William Christie © DR
La France a la réputation d’une fille ingrate, qui mésestime et néglige son patrimoine musical. Si Berlioz ne fut pas prophète en son pays, que dire de Charpentier ? Marc-Antoine bien sûr, et non Gustave, le père du Te Deum auquel l’Eurovision emprunta son indicatif, pas celui de Louise. L’Eurovision … aujourd’hui encore, c’est à peu près tout ce que le grand public connaît du compositeur le plus original, sinon le plus doué du Grand Siècle.
Certes, l’homme était discret, sans doute pudique – au point, semble-t-il, de ne s’être jamais laissé portraiturer – et l’artiste a vécu dans l’ombre de son antimatière musicale, pour reprendre l’expression de Vincent Borel (1), Jean-Baptiste Lully. Ce dernier régnait sans partage sur l’opéra et le génie de Charpentier devait surtout s’épanouir dans le répertoire sacré, loin des fastes de la cour et de Versailles, à Port-Royal ou encore chez les Jésuites, mais aussi dans des pièces profanes destinées à sa patronne, la duchesse de Guise. Dans les années 50, plusieurs thèses américaines s’attachent au compositeur – c’est encore un Américain, Hitchcock (H. Wiley et non Alfred !) qui dressera l’inventaire de l’immense corpus de ses œuvres (près de cinq cents numéros) – dont des pionniers, au premier rang desquels Louis Martini, s’aventurent à dépoussiérer les partitions, frayant la voie aux générations de « baroqueux » qui s’enthousiasment pour l’invention harmonique, les dissonances hardies et la puissance expressive d’un langage à nul autre pareil.
Cinquante ans plus tard, de véritables trésors ont été redécouverts, y compris dans la musique de théâtre où Charpentier excella également, de la veine comique illustrée par Le Malade imaginaire, un coup d’essai en matière de comédie-ballet et un coup de maître (sans parler des intermèdes, irrésistibles, du Mariage forcé ou de La Comtesse d’Escarbagnas), au registre tragique avec David et Jonathas, drame biblique dense et poignant, et une sublime Médée. Or, aucune maison d’opéra dans l’Hexagone ne fête le tricentenaire de la mort de Charpentier … Pas un seul des chefs-d’œuvre que je viens d’évoquer n’est à l’affiche, pas même un divertissement ! C’est donc à la Cité de la Musique (le 13 janvier) que les Arts Florissants lui rendront hommage avant de parcourir le monde. A l’affiche : La Descente d’Orphée aux Enfers et … Les Arts florissants, un choix très certainement dicté par les 25 ans de l’ensemble. De tous les musiciens « baroques », William Christie est sans doute celui qui a le plus contribué à la réhabilitation de Charpentier. Heureusement pour nous, sa passion est intacte et communicative. C’est d’ailleurs son ancienne assistante, Emmanuelle Haïm, qui dirigera une version de concert de David et Jonathas le 20 mars au Théâtre des Champs-Élysées. Mais laissons la parole au chef des « Arts flos » qui nous présente, non sans humour, le programme de cette tournée mondiale…
Bernard Schreuders
(1) V. Baptiste, très plaisant roman sur la vie du Florentin publié en 2002 chez Sabine Wespieser.
Quelques mots de William Christie …
« Il y a près de 25 ans, j’ai reçu un coup de fil d’un Anglais timide et manifestement quelque peu excentrique, du nom de John Burke. Il se présenta comme un spécialiste de Charpentier ; il arrivait de Rome où il avait étudié les œuvres de compositeurs romains du milieu du XVIIe siècle qui avaient influencé Charpentier lors de sa période d’apprentissage dans la Ville éternelle. Quelques jours plus tard, nous nous rencontrâmes, et pendant notre entrevue, au cours de laquelle je découvris que Monsieur Burke travaillait à une seconde thèse sur les systèmes d’égouts dans la Rome antique, il sortit une liasse de papier à musique rempli de la plus petite notation musicale manuscrite que j’avais pu voir jusqu’alors. C’était une transcription des Arts florissants qu’il avait réalisée d’après les manuscrits originaux de Charpentier, intitulés Les Meslanges et conservés à la Bibliothèque Nationale. Le document était difficile à lire, et comme John Burke maîtrisait mal le français, son texte était sans queue ni tête. Ma nouvelle connaissance parla de l’importance des modèles romains pour Charpentier. Le premier Chœur des Furies, par exemple, avec sa succession de quartes descendantes, était conçu sur le modèle du motetto concertato de Benevoli ; un autre passage choral était lui copié de Beretta, etc., etc. Le discours de Burke était merveilleusement instructif, mais je dois confesser que j’étais plus intéressé par la pièce elle-même, sa facture musicale et son étonnant livret que d’apprendre mille et un détails sur les œuvres chorales romaines dont elle était inspirée.
J’avais déjà joué plusieurs œuvres sacrées de Charpentier, en grande partie grâce à René Jacobs, qui était et demeure aujourd’hui l’un des interprètes et spécialistes les plus reconnus du répertoire baroque. Nous avions ainsi enregistré Les Leçons de ténèbres et Répons pour Harmonia Mundi dans les années 70.
Toutefois, les œuvres profanes de Charpentier m’étaient inconnues et la découverte des Arts florissants était particulièrement stimulante. J’avais là un « opéra de poche » qui pouvait être chanté par une poignée de solistes : l’œuvre parfaite pour les jeunes collègues de mon nouvel ensemble. Celle-ci me semblait extraordinairement riche et variée, avec non seulement de grands chœurs dans le style de l’école romaine qui intéressait notre ami John Burke, mais également des solos dans un style déclamatoire élégant, à mi-chemin entre le récitatif et l’aria, des airs de cour à la manière de Lambert ainsi que quelques échos des comédies et tragédies de Lully. A
l’image de ces styles vocaux, la musique instrumentale offrait un large éventail allant de la pompe des « ouvertures » à la vivacité des « entrées de ballet ».
Les Arts florissants devaient être la première pièce de Charpentier, avec l’oratorio Sainte Cécile Vierge et Martyre, à être chanté par l’ensemble, qui fut par la suite connu sous le nom des Arts Florissants. Mais nous y reviendrons !…
L’opéra ou idylle Les Arts florissants appartient à un corpus d’œuvres datant des années 1680 écrites pour Marie de Lorraine, la Duchesse de Guise. Cousine de Louis XIV, ce pieux bas-bleu possédait un hôtel particulier dans le quartier du Marais, à Paris, qui faisait pâlir d’envie autant la capitale que la province. De jeunes chanteurs et instrumentistes, ainsi que des compositeurs tels Charpentier et Loulié, fournissaient régulièrement des musiques pour sa chapelle et son salon. Et la Duchesse, très probablement, les mettait à disposition ou les emmenait avec elle dans ses visites musicales chez ses illustres amis et parents.
Nous connaissons leur noms, mais également, grâce aux récents travaux effectués par mon amie Patricia Ranum sur les archives de l’époque, leurs âges et leurs parcours.
Le titre Les Arts florissants est révélateur : les Académies royales de peinture, architecture, poésie et musique, avaient été créées successivement par Louis XIV. Son rôle de protecteur des arts avait trouvé son glorieux accomplissement dans le Château de Versailles et ses jardins. Qu’elle eût souhaité plaire à Louis, son cousin, ou solliciter ses faveurs, Marie de Lorraine ne pouvait avoir choisi meilleur titre. L’intrigue ? Aussi simple que séduisante : le monde des arts, créé par Louis, est menacé par la discorde et la guerre ; le conflit est résolu par l’arrivée de la paix au royaume.
Mon confrère et ami Wiley Hitchcock, l’un des plus éminents spécialistes de Charpentier, est un peu injuste, me semble-t-il, lorsqu’il écrit que « les pastorales pour la Duchesse de Guise sont comme de brefs ballets de Cour, de divertissants spectacles chantés et dansés, dénués de toute intention dramatique particulière. » Après vingt ans de fréquentation de ces œuvres-là, je m’inscris en faux contre ce point de vue. Les Arts florissants, tout comme La Descente d’Orphée aux Enfers dont nous parlerons plus tard, est une œuvre résolument dramatique où la Discorde, protagoniste fort négligée et brutale, « sème la panique parmi les Arts », qui représentent le monde parfait et idéalisé de Louis. Nous avons donc affaire à une œuvre qui exige des chanteurs et instrumentistes beaucoup de métier. Ce n’est pas une musique pour dilettantes immatures et sans imagination ; s’il en était ainsi, ce « petit opéra » aurait sonné de façon cacophonique, et je ne peux pas imaginer une seconde que l’on négligeât la qualité « chez la Duchesse » qui, jusqu’à sa mort en 1688, a joui d’une réputation internationale de fin mélomane. Les accompagnements de flûte et de dessus de viole sont techniquement difficiles. Ce fut un véritable défi pour les jeunes et excellents professionnels, parmi lesquels Christophe Coin, qui devaient jouer pour moi ces instruments trois cents ans plus tard. Les rôles chantés de la Musique, de la Paix et plus encore de la Discorde requièrent des voix aguerries, à la technique solide, et un instinct dramatique très sûr. Quand on y ajoute la chorégraphie et les nombreux chœurs, on obtient « un opéra de poche » d’une redoutable virtuosité.
La Descente d’Orphée aux Enfers est à mon sens une œuvre de plus grande envergure que Les Arts Florissants ; c’est l’une des meilleures pièces dramatiques de la production de Charpentier. Elle fut écrite pour la Duchesse de Guise et pour le même groupe de jeunes musiciens que celui qui avait interprété Les Arts florissants. Une fois encore, l’œuvre débute comme une élégante pastorale. Airs et danses alternent avec les passages chorals. Mais soudain la tragédie frappe. Euridice [ndlr : orthographe d’usage au dix-septième siècle] est mortellement blessée et le commerce galant entre bergers et bergères fait place à l’horreur avec la même économie de moyens et la même concision que dans Les Arts florissants. Charpentier crée un monde musical aussi profondément émouvant que celui des tragédies de Lully. La plainte d’Orphée accompagnée par un trio de violes est simplement l’une des plus belles pages de Charpentier.
L’opéra se clôt par la sortie d’Euridice de l’enfer, sans que ne soit évoquée une part importante de l’histoire. Est-ce le signe que l’œuvre est inachevée ? Y aurait-il eu un troisième, voire un quatrième acte aujourd’hui perdu ? Peut-être. »