Rossini appelait Offenbach « le petit Mozart des Champs-Elysées ». Une enquête menée par Jérôme Collomb, collectionneur et passionné d’Offenbach, apporte un jour nouveau sur les relations entre les deux compositeurs.
Toccato, fantasque compositeur italien, prétend avoir mis au point une méthode révolutionnaire d’apprentissage du chant utilisant le fluide électromagnétique. Il démontre l’efficacité de son système en permettant à un non moins aimable paysan du nom de Jean Matois d’acquérir une belle et solide voix de ténor « assoluto ». Fort de ce succès clinique et musical, Toccato voit alors en lui l’interprète idéal pour La Figlia del Cid, opéra en 18 actes de sa composition et c’est ainsi que tous deux partent pour l’Italie.
Voilà donc résumée la donnée de La Leçon de chant électromagnétique, bouffonnerie musicale en 1 acte de Jacques Offenbach sur un livret d’Ernest Bourget (1814 – 1864). Cette amusante pochade contient 4 numéros musicaux et sera le dernier ouvrage lyrique à deux personnages masculins du compositeur. Créée au Kursaal de Bad Ems le 20 juillet 1867, la pièce est donnée le 17 juin 1873 à Paris au Théâtre des Folies-Marigny. Le format de l’œuvre correspond aux créations des débuts des Bouffes-Parisiens entre 1855 et 1858, véritable pendant des Deux Aveugles (1855), de Madame Papillon (1855) et des Deux Pêcheurs (1857) dans sa structure, Lischen et Fritzchen (Bad Ems, 1863/Paris, 1864) étant, quant à elle, la seule pièce à deux personnages mixtes si l’on excepte une version « duo bouffe » inédite de Ba-Ta-Clan. Que dire de plus de cette plaisanterie musicale ? Peu de choses, en vérité, n’était son parcours et quelques éléments pouvant éveiller le questionnement d’un esprit curieux et passionné d’Offenbach.
Des éléments troublants
Tout commence par l’examen de la partition, éditée par Gérard et Cie en 1863 (Bibliographie de la France N°25 du 20 juin 1863) puis rééditée par Heugel à la fin du XIXe siècle. Dans l’édition Heugel de la partition que nous possédons, l’introduction instrumentale semble avoir été ajoutée après coup en vue de représentations théâtrales : on observe un étrange double report du titre et de la distribution ainsi qu’une double page 1. La partition mentionne la distribution suivante : Toccato : Joseph Tagliafico (1821 – 1900) / Eugène Crosti (1833 – 1908) – Jean Matois : Jean Berthelier (1828 – 1888). Or aucun de ces artistes n’a créé l’ouvrage à Bad Ems ni à Paris. De plus, lorsque la pièce est créée en 1867, Bourget est mort depuis 1864.
Dans sa biographie parue en 2000 chez Gallimard, Jean-Claude Yon mentionne une lettre datée du 7 juin 1867 d’Offenbach à Briguiboul, directeur du Casino de Bad Ems, signalant une antériorité de l’ouvrage pour un concert de gala qui semblait n’avoir jamais eu lieu :
« J’ai précisément une saynète des plus amusantes que j’avais faite pour Berthelier et Crosti et qui n’a pas paru devant le public. Je m’en vais l’arranger pour Gourdon et Jean-Paul. Cela fera merveilleusement l’affaire. »
Après la création à Bad Ems en juillet 1867 par Gourdon et Jannin – et, semble-t-il, une reprise par Berthelier et Gourdon au Havre en septembre de la même année – un dépôt à la censure parisienne est fait en 1868 en vue d’une création aux Bouffes-Parisiens qui n’aura finalement pas lieu.
Les voyez-vous alors, ces questions qu’un esprit curieux se pose ? Pourquoi avoir édité en 1863 une partition n’ayant pas été représentée avant 1867 à l’étranger (Bad Ems), en mentionnant une distribution aux allures fantaisistes mêlant un habitué du répertoire offenbachien (Berthelier) et des interprètes bien moins familiers (Tagliafico pour qui le cas est unique, Crosti créant néanmoins le rôle de Sir William Crusoé dans Robinson Crusoé du même Offenbach en 1867).
En consultant Le Ménestrel…
Pour trouver la réponse à ces troublantes interrogations, nous nous sommes plongés dans les numéros du Ménestrel de l’année 1863, gardant en tête l’année d’édition par Gérard et Cie et l’idée qu’un éditeur de musique n’édite jamais une partition par hasard ni sans raison, à la recherche d’indices à propos de cette bouffonnerie musicale.
C’est ainsi que, le 15 février 1863, on trouve le compte-rendu d’un salon artistique ayant eu lieu le mercredi de la même semaine et dont la description fait irrésistiblement penser à Monsieur Choufleuri restera chez lui le… (1861) :
[…] nous avons eu l’occasion d’entendre Mme la vicomtesse de Grandval, qui chante en grande musicienne qu’elle est. Mlle Trebelli et Badiali étaient du programme, c’est dire tout l’intérêt de la partie vocale. Louis Diemer et le violon d’Accursi s’étaient chargés de la partie instrumentale. Puis MM. Tagliafico et Berthelier sont venus jouer et chanter, pour la première fois, une grande scène bouffe qui a presque l’importance d’une opérette de J. Offenbach. Cette première représentation sera suivie de beaucoup d’autres.
Si cette « grande scène bouffe » n’est pas nommée, on a tout pour la reconnaître et on peut ainsi affirmer que La Leçon de chant électromagnétique a été représentée dans le cadre d’un concert privé en février 1863 – ce qui expliquerait l’édition de la partition par Gérard et Cie cette année-là et pourquoi l’introduction « pour les représentations au théâtre » aurait été ajoutée ensuite, sans doute à l’occasion de la création à Bad Ems en 1867.
Mais quels salons ont donc été témoins de cette soirée musicale ? Il s’agit tout simplement des salons de M. et Mme Rossini, rue de la Chaussée-d’Antin ! Le délire musical de Toccato dans la gentille pochade italianisante prend dès lors une saveur bien différente… surtout que la partition d’Offenbach compte même une tarentelle qui a dû faire sourire l’auteur de La Danza (1835), dont le maestro italien est peut-être une aimable caricature. L’œuvre sera donnée à l’occasion d’une autre soirée et mentionnée à nouveau (en étant nommée cette fois) avec la même distribution dans le numéro du Ménestrel du 1er mars 1863.
Une nouvelle dimension
Monsieur Rossini est donc resté chez lui le mercredi 11 février 1863 et La Leçon de chant électromagnétique est pour Offenbach ce que La Laitière de Trianon a été pour Wekerlin en 1858. Rossini, dont Il Signor Bruschino a été créé en français en 1857 sur le théâtre d’Offenbach, a donc lui-même prêté à son tour ses salons pour la création d’une petite œuvre de celui qu’il appelait le Mozart des Champs-Elysées. Les raisons qui conduisirent Offenbach à écrire cet ouvrage nous demeurent, cependant, inconnues : Bourget ayant déjà collaboré avec le compositeur (Tromb-Al-Ca-Zar et Les Dragées du Baptême en 1856, Les Deux Pêcheurs en 1857) et écrit les paroles de la chansonnette Bibi Bamban sur un air des Deux Pêcheurs pour Berthelier en 1860, on peut imaginer que la circonstance ait été apportée par cet interprète.
Cette situation fait de La Leçon de chant électromagnétique une œuvre parente de Monsieur Choufleuri : créées toutes deux dans des conditions particulières (Choufleuri a été représenté pour la première fois dans les salons du Corps législatif en 1861 avant de paraître sur le Théâtre des Bouffes-Parisiens la même année), la petite bouffonnerie musicale prend vie à l’occasion d’une soirée musicale telle que celle organisée par Monsieur Choufleuri (toutes proportions gardées quant au sérieux et à la qualité de la démarche rossinienne, bien entendu).
De plus, si l’on considère l’éventualité que Toccato soit une caricature de Rossini, La Leçon de chant électromagnétique devient aussi un pendant au tableau du Musicien de l’avenir parodiant Wagner dans Le Carnaval des revues (1860). Cependant, force est de constater que le compositeur du Barbiere di Siviglia semble avoir mieux accueilli la chose contrairement à son homologue allemand qui, lui, en voudra amèrement à Offenbach.
Voilà comment ce qui pouvait passer pour une bizarrerie éditoriale, une erreur de datation et une certaine obsession maladive (en ce qui nous concerne) a conduit à cette étonnante et truculente découverte.