Maria (West Side Story), Poppée, Lauretta, Blanche de la Force la saison dernière puis Bellezza (ll Trionfo del Tempo e del Disinganno) cet automne et, demain, Despina : depuis qu’elle a rejoint la capitale de Charlemagne il y a seulement quatre ans, Suzanne Jerosme enchaîne avec un égal bonheur les prises de rôle les plus diverses. Nous l’avons interrogée alors qu’elle s’apprête à incarner sa première Wanda dans une nouvelle production de La Grande-Duchesse de Gérolstein confiée à Joan Anton Rechi. Etoile française du Théâtre d’Aix-la-Chapelle, elle n’a cependant rien d’une diva et garde les pieds sur terre. N’est-ce pas là une condition sine qua non pour continuer à nous surprendre tout en déployant ses ailes sur la scène internationale ? Question rhétorique pour un avenir riche de promesses! La prestigieuse Guildhall School demeure un formidable incubateur de talents et, Brexit ou pas, elle devrait le rester longtemps encore.
Comment avez-vous contracté le virus de l’opéra ?
J’en ai toujours écouté car j’appartiens à une famille de musiciens, mais j’ai le souvenir d’avoir plutôt entendu de la musique de chambre et de la musique orchestrale. Mon premier choc opératique m’est venu d’un album offert par ma grand-mère, qui comportait une quarantaine d’airs d’opéra, et dont j’en connaissais peut-être cinq ou six. J’ai le souvenir, très marquant, d’avoir entendu l’Ave Maria de Desdémone dans l’Otello de Verdi chanté par Katia Ricciarelli, d’avoir arrêté ce que je faisais – je crois que je faisais mes devoirs – pour m’asseoir par terre et pleurer. Je me suis ensuite plongée dans le reste du programme, à commencer par la Callas bien sûr, dont j’ai écouté La Traviata des dizaines de fois dans ma chambre. Je me suis prise assez rapidement de passion pour l’opéra que j’ai continué à découvrir seule, en menant mes propres recherches. Je me souviens m’être dit, en écoutant cette fameuse Traviata, que cela paraissait finalement assez simple à faire ! Je ne me rendais pas encore compte des années de travail que ça représentait, ni de la patience dont il faudrait faire preuve.
Vous avez également étudié le piano…
Oui, je l’ai commencé vers six ans. C’est un outil extrêmement important, qui me permet d’apprendre la musique de manière efficace et rapide, d’avoir aussi une bonne compréhension de l’harmonie, ce qui facilite mon métier de chanteuse. Je m’en sers désormais principalement pour m’accompagner, mais j’étais, en adolescente romantique, passionnée par les œuvres pianistiques de Schubert, Brahms, Chopin…
Comment avez-vous décidé de vous mettre au chant ?
Mes parents nous ont fait passer, mes deux sœurs et moi, l’audition d’entrée à la Maîtrise de Paris au CRR. J’y suis allée en dilettante, mais j’ai été reçue. L’amour du chant, du chant choral tout d’abord, m’a été transmis par notre chef de chœur Patrick Marco, qui est un musicien passionné. A 18 ans, je me suis intéressée à la technique vocale en tant que soliste. Je n’ai, par la suite, jamais vraiment eu de déclic, cela n’a jamais été « Je serai chanteuse ou rien. » J’ai toujours trouvé cela très difficile, mais je me suis accrochée, jour après jour, car la musique me procurait tellement de plaisir. Je pense avoir vraiment réalisé et accepté que c’était mon métier à 26 ans, lorsque j’ai été j’ai été engagée dans l’ensemble du théâtre d’Aix-la-Chapelle.
Lorsque vous étudiiez à Londres ou plus tard à Cologne, vous n’étiez pas encore sûre de vouloir en faire votre profession ?
J’aimais beaucoup le chant mais je ne me sentais pas vraiment légitime. C’est une question importante et intéressante, cette question de légitimité. Mes années en troupe en Allemagne m’ont aidée à devenir l’artiste plus sûre de moi que je suis aujourd’hui.
Vous aviez obtenu une bourse pour Aix ?
Oui, j’ai été boursière pendant un an dans l’ensemble, puis j’ai été engagée directement après. J’ai la chance de pouvoir aborder ici un répertoire vaste, de Despina à Maria (West Side Story), Blanche de La Force ou Poppea. Je peux y développer ma voix de manière saine, dans un environnement bienveillant.
Comment caractériseriez-vous le public allemand par rapport au public français ?
Je n’ai pas encore beaucoup travaillé en France, mais j’ai de beaux projets qui arrivent et je m’en réjouis. Ce que je peux dire du public allemand, c’est qu’il est très à l’écoute, peut-être un peu moins expansif que le public français. En France, j’ai vu des gens se lever et hurler d’excitation, ou bien huer. Ici, le public est plus retenu, par contre, comme vous avez pu vous en rendre compte quand vous êtes venu écouter Le Triomphe du Temps, il est très attentif durant la représentation, applaudit peu après les airs, mais peut donner une standing ovation à la fin. C’est toujours la surprise.
Les répétitions avec orchestre de La Grande-Duchesse viennent de commencer. Comment vous préparez-vous à un nouveau rôle ? Après Blanche de la Force la saison dernière, vous faites le grand écart…
Tout d’abord, lorsque, chaque année, je rencontre l’intendant et qu’il me propose des rôles, je regarde la partition afin de m’assurer, quand je ne la connais pas bien, que je suis dans ma tessiture. Ensuite, je m’organise en fonction du degré de difficulté de la partie que je dois interpréter. Pour Blanche de la Force, par exemple, je m’y suis pris un an avant parce que je voulais chanter ce rôle difficile avec un maximum d’aisance, alors que, techniquement, le personnage de Wanda dans La Grande Duchesse est beaucoup plus abordable. J’ai donc commencé à travailler ma partie un mois avant les répétitions. J’écoute beaucoup l’œuvre au disque, dans des versions différentes. J’aime me nourrir d’autres interprétations. Pourquoi ne pas copier parfois ce qui nous est plaisant d’entendre ? Nous avons la chance ici d’avoir de longues périodes de répétitions, ce qui aide à développer un personnage en profondeur. Les états d’âme de Blanche de la Force ont été relativement faciles à apprivoiser car la peur, les doutes, les terreurs qu’elle ressent sont des sentiments que beaucoup d’artistes rencontrent. J’ai d’ailleurs pris connaissance de nombreuses interviews d’interprètes qui ont, à l’instar de Francis Poulenc, à peu près toutes dit la même chose : « Blanche, c’est moi ! «
Concernant notre production de La Grande-Duchesse de Gerolstein, le metteur en scène, Joan Antoni Rechi, est extrêmement drôle et nous donne cent idées par minute. C’est une production joyeuse et plus facile sur le plan émotionnel. Mais il y a beaucoup de chorégraphies et un chœur important. La difficulté est autre, car faire une comédie, faire rire le public, est plus compliqué que de le faire pleurer. Bien que traitant toutes deux de guerre et de violence, il n’est pas d’œuvres plus différentes que La Grande-Duchesse de Gerolstein et Le Dialogue des Carmélites ! Blanche de la Force est le plus beau rôle que j’ai eu la chance d’interpréter et je pense que ça le restera. J’espère pouvoir le chanter à nouveau.
Défendre Poulenc et Offenbach, est-ce que cela représente quelque chose de particulier pour vous en tant qu’artiste française ?
Je n’ai pas nécessairement le sentiment d’être une ambassadrice de la musique française. Poulenc me touche plus particulièrement, mais les chanteurs de notre troupe – très internationale – et notre metteuse en scène, Ute M. Engelhardt, ont tous été autant bouleversés que moi par l’œuvre. Je n’ai pas l’impression que cette musique m’appartienne plus qu’à eux. Elle leur appartient au même tire que Mozart et Haendel m’appartiennent. Chanter en français est bien sûr très agréable pour moi, même si ce n’est pas facile car il faut prendre garde à ne pas se reposer sur ses lauriers et à ne pas faire l’impasse sur la prononciation. Ayant quitté la France à 19 ans, je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’étudier le répertoire français ni de l’interpréter sur scène et je me réjouis des opportunités qui se présenteront.
J’essaie sinon d’inclure un maximum de musique française dans mes récitals de mélodie. Un de mes compositeurs préférés est Maurice Ravel, qui n’a malheureusement pas beaucoup écrit pour la voix de soprano, mais sa musique me touche énormément, au même titre que celle de Poulenc. C’est peut-être de cette manière que je défends le mieux le répertoire français – davantage que dans l’opéra puisque, bien sûr, ce n’est pas moi qui choisis les œuvres qui vont être programmées.
Un chef aussi éclectique que Justus Thoreau, qui enchaîne avec une aisance déconcertante Monteverdi et Poulenc, pourrait bien diriger Rameau demain…
Malheureusement, c’est sa dernière année. Il dirigera Così fan tutte en fin de saison puis s’en ira à Sarrebruck. J’aimerais aborder Rameau et Lully. Le baroque français me plaît beaucoup mais je n’ai pas encore eu l’occasion de l’interpréter sur scène. J’ai toujours eu certaines facilités pour exécuter les coloratures, j’ai donc beaucoup travaillé Haendel. Je me suis très vite approprié cette musique, alors qu’entrer dans la musique romantique m’a pris nettement plus de temps. Je commence à la travailler depuis un an ou deux seulement. Le belcanto me restait très étranger et je ne m’y sentais pas vraiment à ma place. Mais j’en comprends enfin la simplicité et commence à me sentir également à l’aise dans la musique romantique française. Je suis, je crois, assez prudente et je ne fais rien trop tôt. Je pense également avoir le temps de développer ma voix pour pouvoir aborder ce répertoire sur scène. Pour le moment, c’est dans le baroque, dans Mozart et la musique du XX e siècle que je suis le plus à l’aise et que je peux chanter sans forcer.
C’est donc votre profil vocal qui vous a amenée à présenter le Concours Cesti à Innsbruck. Néanmoins, je crois comprendre que vous avez également plus d’affinités avec le répertoire baroque ?
Oui, j’aime la manière dont on peut, dans le baroque, exprimer les affects simplement en modifiant son timbre, ses couleurs, le fait que l’on puisse, chez Monteverdi par exemple, presque parler. J’aime pouvoir écrire moi-même les ornementations chez Haendel. Le baroque laisse une grande liberté aux interprètes, la liberté d’exprimer une palette d’émotions incroyable. Ce qui me manquait jusqu’il y a peu dans le belcanto et la musique romantique française, c’est d’être totalement libre techniquement au point de pouvoir se lâcher émotionnellement.
Vous parliez du développement de votre voix, la travaillez-vous toujours avec un professeur ?
Ah oui ! J’ai eu beaucoup de chance, durant ma scolarité et après, d’avoir eu des professeurs encourageants, à la critique bienveillante. Il est malheureusement commun de perdre toute motivation après des années de conservatoire et l’aide d’un bon professeur de chant est primordiale. Je pense avoir un professeur de chant toute ma vie. C’est vraiment important car avoir terminé ses études ne signifie pas être prêt à tout chanter. Il est important d’avoir une oreille extérieure, quelqu’un qui peut nous conseiller, tant techniquement que sur le choix de répertoire.
Je garde donc toujours une oreille attentive à côté de moi. J’ai aussi la chance de compter, parmi mes plus proches amies, des sopranos avec qui je travaille parfois, à qui je donne des conseils et qui m’en donnent. Il m’est très important d’avoir des collègues en qui je peux avoir confiance et à qui je peux parler des problèmes que nous rencontrons sans doute tous. Des problèmes techniques, des problèmes de confiance en soi… Certains artistes foncent, se disent qu’ils vont y arriver et y arrivent alors que d’autres, dont je fais partie, sont souvent en proie au doute.
Si vous avez eu de la chance avec vos professeurs de chant, êtes-vous également bien tombée avec les metteurs en scène qui vous ont dirigée sur les premiers spectacles ?
Oui, je n’ai pas encore travaillé avec des metteurs en scène particulièrement difficiles. J’ai eu bien sûr des désaccords, parfois importants, mais rien de terrible. C’est un métier stressant, pour lequel il faut donner le meilleur de soi sans se faire marcher sur les pieds. Notre époque est difficile, car si on est jeune et pas d’accord, il y a quelqu’un derrière la porte pour nous remplacer. Il faut donc être un peu ferme mais diplomate, et apprendre de chaque situation.
Dans dix ans, vous vous voyez où ?
Je ne me projette pas si loin, il m’est déjà difficile de savoir où je serai dans cinq ans ; sans doute dans un répertoire plus romantique, Juliette, Manon, Traviata, et dans des rôles baroques un peu plus lourds, comme Alcina ou Armide de Lully pour n’en citer que certains. J’aimerais continuer à avoir une carrière riche et excitante, entourée de professionnels passionnés mais sans trop m’éloigner de ma famille et de mes amis, si possible…