En ce mois de juin, Véronique Gens revient sur le devant de la scène avec un triple actualité : après la parution récente de Proserpine de Saint-Saëns, un nouveau disque d’airs français intitulé Visions sort le 9 juin ; le 7 juin, au Théâtre des Champs-Elysées, la soprano chante le rôle-titre de La Reine de Chypre d’Halévé ; et le 16 juin, elle donne un récital de mélodies aux Bouffes du Nord.
Après Madame Lidoine dans Dialogues des carmélites, vous poursuivez dans la veine mystique avec le disque Visions ?
Il ne s’agit pas forcément de visions au sens religieux du terme, mais plutôt de moments d’introspection pour des personnages tourmentés, angoissés : toutes ces femmes sont abandonnées, désespérées… Surtout, c’est une musique qui me touche, qui me correspond bien vocalement parlant, et qui s’inscrit dans la continuité de mes trois disques Tragédiennes. Il y a là des œuvres vraiment magnifiques, des choses que je ne connaissais pas du tout et dont je pense qu’elles seront des découvertes pour beaucoup de gens. Parfois je m’interroge : pourquoi toutes ces partitions ont-elles été oubliées, pourquoi ne les joue-t-on plus ? Il y a là quelque chose d’étonnant.
Sur ce disque, on trouve notamment un air de La Magicienne, d’Halévy, compositeur dont vous allez bientôt interpréter La Reine de Chypre. Dans la mesure où La Juive revient en force sur les scènes, ne pourrait-on pas espérer vous voir un jour dans le chef-d’œuvre d’Halévy ?
Je suis ravie d’incarner le rôle-titre de La Reine de Chypre, qui est aussi le seul personnage féminin de cet opéra, ce qui lui confère une position toute particulière par rapport au reste de la distribution. Le livret a un côté très politique, même s’il y a l’inévitable duo d’amour avec le ténor. Et c’est vraiment de la très belle musique, avec des chœurs monumentaux. Je dois dire qu’Hervé Niquet n’a pas peur d’y déchaîner l’orchestre ! Quant à interpréter d’autres œuvres d’Halévy, on ne me l’a pas proposé, mais vous savez bien que les programmateurs de salles sont frileux, et que le contexte économique difficile dans lequel nous sommes n’arrange rien.
Ou peut-être s’agit-il tout simplement du problème de la France face à son patrimoine, d’une sorte de snobisme qui pousse à rejeter cette musique.
Oui, c’est un peu ce que je vous disais déjà dans mon interview il y a deux ans. Heureusement que le Palazzetto Bru Zane est là…..
On a l’impression que la mélodie française, c’est vraiment votre combat. Visions, c’est un projet qui vient directement du Palazzetto ?
J’ai la chance d’être une chanteuse qui fait de l’opéra, du disque, du récital et des concerts ; c’est ce qu’il faut pour être un chanteur complet. Le récital de mélodies, c’est comme une évidence pour moi en tant que Française, comme l’a prouvé mon disque Néère : avec Susan Manoff, nous avions choisi des pages peu connues, mais qui valaient vraiment la peine d’être enregistrées, alors pourquoi aurais-je dû m’en priver ? Quant à Visions, c’est l’expression de mon souhait de ne pas m’arrêter à Tragédiennes 3. Nous étions allé jusqu’à la limite chronologique que pouvait atteindre l’orchestre de Christophe Rousset ; il y aurait encore eu beaucoup de choses à faire, mais l’effectif instrumental requis devenait trop énorme. Et je ne pouvais pas porter un tel projet toute seule. Avec le Palazzetto, nous avons mis deux ans à élaborer ce programme ; la mise en place a été très longue car il y avait tant de partitions à examiner !
Comment s’est opérée la sélection des morceaux ?
Alexandre Dratwicki connaît tellement de choses, il n’arrêtait pas de me proposer de nouveaux airs. A la fin, j’ai dû dire Stop ! Et puis, de nos jours, il faut un thème lorsqu’on fait un disque, donc nous devions donner une cohérence à tout cela. Après avoir lu beaucoup de choses, j’ai dû choisir, en fonction de mes intuitions, de mes envies, de mon plaisir. Il n’y avait pas de critère particulier, mais il fallait quand même que je me sente à l’aise vocalement. C’est comme pour un récital de mélodies françaises, on choisit aussi selon l’humeur. Je tiens à dire que j’ai eu une grande liberté, Alexandre a beaucoup proposé, j’étais ouverte à toutes ses suggestions, mais c’est vraiment moi qui ai décidé en fin de compte.
Travailler des airs pour le disque, et surtout des opéras pour le concert mais jamais pour la scène, n’est-ce pas un peu frustrant ?
Je dirais que c’est le jeu : on se lance dans une partition en sachant qu’on ne pourra la chanter qu’un nombre très limité de fois, mais ça en vaut la peine, et je garde des souvenirs magnifiques de tout ce que j’ai fait pour le Palazzetto : Herculanum, Dante, Cinq-Mars, Proserpine…. Même si, en effet, ce sont des opéras que je n’aurai chantés que deux fois, dans le meilleur des cas, à Munich et à Versailles. C’est comme ça, pour le moment j’adore ça.
Il est vrai que ces dernières saison, le Palazzetto vous aura beaucoup sollicitée…
Je suis toujours impressionnée par le nombre de projets qu’ils mettent en marche, quels moyens financiers et quelle énergie cela suppose ! Depuis cinq ans que je travaille avec le PBZ, une véritable relation de confiance s’est établie, et je sais que nous pouvons nous jeter à l’eau ensemble. J’aime prendre des risques, faire des choses différentes, et je n’aurais aucune envie d’enregistrer la énième version de telle œuvre ultra-connue. J’apprécie cette collaboration avec le Palazzetto notamment parce qu’elle me permet d’interpréter des œuvres pour lesquelles il n’existe aucune référence préalable. C’est un peu comme il y a vingt-cinq ans, quand le Centre musique baroque de Versailles me proposait des musiques qui n’avaient plus été chantées depuis des siècles…
En juin 2018, avec la recréation de la version originale de Faust, le PBZ vous transforme carrément en Castafiore !
Ah, oui, mais une Castafiore différente ! Jamais de ma vie je n’aurais imaginé que je chanterais un jour l’air des bijoux. Ce n’est pas du tout moi, et c’est une musique que je n’ai jamais travaillée, mais Alexandre Dratwicki s’est montré tellement convaincant et passionnant, et le fait que Christophe Rousset soit embarqué dans l’aventure aussi a beaucoup fait pour me convaincre. Après tout, pourquoi pas, pourquoi pas moi en Marguerite de Gounod ? Je suis très excitée par ce projet, et notamment parce que je ne connais pas bien tout ce répertoire. Je ne me suis jamais frottée à tout ça, mais avec Christophe, c’est beaucoup de plaisir en perspective. J’ai du mal à travailler avec des gens que je ne connais pas bien, et je n’aime pas traverser une maison d’opéra à toute vitesse sans avoir le temps de vraiment rencontrer les gens. Je ne suis pas comme ces chanteuses américaines qui arrivent, qui balancent la sauce avec un aplomb extraordinaire. J’ai besoin d’être entourée, réconfortée : je suis comme ça, je l’ai appris au fil des années. Alors que Christophe Rousset ou Hervé Niquet, je les connais depuis les Arts Flo, les années 1990. Nous venons du même endroit, nous avons a été « éduqués » de la même façon, nous voyons les choses de la même manière. Pour un projet avec eux, je signe les yeux fermés !
En plus, dans ce Faust de 1859, il y aura des dialogues parlés.
Oui, ça aussi, c’est une chose que j’ai très peu pratiquée, mais quand même, je l’ai fait dans La Belle Hélène, et dans La Veuve Joyeuse. Comme je le disais, j’ai envie de choses nouvelles. Pourquoi rester dans des cases ? Je ne vais pas chanter Vitellia toute ma vie. Ma voix a besoin d’autre chose, ma tête aussi.
Alors le baroque, c’est fini ?
Non, d’ailleurs il y a des projets qui sont en train de se mettre en place, et dont il est encore trop tôt pour parler. Simplement, j’ai beaucoup souffert, à une époque, de cette étiquette « baroqueuse » qu’on m’avait collée, et je suis passée par une phase où je voulais prouver à la terre entière que je pouvais chanter autre chose. Maintenant la preuve est faite, mais il n’en reste pas moins que c’est une musique qui me bouleverse. Je suis tombée dedans quand j’étais petite ! Je n’en garde que de bons souvenirs, j’ai la nostalgie d’une période bénie. J’étais beaucoup moins exposée, j’avais moins de responsabilité. C’était pour moi le début de tout, je ne connaissais rien, et c’était très galvanisant.
Quelles sont aujourd’hui vos envies musicales ?
Je rêve toujours de chanter la Maréchale, car je sens que j’ai la maturité vocale nécessaire. D’ailleurs, ça va peut-être finir par aboutir…. Desdémone était inscrite à mon agenda, malheureusement j’ai été malade, et j’ai dû annuler. La vie est tellement imprévisible qu’il vaut peut-être mieux ne pas se focaliser sur telle ou telle chose qu’on rêverait de faire. Au fond, je suis comblée, je suis ravie de chanter tout ce que je chante. Si les rôles arrivent, tant mieux, s’ils n’arrivent pas, ce n’est pas bien grave. Je ne suis pas du genre obsessionnel, il y a tant à faire, et j’ai déjà eu la chance de chanter tant de choses différentes.
A propos de votre récital parisien le 16 juin prochain, vous dites que vous avez envie de vous amuser.
Disons que nous allons essayer de faire en sorte que le public ne s’ennuie pas ! Le récital inclut quand même un certain nombre d’œuvres difficiles à chanter, mais il fallait aussi imaginer quelque chose de différent dans le cadre du festival du Palazzetto, avec des clins d’œil à leur saison, à mon disque, donc nous avons concocté un programme où l’on entendra des choses où on ne m’attend pas, notamment de l’opérette. Malgré tout, le programme s’appuie essentiellement sur le contenu de mon disque Néère. Maintenant que j’ai établi un partenariat avec Alpha, j’ai enfin trouvé des gens qui me font confiance, qui me font carte blanche. Vous savez qu’il s’est écoulé quinze ans avant que je puisse enregistrer ce disque ? Le label avec lequel j’étais liée n’en voulait pas. Un récital, c’est un duo, les pianistes ne sont pas interchangeables, et ma collaboration avec Susan Manoff est quelque chose de très important pour moi.
Après ce récital, quand vous retrouvera-t-on à Paris ?
A la rentrée, je reviens pour La Veuve joyeuse à Bastille, et je me réjouis énormément d’y avoir Thomas Hampson pour partenaire. Ensuite, il y aura la reprise de Dialogues des carmélites : le magnifique spectacle d’Oliver Py sera d’abord présenté à Bruxelles, avant de revenir au Théâtre des Champs-Elysées en janvier 2018.
Après avoir entendu votre « Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde » dans Tragédiennes 3, on se demande aussi pourquoi personne ne vous a encore proposé Elisabeth de Valois. Curieusement, dans le Don Carlos présenté à l’Opéra de Paris à l’automne prochain, Ludovic Tézier sera bien le seul francophone…
Ah, là, c’est quelque chose que je ne maîtrise pas. Enfin, peut-être qu’avec tout le travail entrepris par le Palazzetto sur la prononciation du français chanté, il finira par devenir moins difficile d’embaucher des chanteurs français, qui sait ?
Propos recueillis le 16 mai 2017