Le Théâtre du Châtelet vient de mettre Norma à l’affiche en tentant de distribuer les protagonistes rivales à deux sopranos, conformément à la partition de Bellini. Ce peut être l’occasion de réécouter quelques enregistrements comportant cette même particularité. Le dernier publié, étonnant témoignage, ré-inverse quelque peu les rôles, si l’on peut dire, puisque Norma est Grace Bumbry, que l’on classe d’habitude dans la catégorie des mezzo-sopranos.
Lina Tetriani (Norma), Paulina Pfeiffer (Adalgisa), Théâtre du Châtelet 2010
Les représentations de Norma, les 12 et 14 août 1977 à Martina Franca, publiées en 2004 par Dynamic, reflète ce qui fut probablement la première tentative moderne de confier Adalgisa à un soprano, rapidement suivie l’année suivante par le Teatro Comunale de Florence aux côtés de la grande bellinienne Renata Scotto. On se souvient que la créatrice d’Adalgisa fut cette Giulia Grisi pour laquelle Bellini conçut le rôle de Elvira Valton (I Puritani) et Donizetti celui de Norina (Don Pasquale), deux parties aussi aiguës que virtuoses. Et même si la distinction soprano/mezzo n’existait pas alors, un peu comme on désignait par basso à la fois la basse et le baryton, nous en sommes tout de même arrivés à de curieuses Adalgise à la voix lourde, pâteuse et grasse d’une Ebe Stignani, pour prendre un cas extrême. Sans entrer dans le détail technique de la vocalità, prenons le temps simplement d’écouter, de comparer quelques interprétations ayant fait le même choix original.
L’enregistrement Dynamic (voir référence ci-dessous) présente une Norma doublement inhabituelle, comme nous le disions : non seulement on a confié le rôle d’Adalgisa à un véritable soprano, Lella Cuberli, et du type coloratura comme la créatrice Giulia Grisi, mais Norma est interprétée par Grace Bumbry ayant plutôt assumé des parties de mezzo-soprano. Il se trouve qu’elle est une Norma impressionnante, par son timbre rond et plein, charnu et pulpeux, et sa technique qui commence par se jouer du récitatif célèbre « Sediziosi voci », puis nous offre un superbe « Casta diva » auquel rien ne manque. L’attaque se fait naturellement, la suite repose sur un phrasé fluide et se déroule chaleureusement. La montée vers les vocalises et les vocalises elles-mêmes se font sans effort ni durcissement de la voix. Lors de la seconde strophe, on repère dans les graves de l’attaque ces curieuses sonorités negro spiritual qui prêtent à sourire mais ne retirent en rien le mérite de la suite, faisant immédiatement à nouveau l’admiration de l’auditeur, face à un chant solide toujours rond. En ce qui concerne la cabalette (dépourvue de da capo), également fort proprement exécutée, c’est à peine si les aigus sont un peu moins assurés dans les cadences rapides conclusives. La prononciation de l’italien est bonne, avec seulement parfois quelque articulation pâteuse amalgamant les sonorités des lettres. Bien sûr, on aurait aimé sentir plus de fragilité au moment du sublime arioso ouvrant le second acte et, sans systématiquement recourir au modèle Callas, on entend toujours plus ou moins, selon les passages, la Diva delle dive.
Avec Lella Cuberli en Adalgisa, on touche au soprano colorature ! La fraîche jeune fille qu’est le personnage est enfin restituée. On retrouve son merveilleux timbre découvert dans son angélique Pia de’ Tolomei jamais égalée de la RAI de Milan en 1976, un an avant cette Norma.
La grande confrontation est réussie dans la distinction entre les deux voix et par l’accord qui se crée. L’aigu final vacille quelque peu, du côté de Lella Cuberli, dirait-on… Elle nous avait du reste déjà fait peur dans un aigu au finale primo de Pia de’ Tolomei, mais tout se rétablit ensuite. Il faut honnêtement reconnaître que dans les duos on est parfois le jouet d’une interversion, croyant entendre l’une alors que c’est l’autre qui chante… par contre on entend bien Lella Cuberli — la colorature ! — peiner dans l’aigu terrible car non amené, du premier duo, alors que Grace Bumbry l’avait bien assumé malgré une attaque un peu incertaine.
D’autres confrontations, notamment dans le grand Duo « Mira, o Norma » (Acte II)
A Florence, la confrontation Renata Scotto (Norma) – Margherita Rinaldi (Adalgisa) comporte la particularité d’offrir deux timbres incisifs métalliques se distinguant moins, à l’évidence, que dans l’enregistrement Dynamic. Renata Scotto demeure la grande bellinienne que l’on connaît, insurpassée dans le chant a fior di labbra, sur le bord des lèvres, épousant idéalement ces cantilènes « longues, longues, longues », comme disait Verdi. Si un timbre métallique est forcément incisif, il comporte souvent, comme revers de la médaille, quelques stridences dans les aigus, que l’on ne sent pas chez la grande Renata… Les mauvaises langues diront que c’est grâce à l’interdiction « mutienne » de faire des suraigus non écrits par Bellini. Quelques vocalises rapides incertaines (pour ne pas utiliser le terme familier de « savonnées »)… mais elles ont toutes deux le mérite de suivre un Muti affolé, prenant notamment la célèbre stretta « Sì, fino all’ore estreme / Compagna tua m’avrai » à toute allure !
Le curieux duo Norma – Joan Sutherland –, Adalgisa – Montserrat Caballé – est expressif même si la maturité des interprètes lui enlève un peu de spontanéité. L’art du chant et la sensibilité de Dame Joan, demeurent et ne sont pas en cause, mais la fatigue évidente de la voix donne l’impression que Adalgisa chante avec la mère de Norma. Du reste Montserrat Caballé accuse des aigus criés, tendance toujours latente, s’augmentant avec le temps qui passe. Le joyau de l’œuvre (« Casta diva ») est certes bien chanté mais souffre de l’empâtement d’une voix fatiguée, qui traîne même parfois dans le grave et ne peut plus rendre justice au sublime morceau. On sourit pourtant, tristement, à l’audition du beau trille final qu’évidemment personne d’autre ne fait (ou ne fait comme elle). Quant à la cabalette qui suit, la grande technicienne en remontre aux Norma d’aujourd’hui.
Maria Dragoni (Norma) – Raffaella Angeletti (Adalgisa). On connaît le timbre callassien de Maria Dragoni, une étonnante voix pleine et charnue malgré les résonnances métalliques. Placer à ses côtés la jolie voix fruitée mais corsée également de Raffaella Angeletti était une curieuse idée car cette dernière offre un timbre doux, mais parfois coupant, au médium plus clair et au grave consistant, avec un aigu se durcissant un peu. On parvient pourtant à les distinguer, en dépit de moments de confusion « qui-chante-quoi ? ». Maria Dragoni nous propose d’autre part un fort bel air « Casta diva », plus présent – conscient – que rêveur – élégiaque.
Un regard (ou plutôt une écoute) également rapide, car il s’agit d’un enregistrement privé, et donc moins facilement repérable, sur la confrontation Ghena Dimitrova (Norma) – Maria Dragoni (Adalgisa) au Teatro di San Carlo de Naples, en 1987 (Maria Dragoni y sera Norma onze années plus tard !). Du phénomène météore Ghena Dimitrova, rappelons simplement deux rôles extrêmes : la terrible (tant dramatiquement que vocalement !) Princesse Turandot, et la délicate Amalia de I Masnadieri, créée par Jenny Lind que l’on surnomma le rossignol suédois ! Quand cette Maddalena di Coigny (Andrea Chénier) ou cette Santuzza (Cavalleria rusticana) revêt la longue robe de la prêtresse gauloise, on obtient une prière (« Casta diva ») qui impressionne certes, mais ne s’élève plus tellement, aux deux sens du terme, car une telle voix épaisse peine, non pas à l’exécution, mais à atteindre cette couleur lunaire bellinienne inégalable. Du coup, transfiguration passionnante, le timbre pourtant corsé de Maria Dragoni paraît, en Adalgisa, plus léger ! Il est finalement intéressant de rapprocher cette Norma de Ghena Dimitrova à celle d’une autre cantatrice qui fut comme elle Abigaille (Nabucco), Tosca et Turandot, retrouvant ainsi notre propos de départ : Grace Bumbry.
Délaissant l’irrecevable Jane Eaglen aux inadmissibles aigus tendus et étranglés, aux côtés de la frêle fille du régiment qu’est Eva Mei, nous invitons la confrontation à se poursuivre, avec d’autres interprètes de talent comme Fiorenza Cedolins et Carmela Remigio, et tant que l’on remontera Norma comme au temps de Bellini…
Les autres interprètes de la version Festival della Valle d’Itria 1977 / Dynamic
Giuseppe Giacomini campe un Pollione bien chantant, ce qui n’est déjà pas si mal, en considérant les interprètes frustes, voire insuffisants souvent en charge du rôle. Un timbre noir, aux graves noirs et sonores, mais s’éclaircissant d’une jolie vibration dans l’aigu, affirmé et solide au possible ! En l’entendant ainsi aborder un rôle romantique de la puissante voix d’Andrea Chénier, on comprend qu’on lui confiera quelques années plus tard le rôle du ténor dans la résurrection de la donizettienne Fausta. On regrette d’autant plus la coupure de la reprise dans sa cabalette, et plus encore lorsqu’il perd la juste tonalité, au couronnement du Finale Primo. Robert Lloyd, vieux routier des basses nobles, dessine un grand-prêtre correct et même parfois imposant. Si la Clotilde d’Eugenia Cardano est quelque peu incertaine, le Flavio de Paolo Todisco s’affirme sans peine. On passera sur les petites hésitations ou bizarreries de l’orchestre, comme la clarinette surnageant curieusement sur les voix durant le moment concertant du trio final (un ami connaisseur, présent à l’une de nos écoutes, s’exclama : « Mais ?… on dirait qu’il y a de l’accordéon ! »). On ne peut pardonner, en revanche, aux calamiteuses cordes leur traitement du sublime prélude du second acte, pourtant idéalement conduit par le maestro. On passera également sur la faiblesse de chœurs sonnant maigres et scolaires. Le chef d’orchestre hongrois Michael Halász, pourtant non familier de l’opéra romantique italien, ne mérite que des éloges. Ses tempi détendus et élastiques, « gavazzeniens », font merveille dans l’épanouissement non seulement de la mélodie mais de l’expressivité des chanteurs. L’ouverture et les préludes vibrent avec la détresse ou la tendresse voulue, intrinsèque d’une musique aussi romantiquement romantique. Une réussite d’ensemble pour la beauté des timbres, et un bel accord pour deux artistes de grande classe.
En guise de congé, signaons d’autres relativement curieux « duos-rencontres » Norma – Adalgisa, que le lecteur passionné retrouvera peut-être dans sa collection d’enregistrements…
Non plus deux sopranos, mais cette fois deux mezzo-sopranos, pour ainsi dire (car Shirley Verrett aborda, comme G. Bumbry des rôles de sopranos tels Amelia de Un ballo in maschera) :
Norma : Shirley Verrett
Adalgisa : Elena Obraztsova
Metropolitan Opera House de New York, 1979
Grace Bumbry : Norma
Shirley Verrett : Adalgisa
Royal Opera House Covent Garden de Londres, 1983 (concert lyrique)
De même, sachant ensuite que Marilyn Horne aussi bien que Frederica Von Stade ont interprété des rôles de soprano, on aura en elles deux Adalgisa un peu particulières :
Norma : Joan Sutherland
Adalgisa : Marilyn Horne
Metropolitan Opera House de New York, 1970
Norma : Rita Hunter
Adalgisa : Frederica Von Stade
Metropolitan Opera House de New York, 1975
Enfin, sorte de pendant au fait que nous trouvions Shirley Verrett aussi bien en Adalgisa qu’en Norma, Grace Bumbry fut Adalgisa à son tour !
Norma : Montserrat Caballé
Adalgisa : Grace Bumbry
Royal Opera House Covent Garden de Londres, 1978
Yonel Buldrini
Discographie sélective (tirée de celle, fort précise, publiée sur le site http://www.operadis-opera-discography.org.uk/CLBLNORM.HTM)
1977 (12 & 14 – 08)
Norma – Grace Bumbry
Adalgisa – Lella Cuberli
Pollione – Giuseppe Giacomini
Oroveso – Robert Lloyd
Clotilde – Eugenia Cardano
Flavio – Paolo Todisco
Cori : Amici della Polifonia – Voce per la Musica
Orchestra Sinfonica di Bari
Maestro Concertatore e Direttore : MICHAEL HALÁSZ
Dynamic CDS 469/1-2 (2 Cd)
1978 (19 – 12)
Norma – Renata Scotto
Adalgisa – Margherita Rinaldi
Pollione – Ermanno Mauro
Oroveso – Agostino Ferrin
Clotilde – Giuseppina Arista
Flavio – Giancarlo Turati
Coro e Orchestra del Teatro Communale di Firenze
Maestro Concertatore e Direttore : RICCARDO MUTI
Legato Classics LCD 203-2 (2 Cd) ; Myto 2 MCD 022 260 (2 Cd) (2002)
1984
Norma – Joan Sutherland
Adalgisa – Montserrat Caballé
Pollione – Luciano Pavarotti
Oroveso – Samuel Ramey
Clotilde – Diana Montague
Flavio – Kim Begley
Chorus and Orchestra of the Welsh National Opera
Conductor : Richard Bonynge
Decca 414 476-1 (3 Lp) ; Decca (London) 414 476-2 (3 Cd)
1987
Norma – Ghena Dimitrova
Adalgisa – Maria Dragoni
Pollione – Nunzio Todisco
Oroveso – Mario Luperi
Clotilde – Eva Ruta
Flavio – Angelo Casertano
Coro e Orchestra del Teatro di San Carlo di Napoli
Maestro Concertatore e Direttore : ZOLTÁN PESKÓ
Premiere Opera Ltd. CDNO 2034-2 (2 Cd)
1994
Norma – Jane Eaglen
Adalgisa – Eva Mei
Pollione – Vincenzo La Scola
Oroveso – Dimitri Kavrakos
Clotilde – Carmela Remigio
Flavio – Ernesto Gavazzi
Coro e Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Maestro Concertatore e Direttore : RICCARDO MUTI
EMI CDS 5 55471-2 (3 Cd)
(Montage de plusieurs représentations au Teatro Alighieri de Ravenne)
Opera d’Oro OPD 1183 (3 Cd)
(Représentation du 16 07 1994 retransmise par la RAI-Radiotelevisione italiana)
2000
Norma – Maria Dragoni
Adalgisa – Raffaella Angeletti
Pollione – Gian Luca Zampieri
Oroveso – Giorgio Giuseppini
Clotilde – Paola Leveroni
Flavio – Walter Ommagio
Coro Lirico « G. Manzino » di Savona
Orchestra Sinfonica di Savona
Maestro Concertatore e Direttore : MASSIMILIANO CARRARO
Kicco Classic KC 068.2 (2Cd) ; Kicco Classic KCOU 9002 Dvd (Video)
2004
Norma – Fiorenza Cedolins
Adalgisa – Carmela Remigio
Pollione – Vincenzo La Scola
Oroveso – Andrea Papi
Clotilde – Katarina Nikolic
Flavio – Giancarlo Pavan
Coro Lirico Marchigiano « Vincenzo Bellini »
Orchestra Filarmonica Marchigiana
Maestro Concertatore e Direttore : Fabrizio Maria Carminati
Bongiovanni GB 2551/52-2 (2Cd)
2005
Norma – Hasmik Papian
Adalgisa – Irini Tsirakidis
Pollione – Hugh Smith
Oroveso – Giorgio Giuseppini
Clotilde – Anna Steiger
Flavio – Carlo Bosi
De Nederlandse Opera Chorus
Nederlands Kamerorkest
Conductor : JULIAN REYNOLDS
DVD (Video) – Opus Arte OA 0959D