, alors que renouveler un rôle, inventer une façon de bouger, j’imagine que c’est passionnant pour un chanteur-acteur…

Ah oui, c’est ça qui est génial, c’est ce que j’adore dans notre métier. J’ai fait quatre Maddalena, et à chaque fois, c’était un autre personnage. Et je préfère presque faire partie d’une vision d’un metteur en scène à laquelle je n’adhère pas du tout, mais où il y a un vrai parti pris, que d’un spectacle où c’est à moi de créer mon personnage. Parce que ce n’est pas mon métier. L’intérêt de notre travail, c’est d’entrer dans la vision d’un autre, de servir cette vision, en ayant intégré, en ayant fait vivre en soi un nouveau personnage. C’est ça que je trouve passionnant. C’est un peu comme porter un bébé, on le sent grandir en soi, pendant un mois de répétition, et à la fin on maîtrise le moindre geste, le moindre mouvement de main qui fait partie du personnage, et c’est une sensation formidable.


Faust à Lausanne © Thierry Pillon

Vous avez chanté Maddalena de Rigoletto dans quatre productions, Rosine dans deux, vous avez fait deux Voyage à Reims, donc en changeant à chaque fois d’univers. Est-ce que ça change aussi la voix, la façon de chanter ?

Pour moi, oui. Encore une fois, quand je chante Maddalena, je n’ai pas du tout le type de voix qu’on attend dans le rôle. On attend plutôt un contralto très charnu et un style belcantiste assez léger. Et moi je fais une Maddalena très jeune et assez fraîche. Mais quand je l’ai fait à Lucerne, on me demandait d’être une sorte de double un peu gothique, de Gilda, et du coup ma voix était plus sombre, après quoi je l’ai chantée à Munich et à Zurich, où c’était un personnage léger. Donc forcément ça influe sur la couleur de voix que je vais donner, et même sur l’articulation et le phrasé. C’est sûr que ça change, mais il n’y a pas que ça qui change, il y a aussi les collègues : si j’ai en face de moi un Duca ou un Almaviva qui ont de très grosses voix, je vais devoir donner plus, et si au contraire ce sont des voix légères, je vais pouvoir être davantage dans les nuances, donc on s’adapte aux collègues, à l’acoustique, au chef d’orchestre. Les tempis que j’ai faits à chaque fois étaient très différents d’un chef à l’autre, et c’est ça qui fait qu’on ne s’ennuiera jamais dans ce métier. Il ne me viendrait jamais à l’idée de faire deux fois la même chose, j’ai besoin de me renouveler, et aussi de prendre des risques.


Manon à Genève avec Bernard Richter et Patricia Petibon © C. Parodi

Vous avez envie d’aller vers quels rôles ? Vous parliez d’un Octavian, du Rosenkavalier, qui s’annonce pour la saison 21/22 à la Scala, je crois, ça donne envie…

Ah oui ça donne envie, mais qu’est-ce que c’est difficile à apprendre. Ce n’est pas la même façon de compter, ce ne sont pas les mêmes phrasés, c’est magnifiquement écrit, mais ça me prend un temps fou. Du coup, je travaille les rôles avec des gens très différents. Tout ce qui est bel canto, je le travaille avec Raul Gimenez et Alessandra Rossi, alors que tout ce qui est allemand je le travaille avec Heidi Brunner, qui a chanté Octavian je ne sais combien de fois. Ils ont des choses à nous apporter, leur expérience, des petits trucs, qui font gagner beaucoup de temps. Ce peut être des conseils sur le souffle ou l’articulation ou le placement de voix, mais aussi des choses du genre « Attention, là, l’orchestre est très fort, on ne t’entendra pas, donc ne hurle pas, mets moins de voix, il y a tout un ensemble, ce n’est pas utile qu’on t’entende à ce moment-là », ce peut être « Attention, là, pour ce phrasé, si tu respires à la fin, ce sera beaucoup mieux, parce que la note aigüe, c’est une note de passage, donc ne respire pas juste avant », des choses techniques comme ça, qui sont le fruit de leur expérience. Récemment j’ai travaillé Cenerentola avec Raul Gimenez, et ça m’a donné des clefs absolument géniales, on l’a filmé en vidéo, on voit ce que je fais avant, et puis ses conseils et ce que je fais après, et c’est impressionnant ! On entend que ça change tout, si je modifie d’un millimètre le placement de la voix, un peu plus en avant ou en arrière, c’est formidable, c’est infini !

Ça signifie qu’il faut se placer à la charnière entre d’une part l’invention, parce qu’il faut renouveler l’opéra si on ne veut pas qu’il meure, et d’autre part l’enracinement dans une tradition ?

Exactement, et je pense que c’est la grande mission du monde de l’opéra aujourd’hui et de notre génération. D’ailleurs on peut se poser la question de savoir si, à force de vouloir à chaque fois revisiter les œuvres, toujours les mêmes, on ne finit pas par les défigurer complètement. Parfois ça nous apprend des choses sur l’œuvre ou sur ce qu’on est en train de vivre, mais parfois on sent bien qu’il fallait juste trouver un axe inédit et que ça tombe à plat. Alors qu’on aurait plutôt besoin d’inscrire de nouvelles œuvres au répertoire, des œuvres qui reflèteraient le monde d’aujourd’hui. Honnêtement, ce n’est pas du tout la musique que j’écoute ou que je chante, mais je suis consciente qu’il faudrait aller dans cette direction. Mais pour en revenir à la question de la tradition, je pense que s’inscrire au niveau du style dans une certaine continuité, savoir ce qui s’est fait dans le passé, chanter Mozart différemment de Rossini ou Puccini, c’est très important, c’est ce qui fait que l’opéra a perduré au long des siècles, mais en même temps il faut essayer de le chanter d’une façon qui  soit en harmonie avec notre sensibilité d’aujourd’hui. Je crois que l’enjeu est là, si on veut que cet art survive.

Il y a une balance délicate à trouver, entre le respect des œuvres d’un côté et de l’autre une certaine insolence, ou une impertinence, dont on a aussi besoin…

On a besoin de bousculer un peu, parfois de choquer un peu, mais il faut que ce soit fait avec intelligence. Après, il y aura toujours des conservateurs et des révolutionnaires, et ils ne seront jamais d’accord. Mais pour moi, la tradition reste fondamentale, j’adore apprendre des choses d’une génération, qui elle-même en a hérité de la génération précédente, et ainsi de suite en remontant dans le temps. Quand je vois la tendance actuelle au sur-volume, la course aux décibels, je trouve que ça abîme l’oreille de tout le monde, que c’est dangereux, qu’on perd en musicalité et en subtilité, parce que les orchestres jouent fort et donc les chanteurs chantent fort.
Alors que j’adore des chanteuses comme Ermonela Jaho, Anita Rachvelishvili ou Patricia Petibon, ce sont des voix qui me touchent, ce sont de vraies artistes, et de vraies actrices, elles ont des choses à nous dire, et je préfère dix mille fois sortir en ayant été bouleversée, que sortir en me disant que, oui, c’était bien chanté…


Le Voyage à Reims au Liceu © A. Bofill

On parlait de vos rôles à venir et puis on a bifurqué, je crois. En dehors d’Octavian, qu’est-ce qui s’annonce ?

Ce que j’attends avec impatience, c’est L’Italienne à Alger à la Scala pour des tas de raisons, notamment parce que c’est le rôle que j’ai le plus entendu dirigé par mon père, c’est un personnage que j’adore. Il y aura aussi la saison prochaine Niklausse et la Muse des Contes d’Hoffmann au Liceu et Bradamante d’Alcina à l’Opéra du Rhin. Mais ce que j’attends pour dans trois ou quatre ans, c’est évidemment Charlotte, Carmen, Dalila, tous les rôles français, parce que c’est ma langue, que ce sont des personnages très forts, que c’est une musique qui me bouleverse. Je crois que rien ne m’émeut davantage que Werther, et puis il y a aussi Dialogues des Carmélites, qui est mon opéra préféré, et Poulenc est mon compositeur chéri, dont je vais chanter La Voix humaine à Lisbonne en novembre prochain avec mon frère, et c’est aussi une œuvre qui me bouleverse.

Mais Carmen ? Pourquoi dans trois ou quatre ans ? Vous pensez que maintenant ce serait trop tôt ?

Je sais bien que la tendance est de donner Carmen à de toute jeunes mezzos. Adèle Charvet, que j’adore, va le faire bientôt à Bordeaux. Moi, on me l’a proposé déjà quatre ou cinq fois, mais je crois que j’ai un idéal de Carmen pour moi-même, je sais ce que je pourrai en faire, quand j’aurai tout le matériel nécessaire. Pour le coup, vocalement, il n’y a aucun problème, c’est une tessiture parfaite pour moi, mais au niveau de l’endurance, des couleurs, de la maturité du personnage, il me faut encore deux ans. J’ai vu Anita Rachvelishvili le faire à Paris et je me suis dit « Voilà, c’est ça que je voudrais pouvoir en faire », et je sais que je n’ai pas encore tout le matériel nécessaire.

Mais qu’est-ce qui vous manque vraiment ?

Pour toutes ces couleurs qu’il faut faire, je ne sais trop comment le dire, il faut avoir une espèce de chair en plus. Ma voix commence à prendre cette ampleur, mais elle peut en prendre beaucoup plus, ce qui me permettra d’être moins dans le volume, mais davantage dans la finesse. Mais pour la finesse, il faut quand même du corps, parce qu’il y a quand même une grosse orchestration. Et puis c’est un rôle très long, donc si je veux pouvoir le faire plusieurs fois dans le mois sans fatigue et sans stress, il me faut encore deux ans d’endurance. Parce que, mine de rien, chanter Rossini et le bel canto, c’est un autre type de vocalité, beaucoup plus léger, beaucoup plus dans l’aigu. Mais pour des grandes phrases lyriques, avec un grand orchestre, et sans vouloir forcer, je pense que deux années me sont encore nécessaires, pour que tout se développe, sans que j’ai la pression de devoir pousser la voix. J’ai envie de faire tellement de couleurs avec la langue française, et d’incarner ce personnage qui, pour moi, est une femme libre, avec sa sensibilité. Et quand je vois Anita faire la Habanera avec cette douceur et cette sensualité, je me dis que c’est ça que je voudrais faire, et que ma voix est encore trop légère pour pouvoir le faire. Et puis je sais aussi qu’à partir du jour où je ferai Carmen, on me donnera beaucoup moins de Rossini et de Mozart, parce que j’entrerai dans la catégorie des mezzos lyriques. Je voudrais chanter encore un peu le répertoire léger, parce que la carrière que j’aimerais faire, je voudrais qu’elle soit longue… Je suis peut-être un peu trop prudente, ou exigeante..

Mais la prudence, c’est une qualité pour une chanteuse ou un chanteur…

Bien sûr, mais on est dans un monde où tout va très vite, où il faut peut-être prendre des risques. Mais je n’ai jamais voulu les prendre. J’ai peut-être une exigence artistique et envers moi-même excessive, mais je veux chanter sans stress, en pleine maîtrise. Je vois ce que mon instrument, ce que mon corps peut faire, je vois les progrès qu’il a déjà accomplis, donc je pense que je peux attendre. J’espère ! (rire)

 

 

 

 

 

 

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