Une fois de plus, le Festival d’été du Festspielhaus de Baden-Baden s’est achevé avec un spectacle du Mariinsky avec à sa tête Valery Gergiev. Ce dernier fête des noces de porcelaine avec la maison, vingt ans après le concert d’inauguration qu’il dirigeait en 1998. Pour clôturer la saison en beauté, l’intendant Andreas Mölich-Zebhauser avait mis les petits plats dans les grands en choisissant, pour Adriana Lecouvreur, le couple vedette Anna Netrebko et Yusif Eyvazov. Las, on apprenait quelques heures avant la Première que la diva était atteinte du norovirus et, de fait, soumise à quarantaine avec sa famille. Une nouvelle distribution a été trouvée en urgence et cela n’a pas empêché le spectacle de faire salle comble sur les deux dates initialement prévues.
© Andrea Kremper
La production scénique de ce soir est une création du Mariinsky II de l’année précédente confiée à une habituée de la maison pétersbourgeoise, la française Isabelle Partiot-Pieri, pour la mise en scène et les décors. Architecte de formation, auteure d’un documentaire sur Toscan du Plantier, la jeune femme a choisi le parti pris de la simplicité, de l’efficacité et du classicisme. L’œuvre de Cilea, à laquelle on reproche parfois les méandres d’une intrigue amoureuse tarabiscotée et tirée en longueur, est ici rendue limpide et évidente. Les quatre actes passent ainsi en un éclair dans un habillage faussement simpliste. On en retiendra surtout le dispositif de tournette inclinée et des structures en deux dimensions dont les lumières permettent de jouer sur les effets de profondeurs, mettant très bien en valeur le caractère théâtral et artificiel de l’univers dans lequel évolue la comédienne, sans oublier le jeu de dupes auquel elle participe. Les vidéos projetées à l’ouverture et après la pause, hyperréalistes mais en noir et blanc, contrastent d’autant plus avec l’ambiance générale : on y voit par exemple comment le corps de la tragédienne est subtilisé par les amis de Voltaire et du maréchal de Saxe, ses deux amants les plus célèbres, puis jeté dans une fosse et couvert de chaux, nous rappelant la dure réalité de la comédienne excommuniée dont la pièce et l’opéra éponymes rappellent le destin. Toute la mise en scène est ainsi axée sur un mélange subtil de réel et d’artifice, imprégnée de références visuelles au siècle des Lumières. On peut citer à titre d’exemple la scène de la fête qui s’inspire amplement de la célèbre estampe de Cochin pour le Bal des Ifs. Sauf que les personnages ne ressemblent pas ici à Louis XV et ses compagnons déguisé en conifères, mais plutôt à des cosaques portant des bouquets (de violettes ou de tubéreuses) sur la tête en guise de bonnet de fourrure, dans un intéressant télescopage visuel franco-russe. De même, le duel des deux rivales n’est pas sans rappeler la confrontation pouchkinienne d’Onéguine. Dans le même esprit, le ballet donne vie au crocodile suspendu dans le cabinet de curiosités du pavillon où va se préparer le breuvage mortel imprégnant le bouquet de violettes : des danseurs se muent en saurien à l’aide de costumes très Ballets russes que n’auraient peut-être pas reniés le Picasso de Parade. Le plateau tournant crée notamment des effets de spirale qui, pour la scène ultime, donnent la sensation que, une fois ses vêtements suspendus aux cintres envolés dans les cintres, la comédienne rapetisse en tourbillonnant, telle une Alice passant de l’autre côté, ajoutant d’ailleurs à l’émotion très forte dégagée par le finale.
Si la mise en scène se révèle sobre et classique, respectueuse et inspirée à la fois, l’interprétation est à l’avenant. Tatiana Serjan se tire bien de la lourde responsabilité de remplacer au pied levé la diva attendue qui a laissé son public dans la frustration (mais cela tombe bien, elle était préparée puisqu’elle est prévue au Verbier, avec Valery Gergiev, trois jours plus tard…). La jeune femme habite avec talent et force le rôle périlleux d’Adriana, lui insufflant toute l’énergie et le magnétisme qu’il demande. Bien sûr, quand on a écouté en boucle pendant toute son adolescence Maria Callas sublimer « Poveri fiori », on peut être pardonnée de trouver n’importe qui en deça de ce qu’on espère dans l’expressivité, mais il s’agit là de pure mauvaise foi, évidemment. Car la puissance vocale, les qualités dramatiques et la souveraine aisance de l’interprète russe forcent le respect. Autre sauveur de la soirée, Migran Agadzhanyan convainc peut-être un peu moins en Maurizio, mais après tout, il se coule dans ce que suggère le rôle, tout de même bien falot, du séducteur tiraillé entre deux femmes au caractère apparemment bien plus trempé dans cette intrigue que le sien. Il ressemble tout de même très peu à l’image qu’on peut se faire de Maurice de Saxe, même si l’Histoire et l’iconographie ont exagéré le caractère majestueux du personnage – il faut dire que, habitant Strasbourg, la cohabitation avec le maréchal est une évidence, puisque c’est dans l’église Saint-Thomas que se trouve le célèbre et magnifique tombeau de l’ancêtre de George Sand sculpté par Pigalle, montrant un homme d’un prestige et d’une aura sans conteste. Le ténor russe semble tout d’abord bien à la peine, aigus tendus et timbre peu agréable, mais fort heureusement, il se bonifie au fil des actes, pour parvenir à être tout à fait à niveau. Ekatarina Semenchuk insuffle une morgue narquoise à sa Princesse de Bouillon, qu’elle sait rendre détestable de bout en bout, jusque dans les saluts. La mezzo russe tient tête avec panache à sa rivale puisqu’elle dispose d’une belle aisance vocale. Les autres interprètes se montrent tout autant à la hauteur, mais on retiendra surtout la prestation d’Alexei Markov, inoubliable Michonnet, amoureux transi, trop intime et trop âgé pour espérer approcher l’élue de son cœur, mais inaltérablement fidèle à son Adriana adorée. Il faut dire que la mise en scène le sert, mais les qualités vocales et dramatiques du baryton suffisent par elles-mêmes à transcender le rôle à chacune de ses apparitions d’ineffables nuances douces et profondément émouvantes.
Toujours autant à son aise, Valery Gergiev réussit à contenir son orchestre qui ne noie jamais les voix tout en étant ostensiblement présent. La partition peut ainsi se déployer tout à son avantage. Tout de même, cet opéra est magnifique… Nous avons tous remarqué qu’il est de plus en plus souvent programmé, ces derniers temps, après une éclipse qu’on a du mal à comprendre, tant il apparaît évident que, décidément, cette œuvre a toute sa place en tant que classique du répertoire.