Diffusée en live dans les cinémas samedi dernier et fort probablement objet d’un DVD pour notre plus grand bonheur, cette représentation d’Adriana Lecouvreur relève du petit miracle, une soirée où chaque interprète se surpasse dans son rôle, accompagné par ce qui est peut-être le meilleur orchestre d’opéra du monde actuel et un chef à l’art vériste consommé. Si Christian Peter a déjà décrit avec justesse et détail les mérites des uns et des autres, qu’il nous soit permis d’ajouter au live in HD des sensations vivere in loco.
La production naturaliste de David McVicar trouve toute sa place sur les planches du Met dont le public ne raffole de rien tant que de ces résurrections temporelles plus vraies que nature où les divas et divos évoluent dans des costumes magnifiques. Le metteur en scène britannique se voit logiquement convié chaque année à créer une nouvelle production et représente la filiation moderne et chic de la grande tradition zeffirellienne à New York. Pourtant, réduire les propositions de David McVicar à leur esthétique, c’est oublier sa compréhension du métier d’acteur-chanteur et la qualité de sa direction scénique, pendant trop souvent oublié par les tenants de ces mises en scènes dites traditionnelles qui se prennent les pieds dans le tapis du décor et des costumes et oublient ce qui en fait la chair et la vérité : donner vie à ces personnages. Aussi le choix de la mise en abyme dans le théâtre, que l’on ne quitte pas d’une scène à l’autre, est-il la seule coquetterie inoffensive que le metteur en scène se permet. Elle ajoute nonobstant un niveau de lecture supplémentaire intéressant : l’acte II, traité à la manière d’une représentation théâtrale, questionne les liens sentimentaux et politiques entre la Bouillon et Maurizio par exemple. Sont-ils sincères et vrais ou juste une partie de poker de nobles dont il faudrait bien se garder comme le conseille Michonnet à Adriana ?
© Metropolitan Opera
Dans une telle institution où les petits rôles sont piochés dans l’excellent Linderman Young Artist programme, les distributions ne souffrent d’aucune faille. Ni vocales bien évidemment, ni scéniques tant la formation d’acteur et les arts de la scène auxquels sont sensibilisés les étudiants deviennent une seconde nature. La troupe du Français nous régale donc dans chacune des scènes de coulisses qui s’animent d’une multitude de détails. Luxe également que de bénéficier de la voix ronde et profonde de Maurizio Muraro pour le Prince de Bouillon et de la faconde haute en couleur de Carlo Bosi pour l’Abbé de Chazeuil. Le luxe devient tout à fait opulence avec l’incarnation de Michonnet d’Ambrogio Maestri. Au moyen d’une voix toujours belle et bien timbrée, au plus juste dans chaque couleur et nuance, il fait évoluer son personnage de l’éternel adolescent timide et amoureux au père et protecteur. Il est à faire pleurer les pierres.
Et quel amant est le Maurizio tout feu tout flamme de Piotr Beczala auquel rien ne résiste ! Le chant gorgé de chaleur et de lumière surmonte sans aucun mal les passages les plus tendus et les aigus du rôle. Il sait répondre avec aplomb aux deux phénomènes féminins qui s’affrontent. Anita Rachvelishvili pourrait ne faire qu’une bouchée des uns comme des autres tant l’instrument dont elle dispose est torrentiel. La mezzo fait un usage toujours élégant et maîtrisé de la voix de poitrine jusqu’à assez haut dans la tessiture pour donner une couleur inquiétante à sa Bouillon. Pour autant son aisance lui permet de s’emporter dans l’instant avec lyrisme et chaleur. Les duos avec Maurizio puis Adriana au deuxième acte atteignent des sommets d’intensité dramatique dont elle est le déclencheur. Anna Netrebko caracole au sommet de son art, il n’y a aucun doute. Si l’on devait résumer le chant de la soprano au cours de cette matinée, il suffirait de réécouter la première piste de son album Verismo et de se représenter un tel art consommé de la nuance, de tels pianissimi morendi tenus juste ce qu’il faut de trop pour faire chavirer 3800 personnes suspendues à son souffle, une telle beauté et opulence du timbre même dans ces graves noircis aux charbons à paupière, et ce, pendant quatre actes entiers. Ce serait encore oublier la justesse de l’incarnation scénique, qui tire parti de la mise en abyme pour se permettre un rien trop de théatre dans les scènes de monologues raciniens mais qui fait mouche sur une scène d’opéra. On sort envoûté par ce chant et cette présence.
La soirée ne serait pas parfaite si Gianandrea Noseda ne faisait montre une fois encore de son immense talent de chef de théâtre (il semble qu’il soit disponible si une grande maison cherchait un directeur musical par ailleurs). Loin des Fiat du Piémont, le voici au volant d’un bolide nommé Metropolitan Orchestra qui réagit au quart de tour ; ronronne un lyrisme d’une suavité qui n’a d’égale que la magnificence de son premier violon ; s’agite nerveusement pour fouetter les sangs de la Bouillon ; sautille pour dépeindre avec mille détails les facéties de nos comédiens et caresse enfin comme pour consoler la mourante.