Sur la route de Biarritz à Saint-Jean-de-Luz, histoire du château d’Ilbarritz et de son bâtisseur, Albert de L’Espée, un doux cinglé d’opéra comme on les aime.
Grand-orgue du Sacré-Cœur de Montmartre, construit en 1898 par Aristide Cavaillé-Coll pour le baron de l’Espée © P. Marteau
De l’orgue à l’opéra bouffe
En 1890, Aristide Cavaillé-Coll, le célèbre facteur d’orgue, reçoit une commande originale : concevoir un instrument gigantesque autour duquel sera édifié une maison. L’auteur de cette demande surprenante s’appelle Albert de l’Espée, baron de titre, dont les excentricités commencent de faire quelque bruit dans le monde. Né en 1852 sous le signe de la fortune et de la puissance, il est un des héritiers de la famille Wendel, une des plus grandes dynasties lorraines de maîtres de forges. Enfant, lors d’un séjour chez son grand-père, au Château de Froville, il a découvert les ressources sonores inépuisables de l’orgue. Si en 1867, à l’occasion d’un premier séjour à Paris, il fait la connaissance de son compatriote messin, Ambroise Thomas, ses pas le portent davantage du côté de Sainte-Clotilde. Aux consoles de cette église du 7e arrondissement, édifiée peu d’années auparavant, officie alors le plus grand organiste de son temps, César Franck. D’après son biographe, Christophe Luraschi*, l’attrait qu’éprouve Albert de l’Espée pour l’orgue n’a rien de religieux ou de mystique. La puissance seule de l’instrument le fascine. Il aime aussi l’impression de pouvoir à l’aide d’un instrument unique, créer l’illusion de l’orchestre, élément prépondérant de la musique de Wagner à laquelle il succombera plus tard.
Tout en continuant d’entretenir cette passion grandissante, de brefs mais nombreux séjours parisiens engendrent une nouvelle addiction. L’opéra bouffe au lendemain de la guerre de 1870 continue de faire recette. Au nom d’Offenbach, s’ajoute désormais celui de Lecocq ou de Planquette dont Les Cloches de Corneville veulent balayer de leur tintement joyeux la défaite de Sedan. Albert de l’Espée fréquente alors assidument les théâtres lyriques à la mode où il applaudit Le Roi Carotte, La Fille de Madame Angot et La jolie Parfumeuse.
Misanthrope et mari
Son mariage avec Delphine de Bongars en 1883 ne parvient pas à le distraire de ce passe-temps, aussi essentiel à son train de vie que l’étude de l’orgue ou la pratique de la chasse dans son chalet de Séguret aux Adrets-de-l’Esterel. Déjà, ses tics et ses tocs intriguent ses contemporains. Maniaque de l’hygiène, Albert de l’Espée refuse, pour sa consommation personnelle, son linge ou l’entretien de sa maison, une autre eau que celle de La Théoule, acheminée par carriole dans des bonbonnes préalablement rincée à l’eau de mer bouillie. Quel que soit son lieu de villégiature, source et puits font l’objet d’un examen minutieux. Il engagera un chimiste assermenté à cet effet. Chaque installation dans une de ses nombreuses résidences obéit à un rituel d’une rigueur hygiénique sans concession. Tapis, coussins, rideaux sont préalablement secoués, étalés au soleil pendant une journée puis savonnés avant d’être de nouveau étendus à l’air libre. Les matelas sont nettoyés à l’alcool de menthe et un cube de camphre glissé entre les couvertures, entre multiples autres précautions sanitaires. Au quotidien, le Baron ne manipule qu’avec des gants les pièces et billets de banque, auparavant désinfectés. La préparation de ses repas obéit à des règles également strictes qu’il serait fastidieux d’énumérer ici tant elles comportent de consignes.
Cette phobie des microbes, motivée par une bronchite chronique qu’il a contractée enfant, ne contribue pas à resserrer les liens du mariage. La naissance en 1890 d’un fils, baptisé René, ne suffit pas à rapprocher les deux époux. En attendant le divorce prononcé seulement en 1916, leur vie se sépare. Misanthrope, Albert de l’Espée préfère à la compagnie des hommes celle de ses chiens qu’il entoure de multiples sollicitudes, jusqu’à installer dans ses chenils des couchettes climatisées et surélevées pour éviter aux animaux le contact du sol.
Biana Duhamel © DR
Coup de foudre aux Bouffes Parisiens
S’il délaisse à présent l’opéra bouffe pour les grands drames wagnériens mieux à même de flatter son goût de la démesure, le Baron s’offre par curiosité un soir de 1890 un billet pour la nouvelle opérette d’Edmond Audran, Miss Helyett. Dans le rôle-titre, une chanteuse de 20 ans, Biana Duhamel retient son attention plus que de raison.
Impossible de savoir à quoi ressemblait Albert de l’Espée qui a toujours formellement refusé d’être portraituré ou photographié. Mais à l’âge de 38 ans, les témoignages confirment que ses premiers atouts n’étaient pas physiques. Ses arguments pécuniers sont en revanche de ceux auxquels une jeune artiste ne peut résister en ce (demi-)monde où la comédienne doit aussi être courtisane si elle désire vivre confortablement. Contrairement à ce que ses originalités donnent à penser, le Baron est homme discret. Il ne veut pas sa liaison avec Biana Duhamel tapageuse mais préfère au contraire enfouir leurs amours dans un de ces manoirs mystérieux qu’il a édifiés à Belle-Ile, Thonon, Keroset, Séguret, Antibes, Montriond ou mieux, à proximité de Biarritz, sur la colline d’Ilbarritz d’où l’œil embrasse à la fois les contreforts des Pyrénées, la forêt des Landes, la côte Cantabrique et, à l’infini, les flots tumultueux de l’océan. C’est ici, à l’abri de tous les regards, dans ce décor à l’échelle inhumaine, qu’il conçoit son projet le plus déraisonnable.
Et soudain surgit face au vent…
Quiconque aperçoit aujourd’hui à la sortie de Biarritz sur la route de Saint-Jean-de-Luz le Château d’Ilbarritz ne peut manquer d’être fasciné par l’aspect sinistre et étrange de l’édifice, non pas folie de bord de mer enchevêtrée à de capricieuses tourelles mais bloc de pierre flanqué d’une tour massive, juché au sommet de la colline comme un pied-de-nez aux éléments. Il a fallu convaincre trente propriétaires de vendre soixante-quinze parcelles de terrain, raconte Christophe Luraschi*, et racheter ou échanger avec la municipalité de Bidart des chemins communaux pour constituer un domaine d’une soixantaine d’hectares, payé en 1894 350.000 francs or (plus d’un million d’euros). Il a fallu à l’architecte, Gustave Huguenin, dessiner plus de mille deux cents plans. Il a fallu ouvrir une nouvelle carrière à Bidache dans l’arrière-pays, assécher un étang, détourner le cours des ruisseaux, canaliser les sources, amener de la terre fertile par charrettes entières, promettre aux ouvriers les plus méritants de doubler leur salaire pour que surgisse en un temps record face aux vents de l’Atlantique cette bâtisse fantastique. Coût de la bagatelle : environ cinq millions de francs or (le lecteur pourra, par une habile règle de trois, convertir la somme en euros s’il ne craint pas d’aligner les zéros).
Ces travaux pharaoniques ne sont pas destinés à la maîtresse du Baron mais à l’orgue tant convoité dont le volume doit occuper deux des cinq étages de l’édifice envisagé comme son gigantesque écrin. L’escalier en chêne de Hongrie sculpté assure une acoustique parfaite. Les deux-tiers de la demeure et les souffleries sont alimentées par une usine électrique privée. Biana Duhamel, de son côté, est dotée de sa propre maison, la Villa des Sables, bâtie par souci de discrétion à l’orée du domaine. Un drapeau hissé sur la plus haute terrasse du belvédère sert de signal aux deux amants. Les chiens disposent aussi de leur pavillon. Les cuisines sont placées en bord de plage et reliées au château par un souterrain de 150 mètres afin que leur odeur n’incommode pas le maître des lieux (elles accueillent aujourd’hui le Blue Cargo, restaurant-club modeux de la Côte Basque). La propriété est sillonnée de chemins couverts pour pouvoir être parcourue dans tous les sens et jouir de tous les points de vue à l’abri du soleil comme de la pluie. Au total, quinze bâtiments, équipés du téléphone, et trente-cinq refuges s’ajoutent au bâtiment principal. Au sein de cette monture de pierre est enfin serti en 1897 le Cavaillé-Coll colossal commandé sept années auparavant.
Le Château d’Ilbarritz au début du 20e siècle © DR
Jouer Wagner devant la mer
Il faudrait plusieurs pages – voire un livre entier* – pour parcourir la liste des innombrables fantaisies d’Albert de l’Espée. Avec l’installation de l’orgue dans la demeure conçue à son intention, l’amoureux fou des opéras de Wagner peut donner libre cours au plus acharné de ses caprices. De nuit comme de jour, selon l’humeur du moment, face à l’océan déchainé, les 70 jeux, 74 registres mis en œuvre par 4 claviers manuels et un pédalier de plusieurs dizaines de notes répandent dans la lande environnante des pages entières de Tannhäuser, de Parsifal ou – évidemment – du Vaisseau fantôme. Souvent répétée, la scène de chasse du Crépuscule des dieux donne lieu à une mise en scène savamment orchestrée où les aboiements des chiens, sur ordre des domestiques, accompagnent au loin la mort de Siegfried jouée par le Baron en extase.
Il s’agit du premier orgue jamais réalisé pour un particulier et du quatrième en France par son importance. Les soufflets sont chargés par trois ventilateurs actionnés par des dynamos. Des accumulateurs sont alimentés par une usine à une centaine de mètres de la maison. Un système de ventilation souffle de l’air frais ou chaud, selon la saison. La console est orientée à l’ouest face à la mer de manière à permettre, en jouant, d’admirer le panorama à perte de vue.
La séparation avec Biana Duhamel en 1898 aura raison de cette foucade. Le domaine est mis en vente sans trouver d’acquéreur. L’orgue s’avère un handicap à l’achat. Albert de l’Espée revient une dernière fois en 1902 actionner les soufflets wagnériens de l’imposante machinerie avant de la céder au successeur de Cavaillé-Coll, Charles Mutin. L’instrument est enlevé pièce par pièce et remonté dans les ateliers de l’Avenue du Maine à Paris.
L’aventure pourrait s’arrêter là si le Baron, encore amoureux, d’une blonde Autrichienne cette fois, ne se ravisait et décidait en 1907 d’investir de nouveau son domaine d’Ilbarritz en le dotant d’un nouvel orgue. Cet instrument, commandé à Mutin, d’une dimension et qualité légèrement inférieures au précédent (63 jeux réels sur trois claviers de 68 notes et pédalier de 35 notes) offre encore plus de combinaisons sonores dont un mécanisme destiné à reproduire le son du cor bouché de Siegfried. Dans l’usine s’affairent les électriciens, selon le bon vouloir du seigneur de ces lieux. Que nul ne dorme ! Albert de l’Espée satisfait durant ses nuits d’insomnie ses fantasmes wagnériens les plus insensés. Ultime sursaut de vie, avant qu’une nouvelle rupture sentimentale ne condamne à jamais Ilbarritz au silence.
Rocambolesque jusqu’à la dernière note
L’art lyrique toutefois n’a pas dit son dernier mot. La Villa des Sables avait trouvé en 1898 un acquéreur en la personne de Pedro Gailhard, directeur de l’Opéra de Paris, qui la vend en 1904 au directeur de l’Opéra Comique, Pierre-Barthélemy Gheusi. Ce dernier devient également propriétaire du Château d’Ilbarritz en 1911 après avoir assuré au Baron de conserver le domaine en l’état.
Après être passé en 1920 entre les mains du Docteur Bastide, un Biarrot amateur de musique, l’orgue de Mutin – le deuxième – est démantelé pour être finalement installé d’une part à l’église San-Salvador d’Uzurbil, d’autre part au Monastère Sainte-Scholastique d’Urt, près de Bayonne. Quant au Cavaillé-Coll, il trône depuis 1913 sur une autre colline, également sacrée, celle de Montmartre dans la Basilique du Sacré-Cœur.
Biana Duhamel a tenté plusieurs fois de revenir au théâtre. Sa dernière tournée en 1903 est un désastre. Elle tombe malade, perd sa voix et meurt dans le plus grand dénuement en 1910. Elle repose à Paris au Père Lachaise.
Après son divorce en 1916, Delphine a épousé son amant de longue date, François Caze de Caumont. La mort accidentelle en 1924 de son fils, René, précipite sa propre fin, en 1926. Le jeune homme, âgé seulement de 33 ans, s’était marié quelques années auparavant avec une jeune roturière Yvonne Fournier. Il meurt sans héritier.
Albert de L’Espée est décédé huit ans plus tôt, le 4 janvier 1918, à l’âge de 65 ans, dans un anonymat qui ne lui aurait pas déplu. Inhumée provisoirement à Antibes, sa dépouille est transportée en 1920 dans le caveau familial des Wendel à Hayange où il repose toujours, loin de son domaine d’Ilbarritz, partiellement démantelé par les promoteurs, mais dont la silhouette inquiétante du château, prochainement hôtel spa, défie encore l’océan en un hymne bilieux à Wagner et la folie des hommes.
* Christophe Luraschi, Albert de l’Espée. Editions Atlantica, Biarritz, 1998