Roberto Alagna amorce cette nouvelle saison avec deux projets inattendus, Al Capone aux Folies Bergères début 2023 et le Stabat Mater d’Arvo Pärt, au disque et en concert le 17 novembre aux Invalides.
Roberto, je suis vraiment très contente de vous retrouver après ces deux années de Covid et autre tracas divers et variés. Je veux qu’on échange sur votre nouveau défi. A partir de janvier, vous serez aux Folies Bergères, pour quatre-vingt-dix représentations d’une comédie musicale dont vous allez tenir le rôle-titre, Al Capone (écrite et composée par Jean-Félix Lalanne). La question est simple, on vous l’a posée dix-mille fois : dans votre carrière, est-ce une parenthèse ? Un tournant ? Ou est-ce simplement le goût du cross-over ?
Non, Al Capone s’inscrit simplement dans la continuité d’une carrière durant laquelle j’ai toujours été curieux de mélanger les genres. J’ai d’ailleurs commencé par le cross-over dans les cabarets lorsque j’étais très jeune – on appelle ça « cross-over » mais il s’agit de musique populaire. Ensuite, à vingt ans, j’ai chanté mon premier opéra. Durant ma carrière, je me suis consacré à l’opéra à 100% avec des petites parenthèses comme Sicilien – un projet que j’ai mené avec un grand plaisir et un grand professionnalisme puisque j’ai d’ailleurs fait des tournées. Je suis fier que nous ayons pu remplir des Zénith et que nous ayons eu de tels succès discographiques avec ces parenthèses de cross-over.
Plusieurs centaines de milliers de CD vendus !
Oui. En réalité, je me dévoilais un peu à travers ces répertoires. C’est un des derniers liens que nous avons avec la Sicile depuis que nous sommes partis. Donc je me suis presque senti obligé de faire ce disque. Pendant ma carrière, on m’a proposé plusieurs fois des comédies musicales et j’avais toujours refusé – parce que mon planning était trop chargé ou parce que le moment n’était pas encore venu. Jean-Félix, pendant le Covid, m’a proposé Al Capone et je me suis emballé. Après tout, pourquoi pas ? Cela me permet de revenir à Paris et de découvrir un autre univers. Je dois dire que j’ai surtout été séduit par le travail de Jean-Félix, qui est formidable, une véritable structure opératique. La musique n’est pas lyrique, même s’il y a quelques envolées : ça reste de la pop. Il y a du fox trot, il y a du rythme, il y a du jazz, même de la mélodie italienne.
Evidemment vous avez chanté les rôles les plus exigeants. Votre public attend des prouesses. Est-ce que la partition d’Al Capone présente des difficultés à même de l’exciter ?
Elle est très difficile en fait parce que ce n’est pas une tessiture dont j’ai l’habitude, à la fois très grave et très aigüe. Il s’agit de notes de baryton, à partir du sol grave, et de note de ténor, jusqu’au si bémol. La difficulté dans ce genre est que tout est amplifié. Chanter avec une voix de ténor, casserait les oreilles des spectateurs. Il faut équilibrer, c’est-à-dire qu’il faut garder une voix pop, presque de crooner, et s’envoler dans une tessiture aigüe et exigeante. En plus Jean-Félix a composé une musique qui n’est pas facile du point de vue de certaines intonations, du rythme ou encore de certains intervalles. C’est un défi. Il faut parler quelquefois sur la musique, il y a du mélodrame, il y a des récitatifs. Bien sûr, la partition reste toujours dans une optique populaire.
Je pensais à Vladimir Cosma où j’étais allée vous voir à Marseille pour Marius et Fanny. Le cast était alors complètement opératique.
L’œuvre de Cosma est un véritable opéra dans la veine puccinienne. Elle est exigeante et très difficile à chanter avec un gros effectif d’orchestre. Il ne s’agit pas du tout d’une comédie musicale. Cosma s’est basé sur Butterfly, sur Bohème. Marius et Fanny est un opéra presque vériste à la Puccini contrairement à ce que la réputation de Cosma comme compositeur de musique de film pourrait laisser penser. Il faut rendre à César ce qui est à César (ou à Cosma ce qui est à Cosma !).
Là vous chantez avec deux compères, si je peux dire, Bruno Pelletier et Anggun, qui sont des artistes franchement issus de la comédie musicale mais qui ont aussi un timbre et des performances intéressantes. On pense à Notre-Dame de Paris…
Il y a aussi une jeune fille, Kaïna Blada, qui va jouer ma sœur, celle d’Al Capone.
Celle qui a une liaison avec Eliot Ness ?
Exactement. C’est une fiction extrêmement bien ficelée. Jean-Félix Lalanne a réussi à faire de l’histoire une sorte de Roméo et Juliette à Chicago avec une fin qui est plutôt moderne et qui rappelle un peu notre époque : personne ne meurt mais il nous laisse sur un passage dramatique. Ce qui est intéressant aussi dans cette œuvre, c’est que Jean-Félix a écrit un beau livret,. Bien sûr le trio Pelletier-Anggun-Roberto, on le connait, mais il y a aussi tous ces jeunes venus de la comédie musicale. Certains passages sont particulièrement touchants. Quand Capone se retrouve un peu seul ou lorsqu’il évoque ses parents, il chante en italien. C’est très émouvant et c’est de la belle musique, ça s’enchaine bien. Le spectacle dure deux heures mais avec un bon rythme.
Comment abordez-vous le rôle de ce « balafré » pour parler comme Bruno Pelletier, de Scarface ? Je regardais les interprètes au cinéma entre Paul Muni, Rod Steiger et, évidemment, Robert De Niro qu’on ne peut ne pas évoquer… Quelle couleur souhaitez-vous donner à ce personnage ? Plutôt le côté noir ou vous allez chercher à l’humaniser ?
Je vais plutôt l’humaniser et lui apporter une fragilité. On pourrait le croire insensible à tout. En fait, c’est comme si le destin l’avait façonné. D’ailleurs dans son entrée, c’est ce qu’il dit : « C’est la vie qui m’a fait Capone ». C’est un fils d’immigré et il faut qu’il s’en sorte. Il y a une chanson très touchante au moment où sa sœur lui dit d’enlever son masque – ce que nous avons tous fait après le Covid. « Jette ton masque et montre un peu qui tu es », dit-elle, alors qu’il ne veut pas montrer sa fragilité. Ness est presque plus violent que lui, c’est un combat entre deux hommes qui se rejoignent en maints points. C’est l’éternelle histoire du « flic » et du « voyou », entre lesquels la distinction s’étiole. C’est aussi parce qu’il s’agit d’une fiction que je peux me permettre cette attitude face au personnage. Ce que je veux montrer, c’est un personnage terrible avec aussi ses moments de faiblesse, l’intimité qu’il partage avec sa sœur, la manière dont il veut la protéger.
Vous êtes-vous senti des points communs avec ce personnage en l’étudiant, en le travaillant ?
Pas vraiment… Le seul point commun, c’est l’Italie. Et l’opéra, puisqu’il aimait l’opéra. Ce genre de personnage apprécie souvent l’art lyrique, allez savoir pourquoi !
On pense d’ailleurs au dernier épisode du Parrain où on voit Cavalleria Rusticana à l’opéra de Palerme.
Vous savez, quelque part, tant mieux pour moi parce que c’est ce rapport à l’opéra qui a donné l’idée à Jean-Félix de m’appeler.
Vous n’avez pas du tout été associé à l’écriture vocale du rôle ?
Je me suis impliqué énormément. C’est-à-dire que j’ai travaillé – et nous continuons à travailler et modifier la partition. C’est moi qui ai donné l’idée de faire des récitatifs et non de grandes tirades parlées, par exemple. Nous avons collaboré étroitement, des notes aux lignes de chant que j’ai changées ou adaptées. Bien sûr, la grosse partie du travail est celle, extraordinaire, de Jean-Félix. J’avais déjà procédé ainsi avec Cosma.
Cela m’a été rapporté par l’excellent Jean-Philippe Lafont…
…Que j’embrasse, d’ailleurs.
On se réjouit de vous voir aux Folies Bergères, de vous garder un peu pour nous. Vous nous manquez, à voyager partout dans le monde !
Roberto Alagna, Aleksandra Kurzak © DR
Le deuxième point que je voulais aborder dans votre actualité, c’est la sortie (ce 28 octobre chez Aparté) de l’enregistrement du Stabat Mater d’Arvo Pärt avec votre épouse Aleksandra Kurzak et Andreas Scholl. C’est quelque chose qui m’a beaucoup surprise parce que c’est vraiment une main tendue à la musique contemporaine. Comment vous, Sicilien plein de chaleur, de couleurs, vous êtes-vous senti dans cette musique minimaliste épurée ?
La musique contemporaine ne se réduit pas seulement à la musique atonale ou à une musique dure à l’oreille. Marius et Fanny, c’était de le musique contemporaine ; Le Dernier jour d’un condamné de David Alagna, c’était de la musique contemporaine. Finalement, la musique contemporaine, je l’ai toujours chantée.
C’est par gout de la provocation ?
Non, je ne suis jamais provocateur. Au contraire, ce sont toujours des actes amour : je tombe amoureux de l’œuvre. A chaque fois que je fais quelque chose, c’est parce que je tombe amoureux de la musique, de l’histoire, des personnages… Et là il faut dire que ce Stabat Mater est magnifique, avec son Leitmotiv continu, on a l’impression qu’il est éternel. Il est exigeant aussi, pas facile musicalement, mais magnifique. Il apporte une sorte de sérénité. Avec tout ce que nous avons vécu ces dernières années, je trouve que c’est le bon moment.
Vous chantez ce Stabat Mater aux Invalides le 17 novembre.
Tout à fait et j’espère qu’on le reprendra ailleurs parce que c’est une œuvre que je trouve très belle et qui en plus a été remaniée par Arvo Pärt à cette occasion. Au départ, il l’a composé pour un quintette, puis avec les chœurs et c’est la première fois qu’il fait un arrangement pour orchestre et pour des voix d’opéra.
Superbe ! On a parlé de ce gout que vous avez de tout tenter. Vous apparaissez dans un film (que j’ai bien aimé, d’ailleurs) de Claude Zidi Jr. où vous jouez votre propre rôle de ténor aux côtés de Michèle Laroque. Est-ce que le cinéma vous tente ?
Honnêtement, pas tant que ça. J’ai reçu beaucoup de propositions de films, je viens encore d’en recevoir de nouvelles (on m’a proposé d’être le mari de Carole Bouquet dans un prochain film). J’ai reçu souvent des offres même en tant qu’acteur (sans chanter). Mais ce n’est pas mon monde. Il faut attendre trop longtemps, il y a toute cette préparation pour une séquence de dix secondes, et on remet la lumière, etc. Là, ce qui a été formidable avec Claude Zidi, c’est qu’on n’a fait qu’un plan séquence ! Je dois avouer que j’ai accepté le film de Zidi parce que, en fait, c’est mon histoire. Il a été remanié, mais c’est mon histoire dans le fond : un garçon de banlieue qui était avec ses copains et se retrouve dans le monde de l’opéra. Sauf que la mienne – histoire – est vraie.
Donc pas de film en perspective mais la mise en scène, la direction d’orchestre (pour rester dans le monde qui est le vôtre), est-ce que ça vous chatouille un peu ?
Non, pas du tout. Je l’ai fait… Vous savez, j’ai touché un peu à tout. Même quand je faisais les opéras avec mes frères, on travaillait la mise en scène ensemble. Quand je suis en spectacle, souvent, il m’arrive de prendre la baguette avec les chefs et de diriger un passage. Moi, ce que j’aime, c’est chanter et j’ai eu la chance de chanter de tout. Je ne suis pas quelqu’un d’ambitieux, je laisse les choses venir et, quand c’est le bon moment, je dis oui ou non. Je ne suis pas quelqu’un qui se projette, qui veut faire ci ou ça. Là n’est pas mon but. J’ai toujours été quelqu’un d’instinctif ; je me laisse aller au coup de cœur. Je n’ai par exemple jamais pris de rendez-vous avec un directeur de théâtre pour programmer des œuvres dans un an ou deux comme tout le monde le fait. Moi, on me proposait des ouvrages, je disais oui ou non. Puis quand j’avais vraiment envie de faire quelque chose, je le montais moi-même et je m’endettais. Ça a été le cas du Cyrano avec mes frères, de Pagliacci, d’Orphée… et d’un certain nombre de DVD que nous avons faits. J’étais heureux de m’engager dans ces projets parce qu’ils existaient et que je les avais faits à ma façon. Pareil avec Le Dernier Jour d’un condamné que nous avons monté ensemble avec mes frères. Je n’ai jamais obligé quelqu’un à faire quelque chose pour moi, je n’ai pas cette éducation-là. Quand on me propose un projet, je réfléchis ; souvent, je dis non parce que je me sens incapable de le faire ; après, en me plongeant la partition, je reviens et je dis « Oui, je vais essayer ».
Revenons au lyrique. L’annulation de La Juive en a désolé beaucoup, mais tout le monde a bien compris.
Moi le premier ! J’en ai parlé avec Bertrand de Billy encore hier. J’ai dit que j’espérais qu’on allait la remonter quelque part parce que, lorsque je l’ai faite à Munich la dernière fois, j’étais malade. Je n’avais pas pu jouir de cette œuvre parce que toutes les répétitions, je n’avais pas pu chanter. J’ai commencé à chanter à la générale et j’étais toujours sur des œufs car je n’étais pas bien. Là j’étais content parce que je me suis reposé, j’avais pris des vacances, j’avais bien travaillé et je me suis dit que ça allait être super. Et puis, voilà…
Vous savez, Roberto, pour vous confier un « secret » ou « souvenir », le jour où je suis vraiment tombée amoureuse de votre voix – vous ne vous en souvenez pas –, c’était un récital à Gaveau il y a déjà quelques années. Dans le programme du récital, il y avait « Rachel quand du seigneur »
Oui, c’est un air que j’ai chanté souvent parce qu’il me touche énormément. Déjà, je suis papa, donc vous pouvez imaginer que je me mets dans la peau de ce personnage. En plus, il y a quelque chose qui me rappelle un peu mon tempérament. Les paroles de cet air ont été écrites par Nourrit lui-même. J’ai souvent fait ça aussi : je réécris un peu. L’écriture et la composition sont des choses que j’ai toujours appréciées. Cet air me touche depuis toujours et, la plupart du temps, dans les récitals, je le propose. Lorsque je l’ai fait avec Aleksandra, c’était formidable ! Avoir son épouse qui joue sa fille, c’est quand même assez improbable. On a cette belle production, de Calixto Bieito elle était très touchante avec cette Rachel qui brulait dans une cage sous nos yeux. C’est le grand répertoire français que moi j’adore… J’avais envie, cette fois, de proposer la cabalette, qui est souvent coupée. C’est dommage.
Il y a de belles choses qui vous attendent. Je crois que vous faites Fedora à la Scala, vous avez Tosca au Met.
Je vais vous dire quelque chose de Fedora. Vous savez, je suis toujours touché par des petits signes, certains gestes, etc. Figurez-vous, c’est la première partition que j’avais achetée quand j’étais jeune. J’étais allé à Pesaro, l’audition de Pavarotti pour son concours. Je m’étais baladé dans la ville et j’avais acheté cette partition de Fedora, il y a presque 35 ans de cela. Je retrouve la partition et, dans la première page, qu’est-ce que je vois ? Le numéro de Pavarotti écrit de sa main !
Quel joli souvenir ! Je voudrais terminer par une question qui vous a déjà été posée… votre épouse est polonaise, vous êtes actuellement en Pologne à vous reposer et votre petite fille Malena suit l’école en Pologne. Il m’a été rapporté que vous avez accueilli des réfugiés ukrainiens chez vous ?
Nous avons accueilli une personne avec sa fille. Les voisins de mes beaux-parents ont une grande maison et ils avaient accueilli, à l’époque, des travailleurs ukrainiens. Ils avaient fait de petits appartements, des studios. Ensuite, ils sont tous partis à la guerre et ils ont été remplacés par leurs épouses et leurs enfants. Dans un studio, on a vu qu’ils était cinq, on a alors pris une personne avec son enfant au sous-sol. On a aménagé un petit appartement. Ce sont des gens très gentils. On les aime tellement que pour le moment nous les gardons chez nous autant que besoin. Et on verra bien quand le destin leur permettra de retourner chez eux.
C’est une souffrance aussi pour ce monde lyrique qui avait l’habitude de travailler partout, avec ces pays qui ont une longue tradition lyrique et beaucoup d’artistes. Comment vivez-vous cela, cette crise qui vous touche plus particulièrement puisque vous avez une épouse Polonaise qui est en première ligne, si j’ose dire ?
C’est ce qui nous faisait peur à un certain moment, lorsque nous voyions les avions passer dans notre ciel. En allant à Berlin pour Lohengrin, j’ai même rencontré des blindés sur l’autoroute. C’est effrayant. Seulement j’espère que les choses vont pouvoir s’apaiser et qu’une solution va être trouvée. Je n’y connais rien en politique, ça me dépasse complètement. Moi ce que je vois, c’est la souffrance des gens ; cela me touche beaucoup.