Malgré quelques signes encourageants, le compositeur Alfred Bruneau (1857-1934) tarde à connaître la résurrection qu’il mérite pourtant amplement. De la vingtaine d’opéras qu’on lui doit, quelques-uns ont été redonnés au cours de la décennie écoulée. Peut-on espérer en voir et en entendre davantage dans les années à venir ?
En 2003, France Musique a rempli son rôle en programmant en concert Le Rêve d’Alfred Bruneau, avec une assez belle distribution francophone – Yann Beuron, Norah Amsellem, François Le Roux, Nicolas Cavallier –, mais hélas, l’enregistrement n’en a jamais été commercialisé (Claude Schnitzler dirigeait le Chœur et l’Orchestre national de Radio-France). Messidor a été remonté en 2005 au théâtre d’Erfurt, en Allemagne, et plus récemment, en 2009, la petite ville du Carla-Bayle, en Ariège, en a donné une adaptation intitulée L’Or de l’Ariège. L’Attaque du moulin a connu une première résurrection en Allemagne, à Giessen, en 2001, puis l’opéra de Metz a eu l’audace d’afficher en 2010 et une version de concert en a été donnée en juin 2011 à l’opéra de Berne. Et surtout, grâce au label Malibran, on dispose d’enregistrements de ces deux opéras, parmi les plus grands succès de Bruneau. Faudra-t-il attendre 2034 et le centenaire de sa mort pour pouvoir entendre ses œuvres ?
Malgré un premier essai en 1887 (Kérim, conte oriental, Théâtre du Château d’eau), la carrière lyrique d’Alfred Bruneau démarre véritablement à partir du moment où il rencontre Emile Zola, en 1888. Auparavant, le compositeur avait noué une collaboration avec Catulle Mendès, qui débouche notamment sur le poème symphonique chanté Penthésilée, 1884). Avec Zola, les choses iront beaucoup plus loin, puisque les deux hommes vont créer ce qu’on pourrait appeler l’opéra naturaliste, avec toute une série d’œuvres tantôt inspirées d’écrits de Zola, tantôt sur des livrets spécialement conçus par l’auteur de Germinal.
Pour Le Rêve (Opéra-Comique, 18 juin 1891) Bruneau fait le choix d’un des romans les moins caractéristiques de toute la saga des Rougon-Macquart. Par la personnalité rêveuse de son héroïne, brodeuse de son état, cet opéra échappe au caractère « populaire » ou « rural » qui caractérisera les futures collaboration du compositeur et du romancier. Quant à la musique, beaucoup y voient une sorte de préfiguration de Pelléas, tant Bruneau y recourt à une déclamation souple, proche du parlé.
Pour sa deuxième adaptation d’après Zola, L’Attaque du moulin (Opéra-Comique, 23 novembre 1893, livret de Louis Gallet, comme pour Le Rêve), Bruneau semble adopter une forme plus conventionnelle, avec des morceaux plus faciles à isoler. L’air de Dominique au deuxième acte, « Le jour tombe… Adieu, forêt profonde », fut enregistré par les plus grands ténors français, le dernier en date n’étant autre que Roberto Alagna, en 2001. Le succès de l’œuvre tint sans doute à sa résonnance patriotique, puis que l’intrigue se déroulait en Lorraine en juillet-août 1870.
Première œuvre lyrique de Bruneau créée à l’Opéra de Paris (le 19 février 1897), Messidor bénéficie d’un livret original de Zola, texte entièrement en prose, ce qui rompt avec les pratiques alors en vigueur. L’action se passe « de nos jours » à Bethmale, en Ariège, et l’opéra se présente comme une allégorie anticapitaliste où une usine qui détourne l’eau des montagnes pour en récolter l’or est détruite, ce qui permet aux blés de repousser dans les champs ! Mais au naturalisme s’ajoute la dimension mythique, qui justifie l’indispensable ballet, « La Légende de l’Or », extraordinaire moment de musique et de grand spectacle, qui dure près d’une demi-heure au début du 3e acte. A la fin de l’œuvre, le message révolutionnaire s’accompagnait d’une religiosité fervente, les dernières paroles du chœur « C’est la fête du travail ! » étant suivie d’une bénédiction des blés en latin !!! Ce mélange de surnaturel et de réalisme fut très mal accepté, malgré la présence d’immenses chanteurs : Blanche Deschamps-Jéhin (créatrice de Margared du Roi d’Ys, d’Hérodiade et de Madame de la Haltière pour Massenet, de la Mère dans Louise), Francisque Delmas (premier Athanaël de Thaïs) et Albert Alvarez, spécialiste des rôles de ténor wagnérien.
Messidor : la destruction de l’usine de lavage de l’or
Bruneau put encore mettre en musique deux livrets écrits pour lui par Zola. L’Ouragan (Opéra-Comique, 1901) est un drame passionnel situé sur l’île de Goël, où la mer joue évidemment un rôle central. Dans ce Vaisseau Fantôme revu et corrigé par Zola, le héros est condamné à l’errance sur les océans. L’Enfant-roi (Opéra-Comique, 1905) se déroule dans une boulangerie parisienne, où une femme est partagée entre l’amour qu’elle éprouve pour son mari et celui que lui inspire le fils qu’elle a eu d’un premier lit. Quand le romancier mourut en 1902, Alfred Bruneau envisagea un moment de renoncer à la composition, mais le veuve Zola lui offrit le texte de Lazare, écrit par son mari en 1893. Bruneau le mit en musique comme un hommage à son ami défunt. Mme Zola aurait voulu qu’elle soit donnée au Théâtre antique d’Orange, et à défaut d’obtenir cet honneur, l’œuvre dut attendre pour être créée le centenaire de la naissance du compositeur, en 1957.
L’Enfant-roi
Bruneau trouva d’autres manières de poursuivre la collaboration avec Zola. En 1907, il composa une musique de scène pour les représentations à l’Odéon de La Faute de l’abbé Mouret (roman dont il n’avait pu tirer un opéra parce que Massenet avait mis une option sur les droits) ; la même année fut créé à Monte-Carlo Naïs Micoulin, sur un livret d’Alfred Bruneau d’après une nouvelle de Zola. C’est également le compositeur qui adapta « Les Quatre Journées de Jean Gourdon », autre nouvelle de Zola, pour en tirer l’opéra Les Quatre Journées (Opéra-Comique, 1916). Viendront après la guerre trois autres œuvres lyriques, désormais sans lien aucun avec Zola : Le Roi Candaule (Opéra-Comique, 1920), Le Jardin du Paradis d’après Andersen (Opéra, 1923) et, d’après Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue (Opéra-Comique, 1928), et Virginie, inspiré par la vie de la comédienne Virginie Déjazet (Opéra, 1931).
Comblé d’honneurs et de distinctions officiels, Bruneau mourut le 15 juin 1934. Après la guerre, son souvenir fut vaillamment entretenu par la Radio-Diffusion française, qui confia plusieurs intégrales à son Orchestre Radio Lyrique. Ce sont précisément ces concerts que le label Malibran nous permet aujourd’hui d’écouter ; grâce à ces disques, nous pouvons entendre la musique vocale scénique d’Alfred Bruneau chantée par des interprètes francophones, à la diction exemplaire.
Le 29 septembre 1948, Albert Wolff dirigeait Messidor, mais cette intégrale est hélas défigurée par de nombreuses coupures : manque ainsi une centaine de pages par rapport à la partition piano-chant qui en compte 300 ! La plus injustifiable de ces amputations concerne le fameux ballet, morceau symphonique d’une audace sans rapport avec le tout-venant des ballets d’opéra du XIXe siècle français (pour l’entendre, on se reportera au disque Naxos mentionné plus haut). Cette « symphonie chorégraphique » n’a alors d’égal que la Bacchanale de Tannhäuser et annonce les grands ballets russes et français du début du siècle suivant. Outre les coupures, la distribution n’est pas satisfaisante sur tous les points : Charles Cambon est un superbe Mathias, il excelle dans le rôle du baryton « méchant », le gentil étant Lucien Lovano, un grand habitué des concerts de la RDF. On sait peu de choses d’Yvonne Corke, dont la carrière semble concentrée sur deux ou trois années de l’immédiat après-guerre : elle est la mère d’Antonia dans l’intégrale des Contes d’Hoffmann gravée en 1946, elle fait ses débuts à l’Opéra de Paris en décembre de cette année, en Marina dans Boris Godounov, puis elle sera choisie par Thomas Beecham pour être Anna dans Les Troyens, enregistré en 1947. Sa voix de mezzo solide et très dramatique est l’un des points forts de ce Messidor. Jane Rolland est un soprano flûté qui sonne aujourd’hui un peu démodé, mais le vrai point noir est Louis Rialland : au lieu du Heldentenor qu’exige le rôle de Guillaume, on entend un ténor léger (il créa à Paris le rôle de l’Aumônier dans Dialogues des carmélites).
On retrouve l’excellent Charles Cambon dans L’Attaque du moulin dirigée en 1952 par Eugène Bigot, dans une version tout aussi largement amputée que Messidor (les coupures commencent par la suppression pure et simple de la première scène du premier acte est coupée !). Et le rôle du père Merlier, moins dramatique en soi que celui de Mathias dans Messidor, a été considérablement raccourci. Hélène Bouvier, la Dalila de José Luccioni dans la célèbre intégrale de Samson enregistrée en 1946, a une belle pâte vocale, mais la diction paraît étonnamment molle, peut-être du fait d’une prise de son particulièrement défaillante. Dans le rôle du jeune premier, le ténor Fernand Faniard ne sonne guère juvénile, et pour cause : il avait alors 58 ans. Il se réfugie parfois dans le fausset, et sa voix craque à plus d’une reprise. Acceptable dans Messidor, Jane Rolland sonne ici franchement niaise. Lucien Lovano est un peu trop clair de timbre en capitaine ennemi, rôle pour lequel Bruneau exige explicitement une basse chantante. Heureusement, parmi les divers bonus qu’inclut le coffret Malibran, Georges Thill montre comment il faut chanter le rôle de Dominique, et l’on peut entendre Marie Delna, créatrice du rôle de Marcelline.
En 1957, l’année du centenaire Bruneau, Eugène Bigot dirigeait de larges extraits de L’Ouragan, avec une distribution réunissant rien moins que Berthe Monmart et Camille Maurane. On espère que Malibran rééditera un jour ces bandes (ce n’est pas précisé par la plaquette d’accompagnement, mais l’ouverture de L’Ouragan occupe les plages 7 à 10 du deuxième disque du coffret Messidor), et peut-être, Radio-France ne semblant pas décidé à publier l’enregistrement du concert de 2003, Le Rêve dirigé par Eugène Bigot en 1964.
On trouve encore assez facilement le CD réunissant Lazare et le Requiem composé par Bruneau en 1884-88 (Françoise Pollet, Sylvie Sullé, Laurent Naouri, dirigés par Jacques Mercier), et il existe chez Naxos un excellent CD d’extraits orchestraux de Messidor, Naïs Micoulin et L’Attaque du Moulin (James Lockhart dirigeant l’orchestre philharmonique de Rhénanie-Palatinat). On peut apparemment se procurer le DVD du Messidor donné dans l’Ariège en 2009, l’extrait visible sur YouTube donnant plutôt une bonne impression de ce spectacle. Le Messidor donné à Erfurt peut être téléchargé sur Internet (mais si l’orchestre sonne fort bien, c’est aux dépens des chanteurs qu’on a souvent peine à entendre). Pour la plupart des opéras de Bruneau, l’on attend encore que voient le jour de bons enregistrements modernes de concert ou de studio. Peut-être le Palazzetto Bru Zane pourrait-il y songer : après nous avoir rendu Le Mage, de Massenet (le concert stéphanois a été capté par Radio-France), la fondation vénitienne pourrait peut-être s’intéresser à son contemporain Alfred Bruneau ?
BIBLIOGRAPHIE
Jean-Christophe Branger, Alfred Bruneau, Champion, 2003.
Sylvie Douche et Jean-Christophe Branger, éd., Alfred Bruneau et Gustave Charpentier : une amitié indestructible et tendre : correspondances inédites, Paris : Université de Paris-Sorbonne,2004
Le Naturalisme sur la scène lyrique , actes du colloque de L’Esplanade-Opéra Théâtre de Saint-Étienne, 7-8 novembre 2003, Jean-Christophe Branger et Alban Ramaut éd., Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004.