Fleuron du Festival Mozart Maximum 2018 à la Seine Musicale, Sandrine Piau interprète les 25 et 26 juin la partie de soprano dans les Litanies du vénérable Autel et Thamos, Roi d’Égypte. Celle que nous avons surnommée « le Diamant » revient sur sa longue et belle carrière, l’occasion notamment de nous parler de sa passion pour Berg ou de ses affinités avec les nombreux chefs qui l’ont dirigée.
On vous connait surtout comme une baroqueuse en France et pourtant lorsque l’on se penche sur votre carrière, on s’aperçoit que vous ne vous êtes jamais limitée à ce répertoire. Quel a été le fil rouge de vos choix artistiques ?
C’est drôle que vous me posiez cette question, car j’ai justement dû me remémorer récemment toutes ces années pour la création de mon site (mieux vaut tard que jamais !) www.sandrinepiau.com . Avec le recul, je suis partagée entre le vertige et le bonheur : la vie est une suite d’accidents et je suis chanceuse d’avoir pu mener ce long parcours, de 1985 à aujourd’hui, d’avoir fait partie d’une génération qui a pu donner du temps au temps. C’est un luxe que n’auront peut-être pas les jeunes chanteurs actuels. Je suis entrée dans la classe de Marie-Claire Jamet en harpe en 1985 avant de d’intégrer en 1987 la classe « d’interprétation de la Musique vocale Ancienne » avec William Christie et je suis très émue de l’avoir retrouvé dernièrement pour La Création de Haydn. A mes débuts, les chefs baroques allaient aux concerts des uns et des autres, et nous engageaient sur des coups de cœur. On s’amusait beaucoup lors de grandes tournées mondiales, un peu comme des gosses, mais l’exigence et le professionnalisme étaient aussi au rendez vous. Gustav Leonhard m’a ainsi remarquée lors de concerts que l’on avait sobrement baptisés « Tournée des saucisses et des boudins » entre Mareuil et Montbéliard. C’est donc avant tout le hasard des rencontres, doublé d’un travail acharné et d’une vraie curiosité qui m’ont guidée. Par nature, je suis assez pessimiste et pense que l’on ne décide de rien, que la vie est fondamentalement injuste et que l’homme se débat pour corriger l’arbitraire de sa propre destinée. Je ne suis donc guère interventionniste. Je ne crois pas en Dieu, mais en certaines valeurs qui adoucissent nos pulsions animales et agressives : l’amour, l’amitié, la déontologie, l’empathie….
© Sandrine Expilly
Contrairement à certains de vos collègues baroqueux, vous n’appartenez finalement à aucune « écurie » et avez travaillé avec des chefs très divers. Pouvez-vous nous parler de certains et de ce qu’ils vous ont apporté ?
Chaque chef a sa propre personnalité et c’est la somme de toutes ces rencontres qui a façonné ma musicalité et m’a révélée à moi-même. William Christie par exemple est très théâtral, toujours dans l’élan, il crée de véritables plans sonores et il a été mon premier mentor. J’ai été terrifiée la première fois que j’ai lu un air de Lambert, car en bonne instrumentiste très cartésienne, j’avais du mal à appréhender une telle complexité d’écriture dans l’ornementations. Christophe Rousset est plus introverti, et touché par la beauté intrinsèque de la musique sans effets superflus. Jean-Claude Malgoire jouissait d’une culture infinie et nous la partageait pour nous rallier à sa démarche musicale. Jérôme Corréas aime la liberté sensuelle du rubato et accorde une grande importance au texte. Il cherche avant tout à asseoir la base harmonique et rythmique de l’orchestre de façon très rigoureuse pour donner liberté et souplesse aux chanteurs. J’ai une confiance absolue en lui, car, chanteur lui-même, il ressent mes besoins et connaît l’instrument qu’est la voix. Cadeau d’ami, il a souvent eu l’élégance de m’écrire des ornements pour des productions qu’il ne dirigeait pas lui même. Nous allons bientôt donner un nouveau programme ensemble, baptisé « Héroïnes » et je m’en réjouis.
Michel Corboz disait un jour à propos d’un nième Requiem de Mozart que nous préparions : « toutes les habitudes sont mauvaises, y compris les meilleures ». Il n’y aucune vérité en musique et il faut savoir se remettre constamment en question. Rencontrer de nombreux chefs d’orchestre, permet de brasser de nouvelles idées et de les confronter à vos propres envies. C’est l’équilibre idéal.
Pourquoi avoir choisi de passer de la harpe au chant ?
Je ne suis pas certaine d’avoir choisi ! Je suis devenue chanteuse grâce à Agnès Mellon. A l’époque, je ne me reconnaissais pas dans le chant lyrique mais sa voix de conteuse, de diseuse, m’a tout de suite séduite. J’ai débuté dans des chœurs, car j’étais surtout attirée par la polyphonie, l’harmonie collective. Ma première professeure de chant fut Jacqueline Morin, je tiens à lui rendre hommage, car elle me dispensait un cours par jour, mais me demandait de ne lui en payer qu’un par semaine. Une des très belles rencontres de ma vie. C’est elle qui m’a préparée à l’audition du chœur de la Chapelle Royale dirigé par Philippe Herreweghe. Puis, William Christie a fait de moi une soliste. Enfin, Christophe Rousset et les premiers rôles haendeliens, qui offraient à ma voix agile un terrain de jeu magnifique dont je ne me lasse pas aujourd’hui. C’était aussi une époque très propice. On enregistrait tant ! Opéras de Campra, Rossi …. Tout était possible sans considération pour la rentabilité économique. Aujourd’hui , je tiens à exprimer mon admiration aux maisons indépendantes comme Naïve ou Alpha entre autres, qui soutiennent leurs artistes et leurs rêves parfois fous, contre vents et marées.
Y-a-t il un rôle ou un compositeur que vous aimeriez interpréter ?
Cela va vous étonner, mais je suis très impatiente de chanter bientôt du répertoire contemporain, avec la nouvelle création de Kaija Saariaho, Innocence au Festival d’Aix en 2020. Mes incursions dans ce répertoire s’étaient pour le moment limitées à Varèse et Claude Vivier. C’est un peu une boucle qui se referme pour moi car j’adorais travailler le contemporain à la harpe. Mes amours musicales de jeunesse, l’école de Vienne… J’ai eu la chance de chanter les Sieben Frühe Lieder de Berg à Munich, Paris et à la ELBE Philharmonie d’Hambourg, lors de l’inauguration de la petite salle. C’était une grande fierté autant qu’un grand défi d’interpréter cette œuvre devant un public germanophone. Mais je ne chanterai sans doute jamais les cinq Altenberg Lieder de Berg, si ma voix reste aussi légère mais rien n’est écrit… Si j’étais née ailleurs, j’aurai peut-être chanté Schoenberg, Strauss et Bartok plutôt que Campra et Rameau ! D’ailleurs à l’étranger, on me connait moins comme « rossignol baroque ». Je mène une double vie en quelque sorte !
Un rôle que vous aimeriez réinterpréter cette fois-ci ?
Alcina de Handel ou Poppea de Monteverdi, ces deux rôles sont d’une telle richesse musicale et psychologique que je ne me lasserai jamais de les explorer.
Et enfin un rôle que vous avez renoncé à interpréter ?
Sophie du Rosenkavalier, mais sans tristesse : les deux productions auxquelles j’aurais du participer n’ont pas abouti, et je n’aime pas vraiment le personnage, c’est sa vocalité que je trouve très émouvante. A mes débuts j’ai chanté Zerbinetta, on ne m’y reprendra pas deux fois… mais j’aurais adoré chanter d’autres Strauss.
Ce qui frappe une grande partie de votre public, c’est votre expressivité très intense qui n’est jamais sclérosée par votre grande rigueur technique. Comment gérer vous cet alliage ?
J’ai débuté le chant avec le même état d’esprit que la harpe et la gymnastique que j’ai un peu pratiqués enfant ; je travaillai comme une instrumentiste, c’est a dire beaucoup ! Travailler un instrument vous apprend l’humilité et la fragilité du corps: la sanction est immédiate si vous êtes mal mal préparé ou mal échauffé. Le chant semble moins exigeant mais il ne faut pas s’y fier, ce n’est pas vrai. Petite, j’étais une enfant malade hospitalisée à l’hôpital Necker. Cela m’a appris que l’essentiel, c’est la santé physique. En chant, on peut repousser ponctuellement ses limites sans nécessairement se briser les ailes mais il faut être vigilant. J’ai chanté des rôles un peu lourd dans certaines conditions. Par exemple, Sandrina dans une Finta giardiniera, qui sortira bientôt au disque, je l’ai chanté sur scène à Bruxelles. Alcina fait également partie de ces rôles extrêmes pour moi. Votre corps vous raconte une histoire, j’ai une approche physique du chant. Il faut respecter ses propres capacités en s’offrant le luxe du dépassement de soi et du danger ! Tout est question d’équilibre. Quand Pierre Audi m’a proposé Mélisande, j’ai dit non et puis oui ! Il faut à la fois s’écouter et savoir faire confiance aux gens qui vous connaissent bien. Avec Pierre Audi, Asteria dans Tamerlano de Handel a été une des fortes expériences scéniques de ma vie puis est venue Alcina: deux rôle tragiques dans lequels je me retrouve plus que dans la virtuosité pure. Ma voix est claire, mais j’ai un fond triste et l’émotion est mon vrai registre intime. Dichotomie étrange.
En parlant de techniques, pourquoi avoir le trille si timide ?
Vous avez raison, je les fais rarement. Je fais toujours l’appoggiature car c’est une valeur très expressive, mais je n’aime pas beaucoup les trilles, j’aime bien les perler mais pas les tenir, je trouve ça très superficiel, de la virtuosité pure et mécanique.
Pouvez-vous nous révéler le programme de votre prochain récital d’airs du XVIIIe au Théâtre des Champs-Elysées ?
Bien sûr, il fait suite à un autre programme que j’avais déjà donné avec le Kammerorchester Basel en avril 2015, et s’intitulera Prima donna. Il comprend beaucoup de raretés comme « Smanie d’affano » de Porpora, un air du Ciro Riconosciuto de Leo, ou du Ruggiero de Hasse mais aussi d’autres que j’ai déjà interprétés il y a longtemps comme « Sen vola lo sparvier » de l’Admeto de Handel.
Un conseil pour les jeunes sopranos qui vous prendraient comme modèle ?
Quand on donne un conseil, on ne peut se référer qu’à sa propre expérience, et sachant que les règles du jeu ont tellement changé, avec beaucoup d’humilité, je conseillerai surtout de chercher un équilibre entre ses convictions profondes et les suggestions des artistes qui vous entourent. C’est un drôle d’équilibre, qui nécessite une grande part d’instinct, au-delà du travail acharné. A 20 ans, personne d’autre que vous ne peut dire ce que vous allez devenir, mais, à cet âge, il est difficile d’avoir assez de confiance en soi pour s’accomplir et ne pas prendre trop entièrement l’avis des autres. Il faut bien se dire qu’un avis n’est qu’un avis, et non une sentence.
Pourriez-vous partager avec nous votre dernier coup de cœur artistique ? lyrique ou pas !
J’écoute plus de variété que de classique, alors je dirai The dØ, couple fino-français, qui me rappelle Bjork et Nina Hagen, j’aime bien les trucs déjantés ! Dans le lyrique, ce serait Christina Pluhar et ses orchestrations entre le contemporain et le baroque, par exemple ce génial « Or che tempo di dormire » de Merula dans son disque Via crucis. Je connaissais cette pièce chantée par une des voix qui m’émeut le plus, Sara Mingardo. J’ai été stupéfaite par l’interprétation qu’en propose Christina Pluhar : le baroque reste un espace de liberté formidable.
Quel est le meilleur compliment que l’on vous ait fait ?
« Je viens vous écouter car cela me donne toujours de l’émotion ». Même si le public applaudit davantage après un air virtuose, être ému est une expérience fondamentale plus forte, à mon sens qu‘être impressionné. La virtuosité pure ne m’intéresse pas du tout. Certes moins stratosphérique qu’à mes débuts, ma voix garde un côté aérien, une certaine apesanteur. La colorature, c’est un peu ma façon de voler.
Et si vous deviez nous dire le compliment le plus maladroit que vous ayez reçu?
J’étais toute jeune, je venais de chanter la Messe en Ut de Mozart et deux airs de concert « Vorrei spiegarvi, oh Dio! » puis « Ah se in ciel benigne stelle », des morceaux plutôt exigeants vocalement. Une femme est venue me dire à l’issue du concert : « vous êtes brune et avez la peau pale, alors portez du rouge, pas du noir ». Je suis certaine qu’elle pensait me faire un compliment !
Quels sont vos projets à venir?
Je vais chanter Teresa dans Benvenuto Cellini de Berlioz avec John-Eliot Gardiner, en 2019 à la Philharmonie de Paris, ainsi qu’aux Proms et au Festival de la Côte-Saint-André. Également Morgana dans Alcina de Handel avec Cecilia Bartoli à Salzbourg. Cecilia Bartoli est une artiste dont j’admire l’investissement total. Elle cherche constamment. Elle a eu la délicatesse de me demander si j’acceptais de chanter ce rôle sachant que celui de la prima donna (Alcina) est aussi à mon répertoire dorénavant. Or je suis très heureuse de retrouver Morgana. J’aime cet « entre-deux », ne pas vraiment choisir. Je suis une funambule.