Le dernier portrait de chef d’orchestre baroque publié s’intitulait « Le magicien », voici maintenant un alchimiste : avouons notre difficulté à ne pas voir avant tout de brillants sorciers dans ces femmes et ces hommes à la recherche de partitions oublies et d’artistes capables de les interpréter. Ottavio Dantone fait clairement partie de ces sorciers, et si c’est aux alchimistes que nous pensons, c’est qu’il a une manière toute particulière d’organiser un bouillonnement harmonique d’où les lignes solistes s’échappent telles des volutes venues entourer le chant des héros. Rarement peut-on entendre une telle symbiose entre orchestre et chanteur que lorsqu’il est à l’œuvre.
D’abord claveciniste puis organiste primé, Ottavio Dantone n’est venu que tard à la direction d’orchestre et à l’opéra. Nommé directeur artistique de l’Accademia Bizantina en 1996, c’est à sa tête qu’il produira ses plus belles interprétations hissant l’ensemble parmi les meilleurs des les années 2000. A 39 ans, il aborde enfin l’opéra en ressuscitant le Giulio Sabino de Sarti. La curiosité musicologique continuera de l’animer puisqu’il est le principal redécouvreur de l’œuvre lyrique de Pergolesi. Au rang des critiques qui permettent d’éviter la platitude d’une critique unilatérale, soulignons une certaine irrégularité en live, notamment chez Handel, tantôt diablement inspiré (souvenir mémorable d’un Amadigi à Versailles en 2014), tantôt équilibré mais sans personnalité (Orlando à Beaune en 2006), et des options plus que discutables lorsqu’il aborde le répertoire du 19e Siècle. Parcourons quelques jalons de ses nombreuses interprétations lyriques.
Son plus brillant témoignage est sans doute l’enregistrement du Tito Manlio de Vivaldi qui ouvre cet article. Portant au pinacle la mission que s’était donnée l’Accademia Bizzantina à sa création (interpréter toute partition avec autant de soin et de cohésion qu’en exige la musique de chambre), il vogue sur cette partition, sans doute la plus brillante jamais écrite par Vivaldi, avec un bonheur extrême : du maelstrom harmonique originel de l’ouverture d’où les lignes de violons semblent constamment vouloir s’échapper avant d’être rattrapées et réintégrées par la basse continue, aux morceaux à mouvements perpetuels (« Orribile lo scempio ») en passant par les arias concertants (le violoncelle cajoleur de « Di verde ulivo » ; le cor belliqueux du « Sia con pace » et la trompette paradant du « Combatto un gentil cor » ; le hautbois mélancolique du « Non ti lusinghe la crudelta ») jusqu’aux dissonances abyssales du « Sonno, sei pur sei sonno » ou du « Liquore ingrato », tout dans cet enregistrement porte haut les couleurs de la musique vénitienne. Sans compter qu’y sont réunis la fine fleur des perles en ces lieux décrites : Ann Hallenberg, Karina Gauvin et Marijana Mijanovic, rien de moins.
Ses grandes qualités de vivaldien, il les a aussi illustrées dans un récital d’airs alternatifs chanté par Sonia Prina et qui fait, à notre humble avis, partie du Top 5 des plus grands récitals consacrés au Prêtre Roux. Ecoutez avec quelle verve il lance cet air issu de L’Odio vinto della Constanza et qui sera repris plus tard dans sa célèbre cantate « Amor hai vinto » : Sonia Prina s’y jete avec une expressivité cursive que nous avons déjà vanté ailleurs ; le grand mérite de son accompagnateur est ici de faire varier le volume avec des fondus enchainés troublants tout en donnant une chair palpable à ses cordes, aussi fines que la basse continue semble vouloir tout absorber, un vrai jeu de cache-cache harmonique pour faire écrin à la rage du personnage.
Ottavio Dantone a aussi eu le grand mérite de redonner vie à presque tous les opéras de Pergolèse. A commencer par son Olimpiade dès 2003 au Festival de Beaune. Davantage que dans les Vivaldi qu’ils ont interprétés, Ottavio Dantone et son Accademia Bizantina peuvent ici faire montre de leurs qualités dramatiques en plus de leur sens de l’éclat et de la nuance rythmique et harmonique. Pour cette berceuse par exemple, il accompagne parfaitement l’énergie débordante que Pergolesi confère à son Licida, que l’on sent plus excité par sa fausse victoire prochaine que par le repos de celui qui trichera pour lui. Ici, nimbant le chant survitaminé d’Anna Bonitatibus, on admire comme il sait faire sautiller puis ondoyer son orchestre, notamment ces cuivres à l’élégance veloutée.
Toujours chez Pergolesi, avec Il Flaminio cette fois, voici un air savamment boosté : de cette pastorale aux airs plus charmants et mélodiques les uns que les autres, émerge cet air belliqueux que notre chef a savamment augmenté tant orchestralement que vocalement pour les moyens hors norme d’Anna Bonitatibus. Quelle italianité ensoleillée et jouissive émane de cette interprétation où les instrumentistes semblent encore une fois se fondre dans le même métal vibrionnant!
Concluons ce parcours chez Pergolesi avec son Adriano in Siria, opus qui a eu les honneurs du DVD mais hélas avec une prise de son assez raide qui appauvrit les harmoniques, nous lui préfèrerons donc le live de Beaune. Dans cet air, l’héroïne romaine vante le bonheur qui attends les deux amants réunis: sur une première phrase musicale d’une simplicité touchante, elle enchaine sans crier gare des variations aussi retorses qu’entêtantes. L’admirable Nicole Heaston (qui semble hélas avoir déserté les scènes européennes) voit son soprano charnu accompagné par un orchestre virevoltant et plein d’esprit : la ponctuation apportée à chaque fin de phrase est particulièrement enthousiasmante, ainsi que la respiration de ces lignes de violons sans cesses interrompues.
On s’étonne qu’une telle science de l’accompagnement, du continuo et un tel sens de la danse et de l’harmonie n’aient pas porté notre chef plus souvent sur les rives de l’opéra du 17e Siècle. A coté de très beaux Monteverdi, on trouve une superbe Fairy Queen, unique incursion chez Purcell à notre connaissance. A mi-chemin entre les versions trop précieuses de chefs anglais et celles trop roboratives de chefs germaniques, Ottavio Dantone en propose une version très équilibrée et colorée où flotte un parfum vénitien qui renouvèle notre écoute de cette œuvre. Dès l’ouverture on est charmé par les timbres des bois et l’abondante ponctuation rythmique qui garde l’auditeur en haleine.
Terminons enfin par deux airs d’une œuvre magistrale de Paisiello qu’il a également sortie de l’oubli : Annibale in Torino. Dans le grand air du ténor, admirez comme les cordes ne disparaissent jamais pendant les longues vocalises mais piquent avec une épaisseur angoissante le chant du héros. Notez aussi comme les ritournelles alternent entre charges cavalières et berceuse mozartienne de façon aussi surprenante qu’indissociable, grâce à une sorte de noble sourdine posée sur les premières.
Changeons d’affect avec le poignant récitatif accompagné puis l’aria de l’héroïne à la fin de l’œuvre. Toutes les qualités dramatiques de l’orchestre sont ici sublimées sans pour autant jamais prendre le pas sur le protagoniste musical que reste la chanteuse. On ne se lasse pas de ces cordes tantôt sentencieuses, tantôt hésitantes, rejointes par des vents célestes avant de fendre de nouveau l’horizon sonore de leur aigreur effrayée, tandis que la superbe Roberta Invernizzi se débat avec toute la grâce bouleversante qu’on lui connait.
Pour admirer ce grand alchimiste dans une salle d’opéra française, il vous faudra vous rendre à Beaune pour Belshazzar de Handel cet été, ou bien à l’Opéra de Paris pour La Cenerentola en juin 2017.
DISCOGRAPHIE
en tant que chef, voire chef et soliste, nous écartons volontairement ici ses disques en tant que soliste seul (intégrale des sonates de Scarlatti, sonates de Dieupart, Paradies, Handel, Bach…)
2000
SARTI, Giulio Sabino – Bongiovanni
2001
SCARLATTI, ALBINONI, PLATTI, VIVALDI, Settecento Veneziano – Arts
2002
DONIZETTI, Marin Faliero – Dom (DVD)
VIVALDI, Il Cimento dell’Armonia e dell’Invenzione – Arts
2003
BACH JC, Le Clavier bien tempéré – Arts
PURCELL, The Fairy Queen – Arts
VIVALDI, Les 4 saisons – Arts
2004
SCARLATTI A., Il Giardino di Rose – Decca
2004
PERGOLESI, Stabat Mater & Salve Regina, avec Sonia Prina & Roberta Invernizzi – Amadeus
SCARLATTI, MARCELLO, GASPARINI, PASQUINI, Arcadia – Récital d’Andreas Scholl – Decca
2005
CORELLI, Sonates pour violon, avec Stefano Montanari – Arts
VIVALDI, Tito Manlio – Naïve
HANDEL, ALBINONI, LOTTI, PORPORA, Arias pour Senesino, avec Andreas Scholl – Decca
Seicento italiano – Arts
2006
VIVALDI, Motets, avec Sandrine Piau – Naïve
VIVALDI, L’Estro Armonico – Arts
2007
BACH JS, Sonates – avec Viktoria Mullova – Onyx Classics
HANDEL, Il Duello Amoroso – Decca
MARCELLO, Sonates pour flûte à bec – Stradivarius
MOZART, Ascanio in Alba – Bongiovanni (DVD)
2008
VIVALDI, Arie Ritrovate, avec Sonia Prina – Naïve
2010
HAYDN, Concerto pour clavecin & violon – L’oiseau lyre
2011
BACH JS, Concerto pour clavecin – L’Oiseau Lyre
HANDEL, Rinaldo – Opus Arte (DVD)
SCARLATTI, Concerti Grossi – Arts
2012
BACH JS, Sinfonias – Decca
PERGOLESI, Adriano in Siria – Opus Arte (DVD)
2013
BACH JS, Concerto pour violon, avec Viktoria Mullova – Onyx classics
PERGOLESI, Il Flaminio – Arthaus Musik (DVD)
VIVALDI, Concerti « con Moto » – avec Giulio Carmignola – Archiv
2014
VIVALDI, L’Incoronazione di Dario – Naïve
2015
ROSSINI, Petite Messe solenelle – Naïve
2016
HAYDN, Symphonies 78 à 81 – Decca
INTERPRETATIONS DIFFUSEES A LA RADIO UNIQUEMENT
BACH JS, Messe en Si mineur – Ravenna 2004
CALDARA, Il Re del Dolore – Cracovie 2008
HANDEL, Giulio Cesare – Lausanne 2008
HANDEL, Messiah – Halle 2007
HANDEL, Orlando – Beaune 2006
HANDEL, Partenope – Ferrara 2009
MARTIN Y SOLER, L’Arbore di Diana – Madrid 2010
MONTEVERDI, L’Orfeo – Cremona 2008
PAISIELLO, Annibale in Torino – Torino 2007
PERGOLESI, L’Olimpiade – Beaune 2003
PORPORA, Salve Regina, avec Sonia Prina – ??
SALIERI, La Passione di Gesu Cristo – Torino 2011
SPONTINI, Julie ou le Pot de fleur – Monsano 2001
SPONTINI, Milton – Monsano 2001
VIVALDI, Juditha Triumphans – Cracovie 2012
Récital de Delphine Galou autour de la Paix d’Utrecht – LaChaiseDieu 2013
Récital de Roberta Invernizzi – Schwetzingen 2010