Wagnérienne émérite, straussienne reconnue, verdienne acclamée, Adrianne Pieczonka aura dû attendre 2010 pour faire ses premiers à l’Opéra de Paris. Pour l’occasion, elle double ses débuts sur la scène de Bastille par des débuts très attendus dans le rôle de Senta. Rencontre, entre la répétition générale et la première…
La répétition générale du Vaisseau fantôme a eu lieu hier, la première est dans deux jours… Quel est votre état d’esprit en cet instant ?
Je suis fatiguée, très fatiguée de la générale d’hier soir ! C’était la première fois que nous jouions tous ensemble, depuis le début des répétitions, et ça a été un moment très exigeant. Nous n’avons commencé les répétitions que le 19 août, sans la présence de Willy Decker, malheureusement, qui était trop occupé pour venir ici. Nous avons travaillé rapidement avec son assistant, et de manière très intense. C’était éprouvant vocalement et physiquement, mais ça s’est bien passé. Il s’agissait de mes débuts à l’Opéra de Paris, et l’accueil du public m’a vraiment fait plaisir !
Vous avez déjà à votre répertoire Eva des Maîtres Chanteurs, Elsa de Lohengrin, Elisabeth de Tannhäuser, Sieglinde dans la Walkyrie, mais ce n’est que votre première Senta. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour cette nouvelle prise de rôle wagnérienne ?
A mon avis, Senta se situe un cran au-dessus de mes autres emplois wagnériens. Pour moi, c’est un peu une étape supérieure. On peut commencer dans Wagner avec Eva, qui est un rôle très lyrique, puis passer à Elsa, Elisabeth, pour arriver enfin à Sieglinde. Senta est plus court, mais aussi plus intense, à la fois plus aigu et plus dramatique. En somme plus exigeant ; on trouve d’ailleurs beaucoup de grandes Sieglinde, de grandes Elisabeth, mais quelles sont les grandes Senta, celles qui ont été absolument parfaites dans ce rôle ? C’est un personnage de jeune fille, mais elle n’en est pas moins très difficile à chanter. C’est le même type d’écriture que pour la Leonore de Fidelio, que j’ai chantée pour la première fois il y a deux ans. Ce fut un élément déclencheur : je m’étais alors dit que si je pouvais faire Leonore, je pourrai faire Senta.
Voyez-vous Senta dans la continuité des héroïnes de l’opéra romantique allemand (Leonore de Fidelio, Agathe du Freischütz,…), ou plutôt comme une annonciatrice des grandes protagonistes wagnériennes ?
Ce n’est pas si simple. Senta a des similitudes avec Agathe, c’est vrai, mais elle représente un défi bien plus considérable. Je la trouve même plus difficile que la Leonore de Fidelio. Wagner demande des choses très spécifiques dans cette œuvre, et a composé un personnage complexe, toujours situé quelque part entre le rêve et la réalité. On retrouve cette difficulté si je compare Senta avec mon personnage wagnérien favori, qui est Sieglinde. Ce qui est touchant avec cette femme, c’est qu’elle vit une histoire dont l’authenticité est très forte : elle rencontre un étranger, en tombe amoureuse alors qu’elle est déjà mariée… Avec Senta, jeune fille croyant très fort en une légende qui s’avère soudain être réelle et qui fait irruption dans sa vie, on rencontre un personnage moins directement émouvant, plus énigmatique (et d’autant plus mystérieux que le rôle est relativement court). C’est assez difficile de rentrer dans cette histoire, et d’arriver à la saisir totalement. Mais c’est aussi ce qui donne à ce personnage toute sa profondeur, et je crois qu’il faut arriver à bien la comprendre. Bien sûr je n’ai plus 16 ans : il faut que je sois une Senta plus mûre, plus ambivalente. Mais ça me permet justement de fouiller toutes les facettes du personnage.
Vous avez fait vos débuts au sein de la Canada Opera Company, avant de partir pour Vienne, où vous avez fait partie de la troupe du Volksoper, puis du Staatsoper. Qu’est-ce que ces années de travail dans les troupes vous ont appris ?
J’ai appris à chanter au Canada, où je n’étais pas du tout exposée à la musique de Wagner et de Strauss. Je connaissais surtout Mozart, Verdi, et un peu de répertoire français. Puis je suis allée à Vienne, ce qui était assez imprévu ; c’est juste arrivé à l’occasion d’un concours, c’est une opportunité qui s’est présentée à moi de manière très soudaine. Là je suis allée écouter le Philharmonique, les œuvres de Mahler, de Bruckner, de Beethoven, de Strauss, de Wagner… J’étais très heureuse d’être là, et de pouvoir prendre pour moi un peu de ce « Wiener Blut ». C’est resté depuis lors une ville, un pays, une culture que j’aime énormément. La découverte de Vienne a vraiment été un événement majeur pour moi : au Canada, je ne connaissais pas grand-chose de ce que j’ai fait par la suite à Vienne. Bien sûr j’avais déjà pris des cours de chant, suivi des master-classes. Mais la première fois que j’ai chanté au Staatsoper de Vienne (une servante dans Elektra) il y avait Christa Ludwig en Clytemnestre, Cheryl Studer en Chrysothemis, Hildegard Behrens en Elektra –il y avait même une scène où je devais tenir Hildegard Behrens dans mes bras ! Être aux côtés de ces grands chanteurs, travailler sous la direction de grands chefs d’orchestre, c’était quelque chose d’absolument exceptionnel.
Bien avant le début de votre carrière, comment avez-vous découvert la musique, puis votre voix ?
Quand j’étais petite, je voulais juste être sur scène, jouer. Mon premier amour, c’était Broadway et ses comédies musicales. J’adorais aussi Barbara Streisand, le rock’n’roll, et presque tous les styles musicaux. J’étais très imprégnée par la pop-culture. Enfant, j’ai pris des cours de piano et de saxophone, et un jour, quand j’avais peut-être 14 ans, ma mère m’a demandé si je voulais essayer un autre instrument. J’ai alors dit que j’aimerais bien essayer la voix. On a pris un professeur, et peu à peu, très progressivement, l’idée que je pourrais en faire mon métier a fait son chemin. Mais je n’étais pas du tout comme Cecilia Bartoli, dont la mère était chanteuse, et qui a toujours su que ce qu’elle voulait, c’était faire de l’opéra. Moi, enfant, je voulais surtout être à Broadway, être sur scène, être Liza Minnelli ! (rires) C’est un développement qui a été long, car au fond on ne peut pas savoir tout de suite si on a la voix qui convient pour faire de l’opéra, il faut attendre.
Après des années de travail au Staatsoper de Vienne, où vous avez touché à beaucoup de répertoires, pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer plus particulièrement à Richard Wagner et à Richard Strauss ?
C’est dans cette direction que ma carrière s’est orientée, c’est simplement arrivé –c’est peut-être ce répertoire qui m’a choisie ! Si on regarde mon agenda, on s’aperçoit effectivement que je chante beaucoup de rôles straussiens et wagnériens, mais je n’ai jamais cessé d’aimer Verdi ou Puccini. Je souhaite chanter toujours Tosca, j’ai fait cette année ma première Amelia dans Simon Boccanegra, qui est un rôle très lyrique, mais qui convient bien à ma voix, j’aimerais aussi tenter Aïda. En règle générale, je trouve bien d’alterner des emplois lyriques avec les partitions un peu plus lourdes de Richard Wagner et de Richard Strauss. Aborder tous ces répertoires différents ne me pose pas de problèmes particuliers. Je ne me conditionne pas en disant : « maintenant je chante l’œuvre d’un compositeur allemand ou italien », je pense justement qu’il faut arriver à avoir une technique qui permet de chanter ce qu’on veut, sans faire pour ça un énorme effort d’adaptation. Je chante avec ma voix, avec ma technique, et j’essaye de faire en sorte que le résultat soit le meilleur possible. Ce sont surtout les langues qui vous guident dans tous ces répertoires, qui vous donnent des clés pour aborder des styles différents.
A vos débuts vous avez beaucoup chanté Mozart, et notamment les deux principaux rôles féminins de Don Giovanni, Donna Anna et Donna Elvira ; ce sont des rôles auxquels vous revenez moins souvent…
On ne me demande plus beaucoup de chanter Mozart, c’est vrai. Je crois que la dernière fois, c’était en 2004, à Los Angeles, avec la Comtesse des Noces de Figaro. J’aime beaucoup Don Giovanni : j’ai commencé par chanter Donna Elvira, effectivement, puis je suis passée à Donna Anna. Aujourd’hui, j’aimerais revenir à Donna Elvira, qui est peut-être un peu moins aigue. Parmi les rôles mozartiens que je n’ai jamais chantés, il y a Elettra, Vitellia,… Ces deux rôles-là pourraient être des projets intéressants, mais on sollicite surtout des formats plus petits pour ce répertoire ; peut-être que ma voix est devenue trop dramatique maintenant, mais je reste toujours une grande fan de Mozart !
Avec des chanteuses comme vous, mais aussi Nina Stemme, Eva-Maria Westbroek, et avec des chanteurs comme Stephen Gould, Torsten Kerl ou Klaus Florian Vogt, qui partage l’affiche de ce Vaisseau Fantôme avec vous, on a l’impression que toute une nouvelle génération de wagnériens suscite depuis quelques années l’intérêt du public…
Cet intérêt n’est pas un phénomène nouveau. Wagner a toujours suscité un engouement très fort : voyez le festival de Bayreuth, qui affiche archi-complet chaque année, avec un répertoire pourtant inchangé,… il se passe vraiment quelque chose de particulier avec Wagner, et ce quelque chose attire autant les chanteurs que les spectateurs. Il y a 15 ou 20 ans, la nouvelle génération des wagnériens, c’était, entre autres, Deborah Polaski, Waltraud Meier, Peter Seiffert… il y a toujours eu beaucoup de chanteurs fascinés par ce répertoire, et c’est normal qu’il y en ait encore aujourd’hui. C’est une bonne chose : ça permet de démentir un peu les discours sur la fin des chanteurs wagnériens. Je ne vois d’ailleurs pas vraiment par quoi sont motivés ces discours. Je crois qu’il y a longtemps eu des stéréotypes sur la manière dont on croyait qu’il fallait chanter Wagner. Ce que j’aime chez beaucoup de chanteurs de cette « nouvelle génération », c’est justement le soin qu’ils mettent à rester toujours très lyriques. C’est ce qui est merveilleux avec Klaus Florian [Vogt] : cette absence de lourdeur, ce retour à la beauté du chant. Comme si c’était du Mozart.
Dans la distribution réunie pour cette reprise, vous-même et Klaus Florian Vogt côtoyez des chanteurs comme James Morris et Matti Salminen, qui ont commencé à chanter Wagner il y a plus de trente ans.
Je les connais bien tous les deux. La première fois que j’ai chanté avec James Morris, c’était en 1992, à Vienne, dans une nouvelle production du Ring. Il était Wotan, bien sûr, et moi je chantais Freia. On se souviendra de lui comme d’un des plus grands Wotan de notre époque, et c’est un honneur de chanter avec lui. Je connais Matti depuis longtemps aussi, c’est un immense chanteur, et un homme d’une grande générosité. Quand on travaille avec de tels artistes, on pense surtout au fait qu’ils ont commencé leur carrière il y a plus de quarante ans, mais qu’ils chantent encore aujourd’hui et qu’ils ont su conserver leur voix. C’est fascinant de voir comment ils y sont parvenus. Ils sont une source d’inspiration.
Vous qui chantez presque aussi souvent en Autriche et en Allemagne qu’aux Etats-Unis, vous avez connu à peu près autant de mises en scène modernes que de spectacles très traditionnels… où va votre préférence ?
Cela dépend. Dans beaucoup de cas, les choses ne sont pas si simples. Cette production du Vaisseau Fantôme, par exemple, comment faut-il la considérer ? Par certains aspects, elle semble traditionnelle, mais c’est aussi un spectacle très moderne. Les transpositions ne me dérangent pas le plus souvent, même si je ne suis pas adepte des mises en scène complètement choquantes, où l’on déshabille systématiquement les chanteurs (rires). J’ai fait mes débuts en Amelia de Simon Boccanegra dans une superbe vieille production du Metropolitan Opera. A Vienne, j’adore le Chevalier à la Rose d’Otto Schenk, qui me rappelle toujours Régine Crespin, et les autres grandes Maréchales qui y ont chanté. Quand on connaît cette production, on voit mal comment on pourrait faire le Chevalier à la Rose avec un tabouret pour tout élément de décor ! En fait, j’ai l’impression de me situer un peu à mi-chemin : j’aime bien que les metteurs en scène innovent, cherchent, comme Willy Decker l’a fait pour ce « Vaisseau Fantôme », dans une optique minimaliste, épurée, mais en fouillant les caractères des différents protagonistes, les relations entre les personnages, ce qui est au fond le plus important. J’aime vraiment beaucoup Willy Decker, et j’étais triste qu’il ne puisse pas venir lui-même pour préparer cette reprise. En ce moment, on entend souvent les chanteurs qui répètent sa production d’Eugène Onéguine, et ça me rappelle beaucoup de choses, car j’avais fait Tatiana dans ce spectacle à Cologne en 1995 ! J’aime bien Marco Arturo Marelli également, et Robert Carsen, avec qui j’ai fait le Chevalier à la Rose à Salzbourg en 2004, ainsi qu’une merveilleuse production d’Ariadne auf Naxos à Munich.
Qu’attendez-vous d’un chef d’orchestre, sur une production, tant pour les répétitions qu’au moment des représentations ?
Je suis très heureuse de retrouver ici Peter Schneider, avec qui j’ai très souvent eu l’occasion de travailler durant ma carrière. Il n’a pas eu beaucoup de temps pour répéter avec l’orchestre, mais pour autant il ne met aucune pression durant les séances de travail, et reste un soutien très attentif et très agréable. Avec quelqu’un comme Christian Thielemann, ça se passe parfois de manière un peu plus tempétueuse… le résultat final est souvent merveilleux, mais il a un caractère fort, et pas toujours facile. J’aime beaucoup James Levine, évidemment. La première fois que nous avons travaillé ensemble, pour la Walkyrie, il était souffrant, mais a quand même tenu à diriger, et c’était fantastique : il sait comme personne mettre les chanteurs en confiance, faire en sorte qu’ils aient autant de plaisir à chanter qu’il en a à diriger.
Après cette production, qui marque vos débuts in loco, reviendrez-vous à l’Opéra de Paris ?
L’Opéra de Paris m’a proposé de venir chanter un rôle (je ne dis pas lequel) que je ne pouvais pas faire pour une question d’emploi du temps. J’ai déjà beaucoup d’engagements pour les prochaines années, mais je vais vraiment essayer de revenir au plus vite, car j’ai été très touchée par l’accueil du public après la générale. C’est une ville que j’aime beaucoup, et où je n’ai pas eu souvent l’occasion de chanter, jusque là.
Vous disiez tout à l’heure que Senta était une « étape », parmi tous vos rôles wagnériens. Quelle sera la prochaine étape ?
Pour la « prochaine étape », il n’y a que deux possibilités, Brünnhilde ou Isolde. Brünnhilde, je n’ai pas envie de la tenter : je suis très heureuse avec Sieglinde, qui est un rôle formidable, émouvant et surtout très gratifiant. Isolde, c’est pour moi un grand point d’interrogation. Je n’ai toujours pas résolu la question. Je ne pense pas la chanter dans les 5 prochaines années, mais il est évident que c’est un rôle qui m’intéresse. Il est très long, bien sûr, mais pas trop aigu. Il se situe globalement dans une tessiture médiane qu’il ne me serait pas trop difficile de chanter. Aujourd’hui, Nina Stemme la chante très bien, et Eva-Maria Westbroek est en train de la préparer, donc je peux attendre. Pour moi, ce projet ne se situe vraiment pas dans un avenir proche, alors je préfère rester prudente, mais je pense que ça convient à ma voix. C’est un rôle qui exige surtout beaucoup de préparation et d’endurance, peut-être que je devrais m’y mettre en progressivement, en commençant par exemple à chanter la « Liebestod » en concert. J’aimerais aussi chanter davantage de rôles verdiens, d’autant plus qu’il y a un réel manque de sopranos aujourd’hui pour ces rôles, je ne sais pas trop pourquoi… J’ai en préparation Amelia du Bal Masqué et Aida, projet qui m’excite beaucoup. Je travaille aussi Madame Lidoine des Dialogues des Carmélites, Chrysothemis d’Elektra. Pour le reste … on verra !
Quelle place accordez-vous au Lied parmi tous ces projets ?
Je viens de donner un récital à Toronto, mais je ne fait ça que depuis quelques années. Angelika Kirschshlager, ou Bo Skovhus, consacrent presque autant de temps aux récitals qu’à l’opéra, ils sont à 50/50. De mon côté, c’est plutôt 90% pour l’opéra, et 10% pour le reste… C’est pourtant quelque chose de très agréable, quand on fait comme moi beaucoup d’opéra : prendre le temps de travailler pour des récitals, se concentrer sur un bouquet de quelques Lieder. Là encore, il ne s’agit pas de changer son timbre ou sa technique, mais juste de revenir à une certaine simplicité. C’est un exercice qui demande un peu de temps de préparation, mais que j’aime beaucoup faire de temps en temps… même si c’est un peu effrayant, d’être toute seule sur scène (rires).
Que faut-il vous souhaiter, pour le reste de votre carrière ?
Une bonne santé bien sûr, et notamment une bonne santé vocale ! Je fais tout pour avoir une balance équilibrée entre ma carrière et ma vie familiale. J’essaye de voir ma fille le plus souvent possible, et pour ce faire, je prends garde à ne pas trop chanter –pas plus d’une cinquantaine de représentations par an, en général. Pour autant, j’ai vraiment envie de continuer à chanter le plus longtemps possible !
Propos recueillis et traduits par Clément Taillia
Paris, Opéra Bastille, le 7 septembre 2010
> Lire aussi le compte-rendu du Vaisseau fantôme à l’Opéra National de Paris