Stéphanie d’Oustrac, confinée à Paris – après le Liceu et avant la Scala – nous accueille chez elle pour évoquer son parcours et ses envies. Solaire, rieuse et réfléchie, elle raconte son parcours avec chaleur et liberté.
La Comédie Française propose chaque jour 2 spectacles et des petites pastilles où les comédiens parlent de leur parcours, de leur travail. L’une d’elle s’appelle « l’enfance de l’art ». Quel a été le déclencheur de votre passion pour le lyrique ?
Au départ, la scène m’attirait : je voulais être comédienne. Très asthmatique, j’étais souvent malade, enfermée, confinée et je chantais beaucoup. En 6e ma mère m’a inscrite dans la maîtrise du collège. Heureusement, j’y ai retrouvé des copines, sinon j’aurais été trop timide pour me lancer. Là, Jean-Michel Noël, le chef de chœur m’a immédiatement fait travailler en soliste. Le plaisir de la scène ajouté à celui du chant : l’opéra était fait pour moi ! Je me souviens avoir entendu Elisabeth Schwartzkopf, dans une masterclass affirmer qu’il faut avoir une santé de fer pour faire ce métier, ce qui est vrai, mais quand on est passionné, tout est possible ! De nombreux chanteurs sont asthmatiques.
D’autant plus qu’en travaillant leur voix, ils maitrisent mieux cette mécanique, contrôlent mieux la prise d’air ?
Oui, absolument, plus on maîtrise son corps, moins on y est assujetti.
Vous avez été séparée très jeune de votre famille, je crois ?
Oui, dès l’année suivante, en 5e je suis partie en pension à la montagne pour soigner mon asthme.
Mais vous savez, on est déjà isolé lorsque l’on est malade.
De plus, j’ai développé toute une vie par procuration, lisant beaucoup, me permettant de me « défouler » de beaucoup de frustrations. J’ai été enfermée souvent, mais ai trouvé dans cette situation une grande liberté, de belles échappatoires. La scène est d’ailleurs pour moi un lieu exutoire. Et l’on n’est jamais seul quand on aime lire.
Un choc littéraire à partager avec nos lecteurs confinés ?
Mon Bel oranger ! Ce livre m’arrache le coeur, aucun ne m’a jamais fait autant pleurer … et j’ai adoré le lire à ma fille.
Actuellement, je suis en pleine période Simone de Beauvoir. Je sors de ses récits qui sont poignants mais lugubres, formidables mais très durs et viens de commencer les Mandarins.
Revenons à votre parcours.
En pension, nous montions des spectacles. Entre deux numéros de danse, je me changeais en vitesse pour interpréter du Barbara Streisand. Je me souviens avoir chanté Midnight, dont je ne comprenais pas les paroles et dont j’avais travaillé la prononciation avec une amie qui avait vécu aux Etats-Unis. Mes amies de pension s’en souviennent : j’étais déjà la « chanteuse »…
Et quand avez-vous décidé de faire du chant, un métier ?
Au lycée, j’ai d’abord suivi un double cursus au Conservatoire de Rennes en Art Dramatique et en Chant, mais il a fallu choisir, impossible de faire les choses à moitié. (J’avais également adoré l’improvisation jazz, mais encore une fois, il aurait fallu n’écouter plus que cela pour que cela devienne totalement mon monde). De plus, manquant peut-être de maturité, j’avais du mal à comprendre comment évaluer mon niveau en théâtre. J’ai opté pour le chant : la technique vocale était plus concrète, j’envisageais mieux mes lacunes, et puis, j’étais déjà dans les chœurs de l’Opéra.
Le paradoxe c’est donc que vous n’avez pas choisi le chemin le plus facile
C’est vrai, même si j’avais une voix naturelle, plutôt longue. Pour se rassurer, une de mes tantes, une femme mécène, qui côtoyait des musiciens, m’a fait auditionné par Gabriel Dusurget, fondateur du festival d’Aix, qui m’a confirmé que je pouvais essayer d’en faire mon métier. J’avais 17 ans. j’ai suivi ma tante à Lyon où, après un an de CNR, j’ai intégré le CNSM.
Mais dès mes participations aux chœurs de l’Opéra de Rennes, j’étais mordue. J’aimais tellement jouer la comédie ! Mon premier rôle soliste : celui d’une femme de ménage portugaise. Il m’est resté de cette époque l’habitude de toujours saluer les choristes. Depuis le chœur, dans cette position privilégiée où on n’a pas trop de pression, j’ai découvert l’univers lyrique, Carmen, la Belle Hélène… c’était merveilleux !
Et aujourd’hui ?
J’ai ce même plaisir. Dès l’Italienne, quand l’orchestre arrive, il y a cette excitation enfantine, c’est génial ! Plaisir de chanter, de partager avec les autres artistes, avec l’orchestre. Lorsqu’arrivent les scènes-orchestre, le jeu prend alors le dessus. Pour moi, la scène a quelque chose de magique. C’est d’autant plus flagrant en ce moment, avec le confinement, où on me demande de proposer des choses. Je me sens profondément démunie parce que j’adorerais faire plaisir mais que pour avoir l’impression d’exister en tant qu’artiste, la scène m’est indispensable !
En ce moment, certes, je travaille, mais le bonheur, l’excitation … c’est sur scène que je les goûte. J’ai grand plaisir à peaufiner le geste technique mais le partage est mon moteur.
Puisque nous parlons technique, quel a été l’élément qui vous a longtemps résisté ?
Ne pas prouver. Juste être.
Dans la présence ou la projection de la voix ?
Les deux. On en fait toujours trop, en prouvant, on n’est pas dans la justesse du geste. Cela démet les équilibres. Les moments où chanter est pleinement agréable sont finalement très rares !
La confiance, c’est ce que j’essaie de cultiver en permanence avec mes étudiants.
Vous enseignez depuis longtemps ?
J’ai donné régulièrement des masterclasses avant d’enseigner au Pont Supérieur de Rennes où je suis des élèves au long cours depuis 4 ans. C’est ma seconde promotion et ma nouvelle passion ! J’ai besoin de passions dans la vie et suis heureuse de me dire que si la carrière s’arrêtait, quelque chose d’autre désormais m’anime.
Que risque-t’on sur scène ? Rien ! Je ne mets la vie de personne en danger ; mon ego, ça va… Evidemment je n’ai aucune envie de me tromper, cela me mettrait en rogne, mais j’essaierais de relativiser. C’est le meilleur moyen d’en profiter et évite de se faire du mal.
Avec l’asthme, après 2 opérations des cordes vocales, j’ai toujours été en sursis. Etre où j’en suis vues les circonstances, c’est déjà extraordinaire. Voilà ce que j’ai envie de partager et qui m’amène aussi à l’enseignement.
Cet itinéraire vous a sans doute amené à une écoute extrêmement fine de vous-même, de votre technique vocale ?
J’ai tout réappris avec un orthophoniste, Bernard Roubeau, entre 2004 et 2008, dans l’espoir d’éviter l’opération. Je montais sur scène à cette période, sans savoir ce qui allait sortir. Après les représentations, j’étais aphone ! Pourtant, jamais je ne me suis dit, je vais arrêter, c’est trop de stress.. . non, j’ai pensé « il y a des solutions, on relève les manches et on y va ! » Quand j’y pense, j’en suis moi-même étonnée.
Cela me donne sans doute plus de sérénité quand j’enseigne, me permet de me sentir légitime – est ce qu’on se sent jamais légitime, ceci dit ? – au moins de pouvoir aider… Le parcours est passionnant !
Pour revenir justement à votre parcours, quelle va être la rencontre déterminante ?
William Christie bien entendu ! Il m’a engagé en 1998, d’abord à l’Académie d’Ambronay puis dans une production professionnelle. Or, après 3 ans à travailler en soprane, je venais de changer de voix ! Mes aigus craquaient et mon professeur, Glenn Chambers, m’a fait rencontrer Margaret Honig qui m’a confirmé que j’étais mezzo !
Je suis donc arrivée sans pression à l’audition, ne me sentant pas du tout légitime dans cette tessiture. Qui plus est, je n’explorais pas particulièrement le répertoire baroque à cette époque et les mezzos qui auditionnaient étaient excellentes. Je n’y croyais pas trop et ce lâcher-prise, peut-être, a fait la différence. Je me souviens même avoir improvisé un duo avec une soprane que je ne connaissais pas.
C’est ainsi que cela a démarré. La cohésion du groupe au sein de l’Académie était excellente, y compris avec l’orchestre. Le monde rêvé de la musique, le paradis ! William Christie m’a ensuite proposé les Métamorphoses de Psyché où, qui plus est, la comédienne qui devait interpréter Psyché du y renoncer. J’ai donc assumé à la fois le rôle vocal et la partie comédie. En entrant sur scène, le silence du comédien m’a marqué, parce que quand on joue, on n’a pas de musique d’introduction. Je me souviens d’avoir pensé « là, il faut sauter ! ».
Je ne remercierai jamais assez William Christie de cette expérience où j’ai profité de mes deux passions dans une langue que j’aime profondément, le langage classique…
C’est la confiance de Bill qui m’a porté. j’ai rapidement auditionné pour Jean-Claude Malgoire, Hervé Niquet : une chance formidable ! Avec eux j’ai obtenu des rôles de premier plan tandis que je restais plutôt dans les seconds plans dans les maisons d’opéra : Rennes m’avait offert un petit rôle dans Pénélope de Fauré (une suivante) et Daniel Bizeray, le directeur, a eu la gentillesse de faire venir, pour m’entendre, celle qui est resté mon agent pendant 20 ans, Thérèse Cedelle. J’ai ensuite enchainé avec des petits rôles au Châtelet, notamment dans la Belle Hélène. Mais lorsque l’on m’a proposé d’y chanter Eurydice, j’ai dû refuser ; une décision douloureuse, mais la proposition me dépassait.
Il semble que régulièrement, des bonnes fées du métier ont cru en vous ?
C’est vrai que ma trajectoire a été très linéaire, je crois que c’était parce que j’étais passionnée : sur scène, j’étais, chez moi ! Heureusement que j’aimais le théâtre parce que vocalement ce n’était pas tout à fait cela… Ma passion du jeu et de la scène m’a portée pendant des années par rapport à mes compétences vocales. J’avais une bonne énergie, mais comme je le dis aujourd’hui, l’énergie ne suffit pas. J’en ai payé les pots cassés.
Comment travaillez-vous aujourd’hui ?
A l’opéra, ce que je dis maintenant de manière très solennelle et professorale à mes élèves, c’est qu’il faut commencer par travailler un rôle techniquement ; il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Il faut que le corps, les muscles, intègrent la musique, les efforts à faire, sans intention. Dans l’absolu, il faut travailler froidement, mécaniquement, pour maîtriser tout ce que le rôle vocal demande, en maîtriser toutes les difficultés techniques. J’étais la première à mettre les intention trop tôt. Or, intention implique contraction, des tensions physiques qui ne sont pas bonnes pour le chant. En abordant tout en même temps, comment ensuite démêler la difficulté vocale de celle du rôle ?
Intégrer physiquement, mécaniquement les aspérités techniques permet d’intégrer, assouplir. Arrivant en répétition, je dois connaître les moments compliqués, je dois déjà les avoir sinon résolus au moins détectés. Sinon, je ne suis pas disponible pour le jeu.
Or, jouer peut me remettre en difficulté, y compris vocale. J’essaie des choses, donc je suis moins centrée sur la technique, je dois réajuster et pour cela, pas de miracle, il faut du temps parce qu’une fois que l’orchestre est là, il faut être totalement disponible à la mise en scène, à l’écoute de l’orchestre. Cela se construit merveilleusement bien… Quand on a du temps, en particulier pour les prises de rôles.
Et le temps manque ?
Souvent, oui, il est donc très important de construire sa saison pour avoir le temps d’anticiper. Il y a deux ans, j’ai dû annuler der Komponist à Toulouse parce que j’avais les Troyens à Bastille et que j’étais tombé malade l’année précédente. Mon temps d’intégration en a été nettement rogné et c’est l’année suivante que je me suis trouvé trop court. S’obstiner aurait été dangereux pour la production comme pour moi et pour la première fois de ma vie, j’ai dû renoncer.
Pour Elvire, prise de rôle que je devais interpréter le mois dernier à l’Opéra Bastille, je n’avais que dix jours de préparation, c’était stressant mais sachant que c’était une reprise de mise en scène, faisable.
Quel sera votre prochain engagement à la rentrée ?
Si tout va bien – car tout est fragile actuellement – ce sera Agrippina de Haendel à La Scala de Milan : une prise de rôle à nouveau et un immense plaisir de retourner dans cette Maison.
Je vais également aller à Tokyo pour la première fois pour une nouvelle Carmen.
Je serai Nicklausse et la Muse dans les Contes d’Hoffmann au Liceu de Barcelone dans la mise en scène de Laurent Pelly. J’en avais assuré la création, mais j’étais bien trop jeune, cela avait été dur. Je suis ravie de reprendre ce spectacle, d’autant plus que Laurent Pelly a apparemment beaucoup de nouvelles idées. Sans compter que j’adore Barcelone ! L’opéra est magnifique, la ville également… Juste avant le confinement, j’y chantais la Clémence de Titus.
Les rôles de travestis comme Nicklausse ou Sesto impliquent-ils un travail particulier ?
Le travail est en adéquation avec chaque époque car chaque période a sa corporalité. Tout comme un homme a une certaine corporalité. Mais ça c’est du théâtre ! Les comédiens sont beaucoup dans l’observation. je regarde beaucoup comment bougent les hommes, et puis il s’agit surtout de ressentir. On essaie trop de faire, encore une fois. J’essaie de me sentir dans la peau d’un homme.
Je pense beaucoup à mes personnages avant les premières répétitions, mais j’ai besoin de la scène pour l’incarnation. Si tu fixes trop les choses en amont, tu perds en liberté et puis il y a l’interaction avec les autres sur le plateau.
Dans votre parcours, vous semblez avoir des compagnonnages, avec des lieux, des personnes…
C’est exact, avec l’Opéra de Zürich, par exemple, où je retourne la saison prochaine pour Werther, ce qui me ravit car je n’ai interprété Charlotte qu’une seule fois, et encore, parce que je l’avais demandé ! Claude Cortèse, alors en poste à l’Opéra de Nantes avait eu la gentillesse de m’interroger sur ce que je voulais chanter. Il s’en est souvenu à l’opéra de Nancy : un moment formidable avec une prise de rôle également pour Edgaras Montvidas, formidable Werther. C’est également grâce à lui que j’ai pu interpréter Mélisande à Nantes. On ne m’imagine pas dans ce rôle, ce qui m’agace car il existe une version pour mezzo. J’adorerais le refaire, c’est une partition extraordinaire ! Evidemment, je ne suis pas la blonde diaphane que l’on peut imaginer mais tout est possible avec un travail de comédienne, d’ailleurs Emmanuelle Bastet n’était pas du tout parti dans la direction de la petite chose fragile, plutôt dans une perspective très hitchcokienne. Jean-François Lapointe qui a tant chanté Pélléas, faisait son premier Golaud, Armando Noguerra son premier Pelléas… Une distribution formidable !
Vous semblez heureuse dans toutes ces expériences. Une chance ou un trait de caractère ? Parce que l’univers lyrique n’est sans doute pas tout rose ?
Non, il n’est pas si rose. J’ai par exemple eu des difficultés en travaillant à deux reprises avec un très grand musicien, Sir John Eliot Gardiner, à qui, sans doute je dois ma première opération. Il m’a tellement stressée sur l’Etoile de Chabrier à l’Opéra Comique. Sa manière de travailler, de mettre en tension les chanteurs m’a épuisée. J’ai enchaîné sur une reprise de Jules César de Haendel à l’opéra de Nancy et là, je n’avais plus les aigus. Mon corps était tellement stressé, que j’ai préféré m’arrêter et me faire opérer.
Il me semble que l’exigence n’empêche pas la bienveillance et on ne peut pas dire que Sir Gardiner soit quelqu’un de bienveillant. Ceci dit, c’est un musicien extraordinaire. J’ai participé aux Troyens avec lui au Châtelet et j’ai des souvenirs de rêve ! Il faut faire la part des choses, c’est ainsi…
Il y a des personnes avec lesquelles vous je ne voulez plus travailler ?
Très peu, mais il y en a. Parce qu’il y a des conséquences, même en étant d’une nature souriante, je sais qu’en réalité le corps encaisse. Ceci dit, j’ai eu beaucoup de chance … A moins que je ne sois une bonne pâte ? Pas tant que cela ! C’est donc formidable en plus de 20 ans de carrière ! Dans la majorité des cas, je vis de belles rencontres, très stimulantes.
Je ne voudrais oublier personne en précisant cette question des compagnonnages. Ce que je peux dire, en revanche, c’est que Laurent Pelly est sans doute le metteur en scène avec lequel j’ai le plus travaillé. D’abord avec la Belle Hélène au Chatelet en 2000, puis une Périchole à Marseille, les Contes d’Hoffmann, Béatrice et Bénédict. J’ai grandi avec lui. On se connaît. On a pu se disputer, notamment pour Berlioz, parce que frustrés : On sait qu’on n’est pas loin du but, je comprends ce qu’il veut que je fasse mais n’y arrive pas sur le moment… et on se chamaille, mais c’est sans conséquence : c’est l’exigence du travail qui s’impose, on sait que l’on va dans la même direction.
Vous arrivez donc sur le plateau bien préparée techniquement, vous l’avez dit, et essayez d’être une page blanche pour le metteur en scène et le chef ?
Absolument ! Même lorsqu’il s’agit d’un rôle que j’ai déjà interprété. C’est le cas pour Carmen, par exemple, que j’ai incarné à cinq reprises dans des versions très différentes. (C’est d’ailleurs assez peu pour une mezzo.) Je me souviens que Dmitri Tcherniakov ne me voulait pas dans ce rôle parce qu’il aurait préféré que je ne l’ai jamais joué. Heureusement, le festival d’Aix-en-Provence a insisté, je l’ai rencontré et il a changé d’avis. On s’est retrouvé ensuite pour les Troyens, d’ailleurs. La confiance se construit dans le temps !
La première fois que j’ai travaillé avec Robert Carsen, pour Armide au TCE, juste après mes six mois d’arrêt maladie, je me souviens qu’il avait toute sa mise en scène dans la tête. La première journée, je n’ai fait que le suivre. Il n’était que dans le déplacement, pas dans l’intention. Je suis rentrée chez moi, assez inquiète. Evidemment, je n’en ai rien dit. Je comprends son mode de fonctionnement : une machine de travail comme il l’est, va au plus efficace. Qui suis-je pour dire à Robert Carsen (voix de Castafiore) « Ah, mais non, moi je ne travaille pas comme ça ! » ? En même temps, je ne suis pas un pion qu’on déplace ! Il avait besoin de me connaître, je crois, je ne me suis pas braquée et finalement on a bien travaillé ensemble. A la fin, on s’est serré dans les bras. Le spectacle a été filmé et il était dans la camionnette pour surveiller les plans. Il venait me voir en disant « whaouh, mais te voir d’aussi près, c’est génial ! ».
Ces créations provoquent des rencontres, des souvenirs formidables, et parce que l’on est passionné, on se respecte énormément même si on ne fonctionne pas tous sur le même mode. A Zürich pour Médée de Chapentier, un rôle intense, très long, le metteur en scène Andreas Homoki demandait que je sois dès le début totalement crispée, les yeux exorbités (la grimace que fait Stéphanie d’Oustrac est très convaincante). Je me suis totalement bloqué le plexus, au point de passer une nuit aux urgences avec calmants et antidouleurs. J’essayais tellement de le suivre dans l’incarnation qu’il souhaitait que mon corps était totalement perclus. Finalement, nous en avons discuté : j’avais l’impression de livrer toute l’intensité du rôle dès le début. En ce cas, comment parvenir à le développer, à exister au 3e acte ? « Propose ! » m’a-t’il répondu et je lui ai proposé des choses, je crois, avec suffisamment de substance pour le satisfaire. Heureusement, j’ai du tempérament ! Encore une fois, il a donc fallu faire connaissance, se faire confiance mais en tant qu’artiste, je me dois d’abord d’essayer la proposition du metteur en scène. Si je refuse d’emblée, le lien ne peut se construire, j’ai envie de me plonger dans le monde qu’il me propose. Même après vingt ans de carrière, je ne prétend pas savoir qui est Carmen. Chacun doit être à sa place, on se respecte, travaille ensemble et on va chercher à aller dans le monde de chacun. L’interprète est le vecteur de toutes ces envies, c’est ce que je trouve merveilleux dans mon métier.
Y a-t’il un autre défi dont vous pourriez nous parler ?
Macha Makeïeff souhaitait que je jongle pour l’Etoile de Chabrier : j’étais ravie ! Après six mois de cours dans une école de cirque à côté de chez moi, j’arrive en répétition avec mes balles, très fière, et Macha Makeïeff me dit d’emblée que finalement on ne va pas utiliser le jonglage. J’étais déçue évidemment, et après une semaine de répétition, je vois que son personnage, un saltimbanque, un petit gars des rue est assez hyperactif. Je retourne la voir : « mais c’était quoi votre idée, votre personnage rêvé ? On pourrait peut-être essayer ? Moi ça m’amuse, l’idée est jolie ! » On l’a fait et ça a marché ! Même si les balles tombent, c’est sans importance car Lazuli y gagne un charme fou.
Parfois les metteurs en scène ont une idée et c’est à nous de les aider à se faire confiance, à aller plus loin, même. C’est à nous, chanteurs de dire « Laissez-moi incarner ce dont vous rêvez ! » Il faut donc être totalement disponible, donc serein vocalement. Gérer le problème vocal se fera au détriment du jeu, privera de la liberté nécessaire pour incarner totalement. C’est le problème que j’ai rencontré dans mes premières années où je me mettais en difficulté vocalement parce que je n’avais pas encore les moyens techniques correspondant à mes envies scéniques. Cela vient avec la maturité. D’ailleurs, j’ai eu des critiques sévères et je le comprends très bien, même si parfois cela fait du mal. Je ne dis pas que les critiques sont toujours une bonne chose parce que trop souvent la critique acerbe est une posture. Nous sommes déjà nos premiers juges, et des juges sévères ! Dans une production d’opéra, nous sommes également entourés de gens qui nous poussent sans cesse plus loin : un coach de langue, un metteur en scène, un chef, des assistants… Tous nous font des notes, on en a à ne plus savoir qu’en faire ! Nous juger c’est une chose, mais je voudrais bien que chaque personne qui ose critiquer, essaye le quart du tiers de ce qu’essaie quelqu’un qui est sur scène !
Vous imaginez-vous vous essayer à un autre métier ?
Je ne m’imagine pas du tout metteur en scène, parce que je suis très exigeante par rapport au jeu et au chant, que j’ai beaucoup de respect pour les chanteurs (comme pour toutes les catégories professionnelles d’ailleurs). En même temps je supporterais difficilement un chanteur qui ne soit pas totalement disponible parce que je sais que c’est possible. Je comprends aussi ces professeurs qui semblent très durs, parce que la difficulté du métier est telle, qu’il faut une grande exigence. Non, il ne vaut mieux pas que je me lance…
Donc, si vous n’étiez pas chanteuse, quel serait votre profession ?
Professeur de chant ! Ou plus exactement ce qu’on appelle un coach, parce que je connais les problématiques de ce métier de l’intérieur. Cela implique une dimension psychologique mais je ne veux être ni psychothérapeute, ni gourou, or il est facile de tomber dans ce travers car les chanteurs sont fragiles. Du fait que notre instrument est à l’intérieur, la moindre chose que l’on nous dit peut nous déstabiliser. Si il y a vraiment une chose que j’essaie d’apporter comme enseignante à mes élèves, c’est l’autonomie : qu’ils se fassent confiance et qu’ils soient leur premier maître, voire le seul ! Parce qu’on peut travailler avec les autres mais sans oublier d’être soi. c’est pourquoi il faut connaître son instrument, le respecter, avoir confiance en soi et connaître ses limites. Ainsi on peut dire au chef, au metteur en scène, après avoir essayé, « je comprends ce que vous souhaitez, mais je ne peux pas le faire immédiatement, laissez-moi travailler » on n’est pas des machines ! Après avoir vécu tout ce que j’ai vécu, j’ai envie de partager cela en l’enseignant.
Après toutes ces années de difficultés, le principal pour moi, c’est de me sentir vivante ! j’aime profondément mon métier et ne le mettrai jamais en péril, mais l’essentiel, c’est de vivre ! La jouissance de la vie avant tout, dans le respect de mon instrument, bien entendu, qui est tout simplement respect de moi-même, mais j’ai passé dix ans crispée, maintenant, il faut que la vie soit légère !