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André Tubeuf tel qu’ils l’ont connu

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Nécrologie
2 août 2021
André Tubeuf tel qu’ils l’ont connu

Infos sur l’œuvre

Détails

André Tubeuf nous a quittés dans la nuit du 25 juillet, à l’âge de 90 ans. En attendant de plus officiels hommages, Forum Opéra a souhaité sans attendre faire entendre la voix de quelques-uns de ceux qui le connurent pour éclairer cette personnalité et ce legs incomparables.


Gaëlle Arquez, artiste lyrique

Nous nous sommes rencontrés lors d’une interview en 2015 sur France Musique à l’occasion de La Belle Hélène que j’allais interpréter au Châtelet. André y a présenté une petite chronique retraçant mes études, mon parcours et surtout ma typologie de voix. J’ai été très flattée par ses propos et surtout une fois l’interview finie, André, avec son sourire espiègle, avait piqué ma curiosité en me parlant de sa collection d’enregistrements de chanteuses d’opéra du début du XXe siècle et d’œuvres vocales dont les enregistrements étaient quasiment introuvables aujourd’hui. C’est ainsi qu’a commencé une série de longs après-midis à écouter ensemble pendant des heures des trésors cachés qu’il aimait tant partager.

Pendant mes études en musicologie, j’avais découvert notamment son Dictionnaire amoureux de la Musique, son ouvrage sur le Lied allemand, poètes et paysages, sur Mozart, chemin et chants et sur Les Ballets Russes que j’ai adoré étudier. André était une encyclopédie vivante et un amoureux de la transmission. Partager ses connaissances, ses découvertes le mettaient dans une joie qui était communicative ! Tel un enfant qui vous dévoilait de sa cachette ses plus beaux trésors, il déployait une énergie incroyable à refaire revivre des enregistrements disparus aujourd’hui. En tant que jeune chanteuse, j’ai eu cette chance incroyable de le côtoyer et qu’il ouvre mon « champs des possibles ». Nous parlions des heures de la tradition du chant français, notamment de Régine Crespin à qui il vouait une grande admiration mais aussi de mon registre de voix, du répertoire que je pourrai aborder etc.

André a toujours entendu dans ma voix un timbre que je commençais à peine à apprivoiser car je venais de changer de tessiture (passant d’un soprano à un mezzo), je découvrais un nouveau répertoire notamment celui de soprano Falcon, nous écoutions des quantités d’enregistrements de chanteuses françaises, des enregistrements parfois pirates des divas d’entre-deux guerres dont André pointait certaines similitudes. Ce n’était pas simple dans un premier temps car je n’étais pas habituée à écouter certains timbres de l’époque et la qualité de certains enregistrements manquaient parfois de netteté mais j’ai appris à écouter différemment. Tout comme un plat spécial ou un très vieux vin qui déroute les papilles au premier abord, nous analysions les versions de certaines chanteuses, qui, au départ pouvaient me sembler abruptes, nous comparions une même chanteuse dans le temps, j’apprenais à sentir les stratégies de chacune à aborder les difficultés vocales de certains répertoires malgré les limites de leurs instruments.

Lorsque le projet de faire un enregistrement chez Deutsche Grammophon est arrivé, c’est naturellement vers André que je me suis tournée. Nous avions déjà passé tout un été à écouter de l’opéra français et des chanteuses françaises. J’étais imprégnée de cette musique et comme premier album solo, il m’était important de m’inscrire dans une sorte de tradition du chant français. André m’a accompagnée dans chaque étape de préparation de l’enregistrement, dans le choix des extraits choisis bien sûr mais également dans leurs interprétations. Je lui en serais éternellement reconnaissante. C’est une perte immense pour le monde musical, avec lui s’en vont une tradition, une connaissance impressionnante et d’une mémoire à faire pâlir les meilleurs étudiants des grandes écoles, il fut l’un des derniers à pouvoir rapporter des anecdotes de ces chanteuses, ces légendes, ces divas qu’il a pu rencontrer tout au long de sa vie.

Si je devais retenir un enseignement d’André ce serait le partage que ce soit sur scène ou dans la vie. Partager ce qui nous émeut, ce qui nous bouleverse. Et creuser, encore et toujours, approfondir nos connaissances et rester curieux comme un enfant ! André était un homme passionné et généreux. Je garderai en mémoire ces précieux moments qu’il m’a accordés et tâcherai un jour de transmettre et partager ce qu’il m’a appris. Passer le flambeau de cette « ardente flamme » serait le plus bel hommage que je puisse lui faire. Merci pour tout André…


Roselyne Bachelot, ministre de la Culture

Un déjeuner avec André

Un appartement rue Milton, un brin poussiéreux, suranné certes avec ses canapés défraichis, mais rempli de livres et de disques, les murs couverts de gravures et de photos où l’on reconnaissait les grands de l’art lyrique, ceux et celles qui, au-delà de la mort, restaient les amis du maitre de maison. Dans ce refuge qu’il appelait sa Miltonière, André Tubeuf avait dressé la table pour le rituel déjeuner du dimanche midi. Les invités étaient souvent les mêmes, j’apportais le rôti, Julien les bouteilles, Catherine les desserts. André, quant à lui, ne se chargeait que de la préparation de son triomphe, les tomates au sucre, une vieille recette de Smyrne où il était né et que sa mère lui avait transmise. Je les ai cuisinées pour vous disait-il de sa voix douce et malicieuse. Nous n’étions pas venus toutefois pour festoyer mais pour savourer les délices d’échanges passionnés et passionnants. Les anecdotes toujours nouvelles de son amitié indéfectible pour Hans Hotter, sa vénération sans faille pour Koloman von Pataky, une exégèse brillante de Platon dont la théorie des Formes nourrissait intensément sa compréhension de la musique. Sa voix douce pouvait manquer d’indulgence pour épingler les cuistres et les rustres sans insistance avant que nous ne feuilletions un recueil de poésies de Novalis avec les annotations autographes de Richard Strauss… Un pur moment de bonheur tant il est des lieux où souffle l’esprit et celui d’André Tubeuf était étincelant…

Je l’aimais.


Stéphane Barsacq, écrivain (dernier ouvrage paru : Météores, éditions de Corlevour) , éditeur ayant notamment édité L’Offrande Musicale (Bouquins)

Comment parler d’un homme qui se voulut porté par le chant ? André Tubeuf qui avait publié sur le tard de sa vie un livre sur Platon se souvenait-il de ce que raconte le philosophe grec ? A savoir que l’humanité prend son origine dans la musique, et que les sauterelles sont les ancêtres des humains. Philosophe, André Tubeuf l’était : il aimait la sagesse d’amour ; il l’a d’ailleurs enseignée à des générations d’étudiants. Il était grec par goût de la Méditerranée, lui qui avait grandi en Turquie, puis au Liban, cependant qu’il méditait avec Leibniz, le philosophe de l’entièreté, le parfait contemporain de Bach, celui qui enseignait la perfection à la cime de l’être. Souvent, il se plaignait de n’être qu’un orateur, comme si l’art de la parole, à ce degré d’excellence, n’était pas plus fondée à saisir la vérité que les écrits de tel ou tel publiciste. J’aimais qu’il se souvienne d’André Gide, croisé au Théâtre Marigny en 1946, de François Mauriac, qui lui avait demandé, en dédicace du Fleuve de Feu, de ne pas s’y jeter, ce qui le plongeait encore dans le fou rire, ou de Paul Claudel lui intimant l’ordre, lors d’une vente de charité de l’appeler « Monsieur l’Ambassadeur ».

De fait, André Tubeuf venait de loin. Il avait été formé à l’école d’Alain, dont il a accompagné le cercueil en 1951. A l’Ecole normale, ses amis avaient eu pour nom Michel Foucault (toujours à l’infirmerie), Jacques Derrida (coéquipier de football) ou Jacques Le Goff (peu sportif), sans oublier celui qui fut sa grande rencontre, Gérard Granel, l’inventeur de la traduction du mot « déconstruction », qui deviendrait un proche de Martin Heidegger, – à son plus grand dam. Pour lui, la philosophie, pour reprendre la distinction de Cioran, était un Schicksal (un destin), pas un Beruf (un métier). Il aimait flâner et méditer – tout l’intéressait, depuis Marlène Dietrich ou Gloria Swanson, jusqu’aux plus jeunes dont il suivait les premiers pas avec affection et admiration, tel un Lucas Debargue. Par-dessus tout, André Tubeuf continuait la tradition initiée par Socrate : il aimait accoucher autrui. Il voulait voir son âme prendre naissance avec son intelligence puisée aux sources de la sensation.

Avec les années, André Tubeuf avait réussi à s’imposer comme le successeur des meilleurs écrivains mélomanes : André Suarès, dont il collectionnait les éditions rares, Romain Rolland et Vladimir Jankélévitch. Ce dernier ne lui avait-il pas fait passer son oral à l’agrégation en compagnie de Maurice Merleau-Ponty ? Il lui gardait de la reconnaissance, considérant, jusqu’à la fin, être un débutant. Où pouvait se lire une profonde humilité, même si d’aucuns ont pu le trouver orgueilleux, ce qu’il n’était pas. Il ne se jugeait pas digne de dire le Bien ou le Mal ; l’intéressait surtout le fait d’entendre, au double sens que la langue française réserve à ce mot : écouter et comprendre. Or quelle meilleure école de l’entente que celle de la grande musique ? André Tubeuf racontait volontiers ses premiers dans cet univers où il pouvait croiser au concert Kathleen Ferrier, Alfred Deller, mais aussi certains des grands interprètes passés à la légende comme Claudio Arrau, Rudolf Serkin ou Arthur Rubinstein dont il avait recomposé un des volumes des Mémoires. D’ailleurs, qui sait qu’il avait poussé l’aventure jusqu’à chanter dans le disque de La Belle Hélène avec Jessye Norman ?

Avec les années, André Tubeuf a tout appris par cœur. Il disait qu’il avait pu écrire son livre sur Bach parce qu’il connaissait, de mémoire, l’intégralité de son œuvre et qu’il pouvait se la repasser mentalement autant qu’il le souhaitait. Sa mémoire avait été un sujet d’émerveillement dès ses jeunes années : je me souviens de François Fédier, mort également cette année, raconter que lors du concours d’entrée à l’Ecole Normale supérieure, André Tubeuf, après avoir lu l’intitulé, avait demandé à dormir, puis au bout d’une heure avait commencé à rédiger et était sorti deux heures avant les autres : c’est simplement qu’il n’avait pas eu à chercher ses mots ; il avait su les faire venir à l’appel de la nécessité ! A 90 ans, il était passé par toutes les œuvres, et toutes les interprétations. Il avait pu connaître les créatrices des rôles de Richard Strauss, comme connaître tous les musiciens en concert, puis, parfois, chez lui ou chez des amis, comme parmi les plus jeunes, qu’il a su soutenir sans rechigner, Cecilia Bartoli, Renaud Capuçon ou Hélène Grimaud. C’est qu’il aimait le panache !

André Tubeuf laisse trois monuments littéraires pour qui veut approcher la musique et en saisir le mystère ondoyant : son livre sur le lied, L’offrande musicale, qui reprend le meilleur de ses portraits, son Dictionnaire amoureux de la musique – à quoi s’adjoindront plus tard, en un volume, ses livres sur Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, Brahms, Verdi et Strauss, preuves de sa constance, de cette volonté de reprendre à la source l’histoire occidentale de l’harmonie, de la mélodie et du rythme de l’âme. D’aucuns ont pu lui reprocher d’écrire en poète, comme si ce n’était pas ce qui fait tout son intérêt. André Tubeuf ne cherchait qu’à faire un avec le noyau de l’émotion, à la restituer, à mettre, comme me l’avait dit Elisabeth Schwarzkopf, des mots sur des notes, soit ce qu’il y a de plus difficile. Il y est arrivé par un exercice de la sympathie, où le cœur doit répondre du cœur, avec générosité.

Générosité, au-je dit. Ce qui appelle le souvenir des pages de Descartes sur « l’homme généreux ». Ce qui appelle aussi bien le souvenir du Grand Siècle. Donc le souvenir de son aïeul, Jacques Tubeuf, contrôleur général des Finances, qui louait l’hôtel Tubeuf, à deux pas de la Bibliothèque nationale, au Cardinal Mazarin et où vécut Hortense Mancini. De là sans doute, dès sa jeunesse, le tropisme d’André Tubeuf pour Pascal et ses Pensées, tout ce monde baroque de la foi, de la nuit, de l’espérance, du feu et de la grâce, qu’il a retrouvé, au sortir de la guerre, lorsqu’il a lu et s’est inspiré de Simone Weil. André Tubeuf passait alors des journées à Saint Etienne du Mont, où il vécut, plus tard, une illumination, à mes côtés, lors du mariage d’un de nos amis chers : tout à coup, un livre lui était né ! C’était son roman sur Dinu Lipatti. Sur ce face-à-face avec la mort jusque dans la Joie.

Je pourrais égrener les souvenirs : son passé de para’ dans l’armée, sa rencontre avec François Mitterrand, quand celui-ci courtisait Alice Sapritch, sa passion pour l’art de Sylvia Montfort, au même titre que pour Germaine Lubin, ses travaux au Ministère de la Culture, puisqu’il y écrivit, entre autres, les hommages à Paul Morand et Saint John Perse que signa Valery Giscard d’Estaing, sa passion pour Salzburg et pour Strasbourg, ce dernier point ayant pour effet de l’apparenter à Goethe, dont il avait acquis la sérénité détachée. Pour lui comme pour le poète allemand, l’important était d’oser être heureux.

Aujourd’hui qu’André Tubeuf n’est plus, l’œuvre reste à lire dans tous les sens et sur tous les supports : elle dira la passion d’un homme pour ce qui porte chacun au-dessus de lui-même, dans un séjour pur de la pesanteur, mais empreint de gravité. Certes, il n’est plus et ce n’est ni le silence ni un Alléluia non plus. C’est une vieille chanson populaire qui dit le passage du vent, comme en chantait Kathleen Ferrier, à moins que ce soit la voix de son ami Hans Hotter qui vient lui dire (et nous dire), avec Schubert, que le voyage a touché à son terme, et qu’il peut bien recommencer à l’envers, et comme à l’infini.


Christophe Capacci, conseiller artistique, critique musical (Lisa Della Casa : Evocation, Avant-Scène Opéra)

« Tenir encore. » Combien de fois, ces dernières années, a-t-il répété ces mots ! Le corps lâchait irrémédiablement, l’esprit, lui, résistait avec férocité. C’est qu’il avait tellement à faire, tant de travail restait inachevé ou à peine ébauché, et cela seul importait. Il faisait marcher sa mémoire et il se fabriquait un peu d’avenir. Malgré l’âge plus que respectable et le chaos lointain du monde, il y avait d’autres livres à dicter. Des causeries et des formules parfois magiques à enregistrer. Des amis à voir souvent, ou avec lesquels finalement renouer. De très jeunes musiciens à inviter à la maison et à coopter, hors de toute mondanité, ce pygmalion ayant la conception la plus généreuse et universelle qui se puisse imaginer de l’entre-soi. Un coffret Rudolf Serkin ou Claudio Arrau à posséder enfin et peut-être à écouter, ne serait-ce que pour confirmer ce qu’on a toujours entendu en soi. Des films d’Olivia de Havilland et de Renée Faure, bons ou mauvais, à dénicher toutes affaires cessantes parce qu’invisibles depuis les jeunes années de Beyrouth, ce qui les rendait très désirables.

« Ah pardon ! », l’entend-on encore s’exclamer, soulevé d’enthousiasme par la puissance et le timbre de Serkin – un Empereur dirigé par Monteux et de son détestable. Autre exclamation fameuse, « Ach, Damen ! », dialecte strasbourgeois ou salzbourgeois, convoquait les chanteuses d’hier et d’aujourd’hui qui lui avaient tant donné, et puis aussi tant pris. Schwarzkopf, bien sûr, a été la grande affaire de sa vie, jusqu’au dernier souffle. Mais la Liù d’Eidé Norena, et celle de Lotte Schöne, l’Agathe de Delia Reinhardt (et ses huiles sur toile anthroposophiques trimballées de Suisse en voiture), l’Iphigénie retrouvée de Ninon Vallin, tous ces miracles, il fallait bien les révéler à une nouvelle génération pour qu’elle brille elle-même à Bastille ou dans quelque Festspielhaus. Et puis, exclamation suprême, cet homérique « merde » lancé à un certain nombre d’écrivains, de musiciens, d’institutions et de mentalités qui prolifèrent.

La nuit, saint Augustin, Bossuet et Dostoïevski le visitaient pendant ses insomnies. Bach, Passions, Actus tragicus et Offrande musicale de Scherchen, Goldberg de Wilhelm Kempff résonnaient en lui, il suffisait qu’il se les remémore dans le silence et l’obscurité. Avant les dialyses, il aimait marcher sur les sentiers venteux de Belle-Ile-en-Mer, jusqu’à en vaciller. Plus au nord, il scrutait l’horizon gris-bleu de la Normandie (« ma Normandie, mon nom le dit assez ») en évoquant, et pourquoi pas à ce moment précis, la rigueur académique de Merleau-Ponty du temps de la rue d’Ulm. Mais qu’ils sont loin, ces restaurants de Montparnasse où l’on conviait Sena Jurinac, de passage incognito, et Marie Bertin, fille de Pierre et de Marcelle Meyer, devant une assiette de frites pour dessert ! Et ces trains de nuit hebdomadaires qui le ramenaient vers sa khâgne alsacienne, vers les siens ! Lui parti, qui nous récitera cent alexandrins de La Jeune Parque ? Qui aura sa déraison pour lire à voix haute Le Soulier de satin cinq heures de rang ?

Enfin, il ne m’en voudra pas de partager un peu du dernier email sérieux qu’il m’ait envoyé avec, en pièce jointe, trente feuillets pris dans les Cahiers de Simone Weil. Cela pourrait, sait-on jamais, nous ouvrir des horizons : « Je n’oublie pas le viatique promis, le Weil qu’il y a dans Platon (et réciproquement, comme le Mozart qu’il y a dans Strauss). Et le couple cosmologie/cosmétique fait déjà sa petite rumeur dans notre petit monde. On poursuit ! » Et advienne que pourra.

Quant à moi, puisqu’on me demande quelques lignes très personnelles, et si cela a le moindre intérêt – on pourra toujours en rire ou se moquer, tant pis, mon émotion est trop vive, ma dette trop grande : je suis loin d’être le seul mais oui, je viens moi aussi, et sur ses pas, de cet Orient qu’il a laissé derrière lui, de cette Vienne de Hugo Wolf qui peinera à lui survivre, de cette façon de voir, d’entendre et de dire. Oui, pour une part je viens d’André Tubeuf.


Renaud Capuçon, violoniste

Rencontré dès 1995, Andre Tubeuf fut immédiatement un conseiller et un ami hors-pair. Je l’écoutais des heures parler de ses artistes fétiches au premier rang desquels Rudolf Serkin et Adolf Busch bien sûr.

Comment oublier ses heures de répétition des trios de Schubert que nous jouions pour la première fois, en vue de la création du festival de Deauville ?

Je revois André, assis dans un coin, nous écoutant des jours entiers et nous comptant sans cesse anecdotes et conseils.

Il y eu ces déjeuners réguliers à la Cagouille, restaurant qu’il adorait. 

Ce fut aussi aussi le concert anniversaire des 25 ans du journal Le Point au Musée d’Orsay, où il avait été si fier, avec Claude Imbert et Catherine Pegard, de nous faire jouer.

Il me conseillait sur ce trio de Beethoven opus 70 n°2, si difficile, mais qu’il aimait tant.

Je l’entends encore nous éclairer de ses lumières avant les concerts du festival de Bel Air à Chambéry où il expliquait les œuvres avec passion.

Et puis ce moment magique, où il fut sur scène pour le Enoch Arden de Richard Strauss dans les années 2000.

André était habité par la musique. 

Le livre hommage à Adolf Busch que je lui demandais d’écrire en 2015 fut une aventure exceptionnelle : la transmission d’un homme à une autre génération. Pour la postérité et pour que les valeurs de Busch, son amour et son respect de la musique soient transmise aux plus jeunes.

André était un phare.

Un de ceux qui nous mettent en garde du danger et nous éclaire en même temps.

On en rencontre peu dans sa vie. Mais leur flamme demeure à jamais en nous.

Puissent ses écrits et son âme ne jamais cesser de nous éclairer.


Emmanuel Dupuy, rédacteur en chef de Diapason

Il avait connu Schwarzkopf, Fischer-Dieskau, Serkin, Arrau… et tant d’autres géants de cet âge qu’on ne dit pas « d’or » pour rien. La nostalgie cependant n’était pas son trait de caractère premier : jusqu’à son dernier souffle, André Tubeuf aura gardé intacte une capacité d’émerveillement qui le portait à s’enthousiasmer pour d’innombrables jeunes artistes.

Emerveillement : cette qualité de l’enfance s’alliait chez lui à une érudition aussi phénoménale que son désir de transmettre, sans doute hérité en droite ligne des philosophes grecs qu’il chérissait. André était un sage (sapiens, celui qui sait, mais aussi celui qui a du goût) toujours en éveil – et en action, avec le travail pour oxygène. La musique n’était pour lui ni un métier ni un passe-temps mais, disait-il, sa demeure, ouverte aux autres et sur le monde. Découvreur et passeur, mémoire et lumière, avec pour arme un verbe à nul autre pareil (qui était lui-même musique), un génie de la formule capable, en trois mots, de vous ouvrir des horizons infinis.

Au cours du dernier demi-siècle, son influence sur la critique musicale française fut si grande qu’on ne dira jamais assez à quel point nous lui sommes redevables. Avec sa mort, ce n’est pas une page qui se tourne, c’est une bibliothèque entière qui se referme. Tristesse et angoisse du vide : la douleur aujourd’hui est immense. 


Lionel Esparza, producteur à France Musique, musicologue. Dernier ouvrage paru : Le génie des modernes. La musique au défi du XXIe siècle (Premières Loges).

Lors du second confinement, alors que la fragilité de son état l’avait cloué sur son lit d’hôpital, lit moins de douleur au demeurant que d’un ennui capable d’emporter n’importe quel esprit faible (il ne fallait que rester là et attendre), André me dit un jour au téléphone : « J’apprends la différence entre le temps long et le temps vide ». Formule de philosophe sans doute, du genre stoïque ; formule surtout, à 90 ans, d’un caractère intraitable et d’une inépuisable force de vie. L’existence est un long apprentissage, et pourvu qu’on sache séparer l’essentiel du dérisoire, de toute épreuve, même la plus désespérante, il est possible de faire profit (une autre de ses formules). Mais ne jamais baisser la garde ! Jamais abandonner ! Leçon ultime du doux André : le sens du combat.  


David Fray, pianiste.

Un appel téléphonique, tout simple : il avait écouté un disque confidentiel que l’étudiant que j’étais encore, avait consacré à Bach et Boulez.

Son adresse ? Rue Milton. Immergé que j’étais alors dans l’écoute du Cosi fan tutte de Klemperer et n’ayant pas bien entendu, je répondis :

  • Comme la chanteuse ?
  • « Grâce vous soit rendue de penser à elle (Yvonne Minton) mais non : MILTON, le poète ». Je crois citer très précisément ses paroles.

Quelle meilleure entrée en matière ?

Une chanteuse d’un certain âge d’or, celui dans lequel André vivait toujours et dont il me faisait partager ses souvenirs, attablé le plus souvent devant quelques aubergines et du poisson cru.

Il avait vu un signe, moi aussi peut-être, en apprenant que mon père était professeur de philosophie et que ma mère enseignait l’allemand.

Nous avons parfois fredonné dans cette même langue certains lieder de Schubert ou encore dernièrement – alors qu’il se reposait au sein d’un établissement que toute poésie avait déserté – le premier des zwei Gesänge de Brahms et je vis alors dans son regard d’ordinaire aiguisé, comme le regret d’un paradis perdu.

Considérant le fait qu’il avait entendu, in vivo, les interprètes qui peuplaient mon panthéon personnel, je m’empressais de le faire parler de Serkin et d Arrau (comme un compagnon qui ne renonce jamais à vous suivre, j’avais constaté que le passionnant ouvrage d’entretiens d’Arrau avec Joseph Horowitz était traduit et préfacé par André) il me montrait des photos de lui en leur présence, me racontait les dîners à Strasbourg, préparés par son épouse Marie-Josée.

Avant de le rencontrer rue Milton, je lus tout d’abord les textes qu’il consacrait aux interprètes du passé dans Diapason, un supplément dédié à l’anniversaire de Brendel qui suggérait que celui-ci avait pris une place laissée vacante et qui suggérait : celle de Serkin peut-être ?

Tiens, avais-je pensé, cet homme, lui aussi, est obsédé par Serkin. Lui aussi entend que, derrière ce son apparemment moins beau que d’autres, il chante !

Je retrouvais dès mon plus jeune âge ce nom devenu familier, André Tubeuf, dans les livrets des disques de la collection EMI Références puis, plus tard, dans les programmes de la prestigieuse série Piano 4 étoiles d’André Furno.

Je retrouvais aussi avec bonheur des anecdotes que j’avais lues ou entendues dix fois mais qui le troublaient toujours autant : Serkin dans ses bras après le deuxième livre des impromptus de Schubert, soufflant : It’s such a tragic music. Oui, la grâce de ces mélodies, le caractère dansant du dernier (parfois joué comme une sympathique ritournelle hongroise) ne devaient jamais masquer cette terrible réalité : It’s such a tragic music.

La parole d’André faisait autorité, dans le sens où s’imposait à vous, immédiatement, une vision de la musique exigeante et impérieuse. Il me permettait parfois, tout jeune homme à peine né, d’exprimer une humeur ou un désaccord lorsque, fâché après avoir lu dans un de ses livres que Menuhin et Kempff avaient enregistré plutôt mal les sonates de Beethoven, je lui demandais des comptes. Il s’en amusait et nous finissions toujours par des laudes que ces deux intouchables méritaient bien. Un jour que nous étions tous les deux invités de la même émission sur France Musique il avait diffusé, pour me faire plaisir, Edith Mathis en Cherubino avec Karl Böhm. Reconnaissance.

De lui, plus récemment, je me rappelle également comment d’une voix étranglée par l’émotion, et alors que son corps le lâchait – jamais son esprit – il m’avoua comme un secret que Mozart (joué par Lili Kraus) l’avait sauvé, le consolait, le réconfortait. C’était sa messe à lui, quand ses jambes ne pouvaient plus le porter à Notre-Dame de Lorette, pourtant si proche.

André était assez peu enclin au compromis, encore moins aux compromissions, et son regard pouvait être acéré : nulle méchanceté cependant – seulement l’exigence de celui qui vous oblige à être meilleur, vous porte et vous commande de fuir toute facilité. Cette leçon, sa leçon, ne sera pas oubliée.


Hugues Gall, membre de l’Institut, ancien directeur de l’Opéra de Paris.

Cher André, l’autre soir, veille de ton entrée dans une nuit que tu savais pleine de lumière, tu me disais ta foi et les trésors qui nourrissaient ta méditation alors que la vue t’avait quitté : ces trésors il y a longtemps que tu nous les faisais partager, à nous tes amis proches comme à ceux qui, plus lointains, t’écoutaient ou te lisaient. Notre conversation ne s’interrompt pas : tu sais notre reconnaissance et notre tendresse !


Christophe Ghristi, Directeur du Théâtre National du Capitole, Toulouse.

Ma rencontre avec André Tubeuf s’est faite alors que je découvrais en solitaire ce monde infini de la musique. Les textes sur les pochettes des 33 tours Références (plus les chroniques dans la presse spécialisée) tissaient des fils entre répertoires et interprètes, très précieux pour un débutant. Ils m’engageaient à passer d’une découverte à l’autre et donnaient à tout cela un sens et une unité. Très vite aussi, ils m’ont fait comprendre qu’il y avait plusieurs façons d’écouter et d’entrer dans les œuvres, d’éduquer son oreille. Après dix années de cette infatigable initiation, j’ai eu la chance de rencontrer André « en vrai » et de prendre les leçons à la source. Plus encore que ses exercices d’admiration, ses rejets m’ont énormément appris. L’imposture (des metteurs en scène notamment) ne faisait pas long feu avec lui et il m’a appris à réagir par rapport à l’œuvre. Il y avait la musique mais aussi la littérature et je lui dois d’avoir lu Alain ou Simone Weil. Je lui dois aussi de grandes rencontres et des amitiés pour la vie. C’est lui qui m’a présenté à Nicolas Joel qui cherchait un dramaturge pour le Capitole de Toulouse, et notre collaboration a duré vingt ans. Ils sont partis tous les deux à présent.

Merci cher André de m’avoir aidé à trouver mon regard, mon ouïe et mon chemin propres. Il n’est pas de plus beau cadeau.


Hélène Grimaud, pianiste

Je garde intact le souvenir d’un dîner avec André Tubeuf voilà quelques années. Lors de ce dîner, nous n’avons parlé ni de moi, ni de lui : il a parlé de Rudolf Serkin, que j’ai toujours placé au plus haut. J’ai aimé qu’il redise au sujet de ce pianiste si inspiré et si inspirant qu’il avait connu à Strasbourg de quoi se composent la vertu du travail, l’effort pour triompher de soi, le refus de se livrer à la moindre facilité, l’enjeu qui consiste à faire de soi un autre pour être à chacun, selon ce que l’on possède de plus singulier.

André Tubeuf était un critique, au sens où l’entendait Charles Baudelaire, qui soutint Richard Wagner : pour lui, la faculté critique se devait d’être aussi une activité créatrice.

 Et aujourd’hui que je me remémore sa phrase, son style, comment ne pas admirer en eux ceux d’un poète, d’un musicien même ?


Jean-Jacques Groleau, ancien directeur de l’administration artistique et dramaturge de l’Opéra national du Rhin, de l’Opéra national de Montpellier et du Théâtre du Capitole

Raconter « mon » André Tubeuf en quelques lignes ? Le défi semble impossible. Comment résumer ces presque 25 années d’une amitié où il m’aura tant appris, et dans tant de domaines ? André, ce fut d’abord pour moi bien sûr un passeur, un conteur, un érudit phénoménal capable de vous réciter des pages entières de littérature, dépositaire de mille et une histoires et anecdotes sur des chanteurs ou des pianistes qu’il avait personnellement côtoyés. Aussi enthousiaste devant une inflexion de la bien oubliée Frizti Jokl que face au talent naissant d’artistes encore totalement inconnus – je pense à Dorothea Röschmann par exemple, ou Anja Harteros –, il m’a communiqué cette passion pour un art gorgé d’âme et de sens. Il aimait les artistes, il aimait la musique, toute la musique, quelle qu’elle fût – pourvu qu’elle fût bien interprétée. Ce qui voulait dire pour lui qu’elle eût une âme.

Un moment fort ? Quand cet homme de partage m’emmena rendre visite à Elisabeth Schwarzkopf, à Zumikon, pour enregistrer quelques dizaines d’heures d’entretiens d’où devaient sortir Les Autres Soirs (Tallandier, 2004). Mais ces choses-là, tous ceux qui l’ont connu vous les diront aussi.

Si l’on me permet un souvenir plus personnel, moins musical assurément, je vous parlerai de cet autre André que je découvrais quand, fatigué de son travail, il me demandait de l’emmener quatre ou cinq jours se ressourcer à l’océan, que ce soit à Lacanau, à Saint-Jean-de-Luz ou, surtout, à Hossegor, que je lui avais fait découvrir au début des années 2000. Devant les immenses étendues de sable fin, devant la puissance déchaînée de la mer, sous le soleil qui lui brûlait la peau, il redevenait un adolescent, insouciant, potache, s’amusant de la fureur de vagues, refaisant sur la plage sinon le monde, du moins le nôtre – et planifiant dans un enthousiasme retrouvé ses projets d’écriture pour l’année à venir. Tel est peut-être l’André Tubeuf que je souhaite garder en mémoire.

Bon voyage, cher André. J’ai eu beau m’y préparer depuis des mois, le vide que tu laisses est vertigineux…


Thomas Hampson, artiste lyrique

Notre amitié s’enracinait dans notre commune relation avec Elisabeth Schwarzkopf. C’était une âme noble. Il aura fait beaucoup de bien à nous tous. Sa mémoire sera vénérée dans les années à venir. Puisse sa passion être notre guide dans la période culturellement ambivalente que nous traversons.


Jean-Charles Hoffelé, critique musical

L’œil pétille, mais tous les traits du visage s’absentent, André est happé par une voix, celle de Zinaida Jurjewskaja qui vient flûter la plainte de Jenufa après celle du violon, et puis le récit haletant, l’hallucination. 78 tours Parlophone, gravé dans le sillage de la première berlinoise le  10 Octobre 1924, Erich Kleiber dirige. Le plus beau temps que j’aurai passé avec André, je l’aurai partagé avec ses chanteuses, il m’en aura fait découvrir, de Maria Nemeth à Magda Lazslo, et parfois j’ai pu lui faire plaisir comme lorsque je tirai de mon sac à malices une cassette : la Senta de Jurinac captée à l’Opéra de Strasbourg, il était dans la salle, et soudain elle était là, rue Milton. Un jour que l’on discutait à Lully chez Hugues Cuénod, l’idée me vint de proposer à André une collection où il pourrait éditer le legs des chanteuses qu’il souhaiterait. Qui pour commencer ? Germaine Lubin la proscrite qu’il aura si longtemps visitée Quai Voltaire, et puis pour nous faire plaisir mutuel Delia Reinhardt, épouse de mon cher George Sebastian et chérie de Bruno Walter. Il y en eut d’autres, et jusqu’à Eidé Norena, mais c’était des perles d’eau dans l’océan de toutes ces chanteuses dont les voix s’envolaient de la cire, et que nous écoutions, le souffle coupé et l’œil mouillé. Ce partage des émotions que sont les voix, ce fut mon dialogue silencieux avec lui, et dans un certain sens une communion que la mort ne saurait altérer. Merci, André.


Piotr Kaminski, critique musical, historien de l’opéra (Mille et un opéras, Fayard)

J’ai peu connu André Tubeuf. Nous nous sommes croisés plusieurs fois aux spectacles et aux concerts, presque toujours en compagnie d’autres personnes. Il m’intimidait terriblement, sans doute parce que je l’avais découvert à une autre époque, en Pologne, dans les années 1970, en lisant ses critiques et ses interviews dans la presse musicale française. Ensuite, avant même de faire sa connaissance, j’avais déjà avalé, par dizaines, ses « préfaces » des Références. Tout est dans la chronologie. Celui que j’ai rencontré n’était pas André, mais un Auteur, lointain, très respecté, un peu mythique. Une figure d’autorité qui, quelle question ! avait vu, entendu, appris et compris infiniment plus que nous n’en savons, et qui n’attend que la première bêtise du blanc-bec. Inévitablement, je me suis mis à l’imiter, puis à s’efforcer de ne point le faire – je ne crois pas être seul dans ce cas… Ce sont les « inimitables » qu’on imite le plus volontiers (ô combien de Callas, combien de Horowitz…), et son style l’était. Il fallait du temps pour réaliser que ses images et ses formules, qui ont tellement irrité la critique britannique, n’étaient pas gratuites : elles sont de celles qui jaillissent, souvent par surprise, d’un terreau ancien et fécond, irrigué de savoir, de sensibilité et d’imagination. Sans cela, elles feront toujours « empruntées » à tous les sens du terme, comme arrachées en passant d’une plate-bande municipale.  J’étais d’autant plus stupéfait et enchanté d’en retrouver un échantillon dans sa critique de mon livre, quelques lignes de « pur Tubeuf », par le style, l’hyperbole – et une générosité inouïe. Je parie qu’il rejoindra dans les rayons ses artistes les plus chers, qu’on lira ses phrases comme on écoute Rethberg, Lehmann et Schwarzkopf : « démodées » la veille, « indispensables » dès le lendemain.


Alain Lanceron, Président de Warner Classics et Erato.

Comment ne pas se sentir démuni au moment d’évoquer celui qui a réintroduit l’esthétique de l’écriture dans l’exercice de la critique ?

En novembre 1978, prenant la direction du département classique d’EMI France, je constatais la frustration de nombre de discophiles face à la stéréo artificielle ajoutée aux rééditions historiques d’alors. Ainsi naquit, onze mois plus tard, la série Références, qui bénéficiait d’une scrupuleuse restauration des matrices 78 tours d’origine. Son identité se voyait renforcée par des choix visuels soignés et originaux, et surtout par la rédaction des textes confiée à un seul auteur : André Tubeuf, qui a quasiment signé tous les quelques deux-cents titres qui se sont succédés au fil des décennies. André a également rédigé les questions, éminemment tuboviennes, des deux grands jeux concours qui, en 1987 et 1995, ont mis la planète mélomane en émoi, et dont je ne résiste pas à vous faire chercher à nouveau quelques réponses : « Qui s’est substitué à qui : a) pour deux syllabes ; b) pour deux notes » ; « Deux musiciens ont joué du même instrument et épousé successivement la même femme, qui sont-ils ? » ; « Où le même artiste chante-t-il ici le père, là le fils ? ». En 1995, le premier prix était un dîner, au choix avec Elisabeth Schwarzkopf ou Yehudi Menuhin ! Sa plume unique apportait un supplément d’esprit, mais il est surtout devenu l’âme de la collection, proposant de nouveaux portraits, guidant la recherche dans les archives. 

Naturellement, cette dimension s’est accrue avec la série des Introuvables, en association avec l’Avant-Scène Opéra dont il était alors l’un des piliers. Elle fut précédée d’un numéro spécial à l’occasion de l’édition complète des récitals de Maria Callas, qu’il n’avait pas connue, mais avec qui il entretenait une étrange relation d’amour-haine, fasciné par ses grandes années italiennes, mais détestant le personnage qu’elle s’était créé dans sa période parisienne, avec le culte qu’il avait suscité.

Avec le premier véritable numéro des Introuvables, consacré à Elisabeth Schwarzkopf, c’était évidemment différent : on sait combien il la vénérait et entretenait avec elle une profonde amitié, quitte à faire preuve d’une flamboyante mauvaise foi à l’égard de ses rivales – sa célèbre détestation de Teresa Stich-Randall et d’Aix-en-Provence, opposés au règne de Schwarzkopf à Salzbourg ! Suivirent les Introuvables de Victoria de Los Angeles, du Chant Mozartien, Wagnérien, Verdien, Français… jusqu’à ceux – en CD cette fois- de Walter Legge et du Théâtre Parisien (de Sarah Bernhardt à Sacha Guitry), qui lui tenaient particulièrement à cœur. C’était à chaque fois pour moi l’occasion de rencontres extraordinaires avec des légendes que j’aurais pu connaître de façon plus formelle comme directeur du classique, mais qui par son intermédiaire m’accueillaient dans leur intimité. Elisabeth Schwarzkopf, bien sûr, à qui nous sommes allés rendre visite à deux reprises chez elle à Zumikon, mais aussi Sena Jurinac, lors d’un merveilleux dîner au Petit Riche, l’un des restaurants parisiens préférés d’André, ou Boris Christoff dans son domaine de Toscane… 

Avec les artistes qu’il admirait, André tissait des liens qui témoignaient non seulement de son érudition, mais de la façon dont il comprenait leur âme. Outre Schwarzkopf ou Jurinac, je pense à Hans Hotter, Dietrich Fischer-Dieskau, Régine Crespin, Claudio Arrau, Vladimir Horowitz, Alfred Brendel, Nikolaus Harnoncourt, ou plus près de nous à Jessye Norman, Julia Varady, Cheryl Studer. Il percevait le talent des plus jeunes et se trompait rarement, comme le montre le soutien qu’il a apporté, entre autres, à Renaud et Gautier Capuçon, David Fray, Dorothea Röschmann, Mireille Delunsch, ou tout récemment Adam Laloum et Lucas Debargue…

Bien plus musicien que nombre de professionnels alors qu’il n’avait pas étudié la musique, il avait connu cette époque où tout n’était pas mâché pour les jeunes discophiles, traduisant lui-même le livret de La Femme sans ombre indisponible en français, alors que son allemand était celui d’un autodidacte. Mais il était aussi le produit d’une époque, la formidable aventure du microsillon dans les années cinquante et soixante, dont on peine aujourd’hui à mesurer combien elle créa un style et une éthique par la rareté même, chaque label ayant alors son studio et ses directeurs artistiques attitrés, avant la banalisation induite par le CD, malgré les progrès techniques apportés…

L’œuvre qu’il nous laisse sera, j’en suis persuadé, étudiée et commentée durant des décennies. Je me garderai bien d’analyser dans le détail son style inimitable, ayant trop de plaisir à le lire. Son lyrisme fascinant, jusqu’au maniérisme disaient ses détracteurs, confrontait ses traducteurs à de redoutables défis. Mais cette écriture se reconnaît au bout d’une phrase, comme la musique de Mozart au bout de quelques mesures. Au choix des mots suprêmement châtiés s’ajoutait l’originalité de la ponctuation. Virgules, tirets, deux points, exclamations, interjections, parenthèses et italiques étaient les outils faisant ressortir la formule juste afin de faire saliver le lecteur, exciter son imaginaire et donner vie aux interprètes, aux compositeurs, aux lieux. Aucun texte ne ressemblait au précédent ni au suivant – une prouesse, mesurée à sa fécondité ! Homme de lettres autant que philosophe, doué de cette prodigieuse mémoire qu’il conserva, avec sa vivacité intellectuelle, intactes jusqu’aux derniers instants même si le corps s’affaiblissait, il fut toujours ce prodigieux passeur entre les amoureux de la musique et les artistes sur lesquels il écrivait sur mesure comme nul autre.

Deux anecdotes, pour terminer, qui disent beaucoup du talent et de la personnalité d’André. Début octobre 1982, nous étions à Bruxelles dans les studios de la R.T.B.F. pour présenter les nouvelles parutions de Références, quand le journaliste nous apprend la mort de Glenn Gould et demande à André s’il accepterait de dire quelques mots au journal de treize heures. Il a parlé pendant quinze minutes, improvisant avec une précision du détail et surtout une hauteur de vue conceptuelle pour expliquer le talent de Gould, dignes d’un texte qu’il aurait peaufiné des semaines durant. Je pense qu’il ne m’a jamais autant impressionné que ce jour-là. Je chéris également cette anecdote savoureuse. André venait souvent assister aux enregistrements des artistes qu’il aimait. A l’occasion de celui de La Belle Hélène à Toulouse avec Jessye Norman, nous gravions les dialogues parlés, et ne nous étions pas embarrassés à distribuer à l’avance la phrase de l’esclave à la reine : « Madame, c’est le seigneur Pâris ». J’ai proposé à André de la dire, ce qu’il a fait avec plaisir et un parfait sérieux. Il fallait nommer tous les intervenants dans la distribution, et je lui ai demandé s’il souhaitait figurer sous son vrai nom ou un pseudonyme. Après réflexion, il a choisi de rendre hommage à Eve Lavallière, grande comédienne française qui abandonna les planches pour rentrer dans les ordres, et l’Esclave de La Belle Hélène porte ainsi pour la postérité le nom d’Adam Levallier !


Rémy Louis, critique musical

« C’est le fou de Toulouse ». Qu’on me pardonne cette entrée en matière triviale. Mais André Tubeuf s’en amusait encore bien des années plus tard, quand je le visitais rue Milton, à Paris. C’était ce que lui disaient ses filles en lui passant le combiné. Car en cette fin des années soixante-dix, alors qu’il était déjà pour moi une figure, une source inépuisable et parfois insaisissable de savoir, je lui téléphonais de loin en loin à Strasbourg. Comment avais-je obtenu son numéro, je n’en ai plus la moindre idée. Je devais lui paraître bien extravagant (et aujourd’hui, j’aurais honte : j’avais tout à apprendre, et n’avais pour moi que ma passion). Mais je sentais un amusement intrigué, et réalise aujourd’hui combien il fut alors patient. Nous ne nous rencontrâmes la première fois qu’à l’occasion du dernier concert de Karl Böhm à Paris, le 25 janvier 1981, avec la Staatskapelle de Dresde. Après la 34ème symphonie de Mozart, nous entendîmes une 2ème de Brahms pour la vie. André imposa à Diapason un compte-rendu que la revue n’accueillait alors jamais. En quelques mots élégants et riches de sens, tout était dit. Comme si souvent, c’était une leçon : accompagner ceux qui grandissent avec nous ne dispense pas d’entendre ceux qui nous ont précédé, même en leur crépuscule. Ce lien indéfectible, au-delà des modes, entre passé et présent, est au contraire la condition même de la pérennité des choses, quoi qu’il en soit des mutations des temps – elle n’ont pas manqué depuis cinquante ans. Et André était de ceux qui invitent à ce voyage, savent guider celui qui l’entreprend.

L’un des éléments qui me fascinait le plus chez lui (et sans doute ne l’ai-je de mieux en mieux perçu qu’au fil de ma propre évolution) était sa capacité à dégager des grandes perspectives (esthétiques, spirituelles, philosophiques), tout en étant dans une proximité sensible immédiate, troublante, avec le répertoire (Mozart, Richard Strauss, Wagner, le Lied allemand, liste naturellement non limitative) ou les artistes (Elisabeth Schwarzkopf, bien sûr, mais encore avant elle, les Meta Seinemeyer, Emmi Leisner, Elisabeth Rethberg, Maria Jeritza, Delia Reinhardt, Lotte Lehmann, Rose Pauly, Lotte Schöne… tant d’autres encore). André était un homme à chanteuses, comme d’autres sont des hommes à femmes. Je n’ai pas le souvenir de quelqu’un sachant à ce point cerner chez elles leur âme d’artiste. Dans une appropriation vraiment singulière, que d’aucuns refusent parce qu’elle les effraie, mais que j’ai toujours perçue comme un don des plus rares, André atteignait le cœur des choses. On peut certes évoquer la voix de bien des façons. Son approche si poétique, si amoureuse et sensitive, n’était pas la plus répandue, parce qu’elle est sans doute – du moins le perçois-je ainsi, encore aujourd’hui – la plus difficile. Il guettait l’incarnation, pas la performance. Il y faut un grand savoir, une grande culture, mais aussi une formidable intuition, une formidable disponibilité et ouverture à l’autre. Il maîtrisait cela au plus haut point : cela permettait à sa prose lyrique, complexe, volontiers enivrante (et qui emportait celui qui y était sensible pour cette raison même) d’éclairer au détour d’une phrase – et paradoxalement de façon souvent lapidaire, fulgurante – la vérité de l’artiste. Vérité qui ouvrait à celui qui le lisait des perspectives en cascade, lui permettant de réinterroger ce qu’il avait déjà entendu, cru comprendre. Bien sûr, cela ne se limitait pas au chant : que dire de ce que lui inspiraient le piano, les chefs d’orchestres, lesquels n’étaient pourtant pas sa fascination première, même s’il les avait tous entendus ? Souvenir ébloui à la mort presque coup sur coup de Claudio Arrau, Rudolf Serkin et Wilhelm Kempff ; travaillant alors à plein temps à Diapason, je lui avais demandé des textes, qu’il remit comme souvent avec une rapidité confondante. Je n’ai pas eu la chance d’entendre Kempff en public. Arrau et Serkin, oui : à la lecture, instantanément, mes propres souvenirs se ravivaient, se précisaient, changeaient de dimension. Je me souviens un jour lui avoir dit combien j’avais admiré le papier qu’il venait d’écrire dans Diapason sur le Ring de Furtwängler – celui de la Scala, sauf erreur ; non pas à propos des voix – cela allait de soi –, mais par la manière dont, en deux lignes, il avait défini le phrasé unique et la respiration profonde de Furtwängler. J’ai été heureux de sentir que cette remarque l’avait touché.

Ce ne sont que des exemples ; il y en aurait cent autres, tant chacun d’entre nous, journalistes ou amateurs, pouvait revendiquer sa propre histoire avec André. Pour moi, comme pour beaucoup au sein de ma génération, il a toujours été cette présence originale, surprenante, fructueuse ; il m’est arrivé de partager frites et œufs au plat au Terminus Est de la Gare de l’Est, quand il reprenait son train de nuit pour Strasbourg, où il enseignait. Mais en dépit d’une proximité ancienne c’est quand il s’est installé à Paris que nous nous sommes rapprochés. André cloisonnait volontiers ses visiteurs : je faisais partie de ceux qu’il recevait seuls, quand mes amis Jean-Charles Hoffelé et Etienne Moreau allaient fréquemment dîner ensemble chez lui. Tomates au sucre, excellente brioche, thé vert : il recevait délicieusement, fraternellement, il ne donnait pas audience. Et nous débattions – parfois vivement. De tout ce qui précède, naturellement ; mais aussi de l’actualité, des jeunes artistes (auxquels il fut toujours sensible, et dont il parlait aussi bien que des Grands Anciens), des institutions musicales, bien sûr de ses propres rencontres et influences. Je lui apportais de vieux programmes de concert récemment acquis, des photos dédicacées de chanteuses et chanteurs ; nous ouvrions alors ces grands albums gris qui résumaient cette passion de toute une vie.

L’entendre et le voir commenter une photo, un geste, un regard, préciser dans quel rôle rare l’un ou l’autre était représenté était un enchantement – et un enrichissement de ce qu’on lisait de lui, ici, là ou ailleurs (sa capacité de travail était phénoménale, son œuvre écrite est considérable, comme chacun sait). Je demandais à voir les photos d’une chanteuse : Lehmann, Lubin, Höngen, Goltz, Seefried, pour ne rien dire de Schwarzkopf ? C’était sans fin. La collection patiemment accumulée au fil des décennies, en voyageant, en poussant la porte des antiquaires – et non pas avec les facilités que confèrent aujourd’hui les réseaux numériques –, prenait vie ; il n’était pas rare qu’il ouvrît une page présentant différentes photos d’une chanteuse dans un même rôle. Souvenirs éblouis de Lotte Lehmann dans la Teinturière de Die Frau ohne Schatten, d’Elisabeth Schwarzkopf en Donna Elvira, deux parmi d’autres. Souvenir vif, aussi, de ce jour où je lui amenai une photo admirable (par l’expression, la mélancolie insondable du regard) de Fritzi Jokl. Cette fois, c’est lui qui resta en arrêt, silencieux. « Cette photo me hante » me dira-t-il quelques jours plus tard. Le désir, la passion, restaient intacts. Souvenir stupéfait aussi du manuscrit de son livre sur Dinu Lipatti : pensé d’un seul jet, sans rature, d’une écriture agile et régulière. En tant qu’auteur, et au fond, quel que soit le sujet, André avait cette qualité qu’il admirait tant chez Arrau ou Schwarzkopf : être prêt, toujours. Et ces lettres de Rudolf Serkin, de Lehmann ! Et cet immense livre, qu’il chérissait, consacré à Berta Morena. Et ces tableaux originaux peints par Delia Reinhardt, qu’elle lui avait donnés. Et ces livres ou recueils qu’elle-même tenait de Richard Strauss ou Bruno Walter – sans doute son chef de cœur, parce qu’il percevait chez lui une empathie pour les voix similaire à la sienne. La liste serait sans fin, bien sûr. Parcourir ces merveilles au gré de sa fantaisie, ce n’était pas arpenter le monde d’hier ; c’était éprouver une émotion toujours vibrante, signifiante.

Pourtant, l’un de mes grands souvenirs est cette après-midi passée presque exclusivement à parler de sa jeunesse en Orient. Il venait de terminer ce livre de souvenirs au si beau titre paru chez Actes Sud, « L’Orient derrière soi » : par sa sensorialité, sa sensibilité si aiguë aux couleurs, aux senteurs, à la lumière, il est digne du Camus algérien. C’est une autre facette de l’André Tubeuf que vous connaissiez tous, lecteurs de Forum Opéra. Et pourtant, à y bien réfléchir, elle est sans aucun doute fondatrice, pas simplement de ce qu’André a été comme homme (car c’est le lot de chacun d’entre nous), mais de son approche de l’art et des artistes. En cela, à côté de tant d’essais sur Bach, Mozart, Strauss, Wagner, le Lied, de la somme inouïe qu’est son « Offrande musicale », tant d’autres encore sur les interprètes (parmi mes préférés : le bref et fulgurant Rudolf Serkin, paru chez Actes Sud), elle définit sa propre vérité, qui était celle d’un artiste à part entière, qui avait le don de cerner au plus près par les mots ce qui par essence s’y refuse.

Au moment de prendre – temporairement – congé d’André, au moment où je réalise comme jamais la place de l’admiration, de la reconnaissance, de l’affection que je lui porte, un regret me vient, mais il est amusé, complice ; ne pas avoir pu lui montrer une photo que, je crois, il n’avait pas, celle de Trude Eipperle – qu’il admirait – au moment de sa prise de rôle dans Agathe du Freischütz à Munich. Plus encore s’il se peut qu’Elisabeth Grümmer, un parangon lumineux, rayonnant, de cette jeune fille allemande qui était pour lui une vision poétique. Je suis sûr qu’elle l’aurait enchanté. C’est ma façon d’affirmer que, oui, fût-ce modestement, je connaissais André Tubeuf, comme tous ceux auxquels Sylvain Fort a confié la lourde responsabilité de l’évoquer. À ce titre, je lui devais absolument, quoiqu’imparfaitement, incomplètement, l’hommage auquel oblige l’amitié indéfectible de celui qui a compté, qui a disparu, mais qui demeure. Et qui, par son œuvre, appartient depuis longtemps à tous.


Julien Marion, rédacteur à Forum Opéra

Parler d’André Tubeuf, c’est évoquer les déjeuners mémorables rue Milton, dans son appartement-mausolée, où autour des légendaires tomates au sucre, la conversation dérivait invariablement sur ses projets du moment, et Dieu sait s’ils furent nombreux, jusqu’à ses derniers instants. L’esprit, toujours vif et alerte, vagabondait d’un émerveillement à l’autre. Contrairement à ce que l’on pourrait trop rapidement imaginer, André ne ressassait pas son admiration des légendes du passé, mais n’aimait rien tant que s’enthousiasmer pour les talents d’aujourd’hui, et surtout pour ceux de demain. Son jugement était souvent sévère dès qu’il s’agissait des fausses valeurs du moment, mais il était toujours juste et finement ciselé, car découlant d’une conscience incroyablement aigüe de l’héritage artistique et culturel dont sont dépositaires celles et ceux qui tous les soirs le font vivre sur les scènes.

Alors que ces derniers temps ses jambes vacillaient, et que son corps lui donnait de plus en plus de fil à retordre, André est resté jusqu’au bout pleinement maître de ses capacités intellectuelles, de sa lucidité et, on peut en témoigner, débordant de projets.

Je mesure chaque jour un peu plus la bénédiction que représente le fait de l’avoir connu et côtoyé. Je n’aurai pas la cuistrerie de parler de nos échanges, car cela supposerait être en mesure d’échanger avec lui pour ainsi dire à égale hauteur. Non, rue Milton, entre deux tomates au sucre et un verre de vin de Bourgogne, j’écoutais des heures durant André deviser de sa voix suave et de sa diction d’école, éperdu de reconnaissance qu’il accepte de me faire partager un peu de sa lumière, me demandant ce que j’avais bien pu faire pour mériter le privilège d’une telle leçon.

A l’annonce de sa disparition, je pense à Im Abendrot, quatrième des Vier letzte Lieder de Strauss. Il a écrit sur cette œuvre des pages d’une justesse et d’une émotion confondantes de vérité. Je veux croire qu’il s’est éteint ainsi, paisiblement, dans cette sérénité de la mort acceptée, se sachant arrivé au bout de son chemin, wandermüde, laissant derrière lui des cohortes de disciples bouleversés et éperdus de gratitude. Là où il est désormais, il nous regarde de son œil bienveillant, et nous dit, citant à la fois Brahms et Saint Jean « Ich will euch wiedersehen, und euer Herz soll sich freuen ».


Isabelle Masset, ancienne agent artistique, ancienne Directrice générale adjointe de l’Opéra national de Bordeaux. 

De multiples hommages officiels ont été rendus à André Tubeuf, l’écrivain, le critique, le professeur agrégé de philosophie. Mon témoignage sera plutôt vu de l’intérieur d’un cénacle d’amis très proches. Nous avons tous des souvenirs très riches et très différents. Celui-ci est le mien…

Tout a commencé il y a presque quarante ans, à Strasbourg. J’avais vingt-huit ans, je venais d’être engagée par René Terrasson, alors Directeur de l’Opéra du Rhin, en tant que responsable de l’administration artistique. Régine Crespin, très liée au couple Tubeuf, me dit : « Je vous ai annoncée à mes amis strasbourgeois, Marie-José et André Tubeuf, et Martin et Alain. » J’appelle donc dès mon arrivée André qui me dit : « Mais venez donc à la cantine dimanche à la maison. »

Et pendant presque dix ans, pratiquement tous les dimanches, je faisais cantine chez « les Tutu », c’est-à-dire André, Marie-Josée et leurs trois filles, Claire, Marie et Camille.

Comme le disait Marie-Josée aux fidèles du cénacle, « vous buvez les paroles d’André, mais vous vous régalez de ma cantine. » Car Marie-Josée était, entre autres, une admirable cuisinière, et André un gourmand très exigeant… Il adorait piquer des morceaux avec les doigts en se léchant les babines, il demandait des mets orientaux qui leur rappelaient leur enfance. On se souvient des aubergines de l’Imam Bayildi (je le dis de mémoire), des desserts de semoule sucrée, des « timbales riches », et autres foies gras généreux.

Je me souviens de dîner délicieux avec le gotha de la Musique qui passait par Strasbourg, et un de mes souvenirs les plus précieux reste une soirée avec Claudio Arrau dont la douceur du regard m’avait bouleversée. C’était déjà un très vieux monsieur, un grand amateur de voix, et André lui faisait raconter ses émotions de jeune homme quand, à Berlin, il admirait entre autres Eidé Norena dont André nous faisait entendre l’admirable voix.

J’ai été des dernières générations de la cantine de « Déroulède » (son adresse strasbourgeoise). Puis à la mort de Marie-Josée, André est venu s’installer à Paris et moi, étant à Bordeaux, je l’ai vu moins souvent. Mais nous gardions toujours un contact très affectueux. Et je sais que le cénacle autour de lui s’était reformé.

André était un professeur agrégé de philo, un esprit brillantissime et moi j’étais un buvard. J’ai sans doute été une « élève » privilégiée, profitant avec bonheur de cette fréquentation si formatrice.

André était un « passeur ». Un éveilleur d’âme.

André avait ses chéris, parmi lesquels Arrau déjà cité, Fischer-Dieskau et Varady, Rubinstein dont il imitait l’accent et les mines gourmandes, Jessye Norman, Schwarzkopf, Léonie Rysanek, Lotte Lehmann, Hans Hotter (entre autres) … Il adorait également Germaine Lubin – qu’il appelait irrévérencieusement Mémène, la merveilleuse Rachel Yakar… et bien sûr Régine, à qui le liait une longue amitié depuis la fin des années 50. Régine pouvait d’ailleurs montrer quelques signes de jalousie lorsque la plume d’André était trop schwarzkopfienne… Elle admettait volontiers qu’André puisse aimer d’autres artistes, mais il fallait quand même que ce soit elle la préférée… Elle lui reprochait entre autres de parler souvent de « l’Isolde qu’elle aurait été, quelle n’avait pas été, etc. » et Régine en avait un jour été blessée. Une fois les deux se sont fait une vraie scène de jalousie, qui s’est terminée dans des larmes et des serments d’amour éternel. Marie-Josée étant de toute façon de l’avis de Régine…

J’aimais écouter la musique au travers de SON filtre… Il recevait tous les disques qui sortaient, et me/nous faisait écouter ses coups de cœur, qui étaient nombreux. Le dimanche j’arrivais un peu tôt à Déroulède, André servait un thé, en caressant d’une main Scarpia le chartreux, dont on découvrit sur le tard qu’il aurait dû s’appeler Tosca, car c’était une dame… André en vieux pull et pantalon de velours, mettant son projecteur sur tel ou tel passage qui l’avait transporté… « Zaza, écoute ça », déposant ses disques dans son espèce de tourne-disque caché dans un coffre… des disques qui faisaient « crrrcchhhhc crrrchheee » et d’où jaillissait bientôt le profond finale d’une sonate de Schubert, ou des transcriptions de lieder de Schubert par Sofronitsky.

Je pense que je lui dois mon profond amour pour Schubert, si simple et intime.

André a comblé mes premiers grands émois straussiens, en me faisant connaître les impératrices de Jeritza et de Léonie, lorsque je lui confiais ma grande admiration pour Behrens. Je lui avais fait récemment écouter l’enregistrement d’Elza van den Heever, qui lui avait arraché des larmes d’émotion, et j’espérais tant qu’il puisse venir l’entendre dans Chrysothemis le printemps prochain à Paris.

Que dire encore d’André ?

Ses collections d’assiettes en faïence de Sarreguemines aux thématiques wagnériennes qui enchantaient nos repas… Il m’en a donné la passion, et je les chine toujours.

Ses collections de livres wagnériens illustrés, par Pogany ou Rackham …

Ses collections d’autographes, rarissimes, sublimes…il avait des tiroirs pleins de merveilles.

André était un conteur né. Il faisait deux ou trois fois l’an une soirée thématique… J’ai assisté à nombre d’entre elles, dont une soirée Kipling. Il fallait l’entendre dire avec des mines de petit garçon « le fleuve Limpopo », dont j’ai longtemps cru que c’était une invention littéraire, jusqu’au moment où je l’ai découvert en Afrique. Était-ce l’histoire de l’éléphant qui s’était fait manger la trompe par un vilain crocodile ? Ou alors d’autres histoires qui le faisaient mourir de rire comme l’éléphant qui faisait pipi dans sa culotte (les chansons du Monsieur Bleu) ?… J’ai vu André s’étrangler de rire en racontant des histoires improbables, et nous étions tous pliés en quatre.

Il a fait un jour une soirée folle où il a lu tout Le Soulier de Satin. Je n’y étais malheureusement pas, mais tous mes amis en gardent un grand souvenir.

Il avait un répertoire de blagues de normalien, donc très potaches, et était inoubliable lorsqu’il acceptait en se faisant à peine prier de nous réciter la « salade mythologique », qui n’a son charme que si on la « dit », si on l’entend… La lire est amusant, mais ce n’est pas pareil. Tiens ! Ça c’est dommage qu’aucun d’entre nous n’ait eu l’idée de l’enregistrer par André.

Il était capable de ressortir de sa mémoire des pans entiers de Corneille, Racine, ou Victor Hugo.

Il tapait le carton avec un grand rire, faisant des parties homériques de belotte chez Régine.

Il chantait « viens poupoule » …

J’ai vu André pleurer d’émotion en se remémorant de beaux souvenirs avec Marie-Josée.

J’ai pleuré avec lui à Salzbourg pour un Tristan de légende (Abbado).

En vieillissant André montrait beaucoup plus sa sensibilité.

Il pouvait inventer, broder un peu, mais c’était par amour…Il avait un art unique de « digresser dans les digressions » et de revenir toujours par une pirouette à sa pensée initiale.

Je l’ai entendu donner une fois une conférence sur un programme contemporain (Boulez entre autres). Et je me suis dit : « Mais que va-t-il pouvoir raconter ? » Eh bien, il a parlé pendant une heure, non pas de Boulez ni de sa musique, mais du travail de « création », il a parlé longuement de Mozart et il est retombé sur ses pieds bouléziens en faisant une pirouette géniale… « Ni vu, ni connu, je t’embrouille, je ne vais parler que de ce que j’aime » …. Et il aimait et savait faire aimer !

Il aimait le cinéma, enfin le « bon » cinéma qui pour lui datait des années 40-50. Il avait été très étonné et séduit pas la connaissance de ma mère sur le sujet. Je pense qu’ils avaient les mêmes références…

Je pourrais, vous le voyez, parler pendant des heures d’André. Et je ne vous aurais fait partager que le dixième de qui il était vraiment.

En fait depuis hier je lis beaucoup d’hommages mérités sur André. Je me rends compte de la chance incroyable qui a été la mienne de fréquenter un tel éveilleur d’âme. Je me rends compte aussi que tout le monde doit avoir des souvenirs personnels tout aussi intenses que les miens. Il a sans doute pour beaucoup d’entre nous été un vrai passeur de savoir, de connaissances.

Il n’était certes pas parfait… Il pouvait avoir la dent dure, et il pouvait être d’une absolue mauvaise foi. Lorsque dans mes jeunes années j’avais acquis un peu plus d’assurance, je lui disais : « Mais enfin André, pas plus tard que tout à l’heure, vous m’avez dit ceci et maintenant vous me dites le contraire ! » Et je ne sais pas par quelle diablerie il me prouvait que « pas du tout, mais je n’ai pas dit cela, tu ne m’as pas compris etc. etc. ». De toute façon, impossible de résister à sa parole…

André aurait fait aimer la musique à des pierres. Il en était pétri, il savait en parler comme personne. Il rendait son auditoire intelligent, il parlait à tout le monde avec la même attention.

Aujourd’hui je me sens orpheline comme tous ceux qui l’ont fréquenté de près ou de loin. Mais je sais que son amour des artistes et la musique vit parmi nous et par nous.

J’adresse toute mon affection à Claire, Marie et Thomas.

André était croyant, et je sais qu’il va retrouver Marie-Josée et Camille leur fille, ainsi que tous ceux qui ont habité son cœur, qui était immense.

Au revoir et merci cher André. Je ne serais pas qui je suis si je ne vous avais rencontré et aimé.


Christian Merlin, critique musical au Figaro (Au cœur de l’orchestre, Pluriel)

C’était au début des années 1980. Elève de khâgne au lycée Louis Le Grand, j’étais plongé avec délices dans la lecture des numéros de L’Avant-Scène Opéra. C’est là que je fus fasciné par des articles qui sortaient du lot. Ne serait-ce que par leur plume, tout à la fois lyrique et ciselée, nous emmenant le long de phrases semblant s’engendrer elle-même au gré d’une pensée en mouvement, traversée de références littéraires et philosophiques venues élargir le périmètre habituel de la critique musicale. Elles auraient été touffues si l’on n’y avait senti une volonté permanente de choisir le mot juste, habitude du poète pour qui c’est ce mot-là et pas un autre, autant que du philosophe habitué à manier les concepts. Elles auraient été maniérées si l’on n’y avait perçu une construction de pensée et une volonté de transmettre, celle du pédagogue. Et par-dessus tout cette passion, capable d’incarner la musique à travers les interprètes dont il se faisait le truchement, en rendant soudain charnelle cette notion en apparence immatérielle qu’est l’écoute.

Au même moment, je découvrais les textes du même auteur dans les pochettes de la collection « Références » d’EMI, où Hans Hotter, Elisabeth Schwarzkopf, Bruno Walter, Lotte Lehmann, Rudolf Serkin et les Busch accédaient à l’universalité par la force d’une plume qui ne se contentait pas de raconter leur carrière ou de décrire leur style à l’aide d’images ou de termes techniques, mais partait là encore de l’écoute, nous apprenant à faire confiance à tout ce que celle-ci provoque en nous. Décidément, il y avait André Tubeuf et les autres. Même si j’admirais d’autres critiques, et admettais que lui se laissait parfois emporter par sa plume jusqu’à la limite de l’affectation, il y avait là tout simplement quelque chose comme un modèle. Sans parler de son très fort tropisme germanique.

Avant de me lancer à 23 ans dans la rédaction d’un mémoire de ce qui s’appelait encore maîtrise, sur la question du temps chez Wagner, je ressentis le besoin de solliciter les conseils de spécialistes et y allai au culot, écrivant quelques lettres à des sommités (il n’y avait alors pas de mail). L’une fut envoyée à Pierre Boulez, qui répondit par retour du courrier. Une autre à André. J’habitais chez mes parents et me trouvais dans le salon lorsque ma mère décrocha le téléphone (fixe, avec fil, il n’y avait que cela), et s’exclama : « Monsieur Tubeuf, comme mon fils sera content ! » C’était il y a 34 ans et je n’en suis toujours pas revenu. Il me donna rendez-vous dans un café, du côté de la rue de Rennes où se trouvaient les locaux du Point dont il tenait la rubrique musicale. Je me souviens de sa bienveillance et de son attention, mais aussi de son côté direct et sans concession. Par exemple lorsque je l’interrogeai avidement sur son interprétation de la fameuse phrase : « Tu vois mon fils, ici le temps devient espace », dont j’espérais qu’elle serait la clé de mon travail, et qu’il me répondit : « aucune signification philosophique, c’est une formule creuse ».

Je le vis faire des conférences, parlant sans notes pendant une heure et demie pour répondre à la question « la Tétralogie est-elle un cycle ? », avec une éloquence et une aisance époustouflantes. Lorsque je lui demandai si la préparation de ses cours était compatible avec l’écriture des livres et articles et la fréquentation des théâtres lyriques et festivals du monde entier, il me répondit abruptement : « Je ne prépare jamais mes cours, j’ai besoin de l’improvisation. » Plus tard, comme conférencier ou professeur, je compris ce qu’il voulait dire, me sentant de fait beaucoup mieux sans texte écrit pour laisser se déployer l’oral, tout en sachant bien qu’il n’est d’improvisation possible que quand on possède son sujet.

Le lien ne cessa jamais, même s’il pouvait nous arriver de rester des mois sans le moindre contact. Il s’enquit de mon succès à l’agrégation d’allemand, de mon premier poste universitaire, accueillit cinq ans plus tard mes premiers articles publiés comme si c’était une évidence. Sans compliments (il ne faut pas exagérer…), sans critiques non plus. Sauf cette fois où, tout heureux de lui annoncer que L’Avant-Scène Opéra m’avait confié la discographie de Fidelio, je l’entendis répondre sèchement : « on ne peut faire la discographie de Fidelio que si l’on connaît déjà par cœur toutes les versions… » Il avait raison de son point de vue, puisqu’il ne s’était mis à écrire que la quarantaine passée, une fois sa culture de l’écoute construite et non encore à construire. Peu après, il nuancerait tout de même d’un « vous êtes hors norme » qui résonna d’autant plus à mes oreilles qu’il ne les lâchait pas facilement… Il n’en faut pas plus, parfois, pour vous donner confiance quand vous ne savez pas encore s’il est raisonnable, ou seulement envisageable de faire de votre passion un métier.

Nous nous sommes toujours vouvoyés. Je n’aurais pas l’audace de dire que nous étions amis. Admiration et gratitude continuaient à me le faire voir comme un maître ; lui eut la délicatesse de ne jamais me traiter comme un élève. Et c’était déjà énorme : l’impression d’être accepté, d’avoir ma place. Avec quelque chose comme une affection, même inexprimée. Tout en se réjouissant, il s’était inquiété de ma résistance lorsque j’avais ajouté Le Figaro, et bientôt France Musique au poste de maître de conférences que je conservais à l’université. Mais j’eus beau jeu de lui répondre qu’il n’était pas le mieux placé… N’était-ce pas lui qui avait inspiré ce parcours ? Lui qui m’avait fait comprendre que, quand on n’est pas musicien, on a les mots pour partager sa passion et donner des clés pour écouter mieux. Lui qui m’avait montré qu’il était possible de mener de front le métier de professeur et celui de chroniqueur musical. Et même souhaitable, tant il était convaincu que la servitude volontaire d’un poste de fonctionnaire était la meilleure garantie d’indépendance à l’égard des coteries du monde de la musique et des médias. Lui, encore, qui m’avait convaincu qu’il n’était pas incompatible de vénérer les gloires du passé et de guetter l’éclosion des nouveaux talents. Cultiver l’histoire de l’interprétation sans sacraliser le passé, aussi forte que soit la tentation.

Nous avions bien sûr beaucoup de différences, et c’est heureux car revendiquer une dette ne veut pas dire être un clone. J’aime l’orchestre symphonique dont il se méfiait. J’aime les musiques contemporaines dissonantes qui écorchaient ses oreilles éprises d’harmonie. J’aime les mises en scène provocatrices qui l’irritaient (quoiqu’il fût, là comme ailleurs, beaucoup plus ouvert d’esprit qu’il voulait bien le laisser paraître). Je me suis quelque peu éloigné du disque, qui fut la grande affaire de sa vie, au profit du concert et du spectacle vivants. Soit. Mais je prends maintenant conscience à quel point, comme tant d’autres de ma génération qui ont choisi de partager leur passion musicale, je suis un enfant d’André. Et si je ne devais retenir qu’une parmi ses nombreuses leçons dont peut s’inspirer tout passeur de musique : faire la chasse à tout ce qui est scolaire ou académique pour privilégier la singularité, l’incarnation, la présence. Dans le jeu des interprètes comme dans la manière d’en parler. Un défi toujours renouvelé.


Dominique Meyer, directeur du Théâtre de La Scala de Milan.

Qu’il est étrange et difficile de parler d’André Tubeuf au passé… J’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Et donc, qu’il est toujours là Je ne l’ai pourtant rencontré vraiment que dans les années quatre-vingt-dix, lorsque je travaillais à l’Opéra de Lausanne. Auparavant, Il était une signature familière, l’une de celles dont on attendait le prochain article.

Chacun le sait, il avait une manière particulière d’écrire, un style, disons, fleuri., qui fut parfois raillé et aussi souvent (mal) imité. Je m’amusais de ses formules, et je me demandais souvent ce qu’allait être sa prochaine trouvaille. En fait, son style excitait l’imagination, donnait envie d’écouter, d’en apprendre davantage. André aimait les mots. Il les dégustait, les répétait parfois lorsqu’il les aimait un peu trop, tel, par exemple, le fameux « Gleichzeitig » qu’il fourrait dans chaque recoin de ses textes consacré à Ariane à Naxos.

Je me souviens de ses critiques des spectacles salzbourgeois des années soixante-dix. Il parlait avec un tel lyrisme des bois du Philharmonique de Vienne, que, depuis mes vacances à Bonn, je cherchais par tous les moyens à capter les retransmissions depuis les multiples chaines régionales allemandes. Et il me faisait passer des heures à dénicher les enregistrements de l’Octuor de Vienne, dans les étagères du Saturn de Cologne. Peut-être a-t-il fait naitre ma passion pour le son de cet orchestre extraordinaire, qui est en fin de compte l’unique raison pour laquelle je suis allé travailler à l’Opera de Vienne.

Il y a quelques jours, Alain Lompech qualifiait André de passeur. Comme c’est vrai ! J’ai encore en mémoire une série de quatre articles sur le Lied allemand, parus dans Harmonie (ou peut-être était-ce Lyrica), qui étaient comme une initiation au Lied et à ses interprètes par le disque. Elisabeth Schumann, Lotte Lehmann, Elisabeth Schwarzkopf, Hans Hotter, Julius Patzak, mais aussi ceux de leurs producteurs, Walter Legge, John Culshaw…. Tous ces noms dansaient, led même que les titres : Auf dem Wasser zu singen,  das Veilchen, Ganymed,… ou encore les labels: Lebendige Vergangenheit , Preiser, la Voix son Maître… Des noms, des mots, des références, comme autant de portes d’accès….

Je lisais et relisais ces articles, hélas perdus depuis lors dans un de mes innombrables déménagements. Le désir était alors grand de se précipiter chez Gibert, Radio Pygmalion ou à la Fnac pour acheter les précieux 33 tours, ou au moins pour les contempler, lorsque les moyens financiers ne suivaient pas….

J’aimais aussi ses articles portant sur les pianistes, les grands d’alors, Serkin, Arrau, Ashkenazy, Pollini…. Après les avoir lus, comme on avait envie d’écouter et de comparer leurs enregistrements ou de les voir jouer, depuis les célèbres fauteuils de galerie du Théatre des Champs-Élysées.

André avait aussi rédigé de nombreuses discographies, en particulier celle du Ring de Wagner dans la première édition de l’Avant-scène Opéra. J’adorais ce texte dont je connais encore certains passages par coeur. C’était l’époque des disques pirates, trouvés à grand peine dans les arrière-boutiques de certains magasins où l’on respirait le parfum de l’interdit. On recherchait le fameux Ring de Clemens Krauss, le Fidelio de Furtwängler ou celui de Toscanini. Souvent, ces disques souffraient de défauts techniques tels qu’il eut fallu s’équiper d’un stéthoscope pour pouvoir les écouter. Plus tard, les rééditions à partir des bandes d’origine rendraient leur message plus intelligible tout en faisant disparaitre un peu de la poésie de ce que André appelait des Incunables.

Quelques mois avant mon départ pour Vienne, André me demanda d’écrire une préface pour le livre qu’il avait consacré à l’Opéra de Vienne. Je le fis avec grand plaisir, mais avec le sentiment un peu confus d’un élève devant présenter le travail de son professeur.

Je dois beaucoup à André Tubeuf. Je lui dois certaines de mes passions le plus fortes, de mes émotions les plus vives et sans doute aussi une partie de mon parcours dans le monde de la musique. Je sais que je penserai toujours à lui en écoutant Serkin, Arrau ou le clarinettiste du Philharmonique de Vienne.


Laurent Perpère, ancien haut-fonctionnaire, ancien dirigeant d’entreprise.

Je ne connais pas d’élève d’André qui ne se souvienne de lui, qu’ils aient passé un an de terminale ou de plus longues années en khâgne, comme moi. D’emblée, l’éblouissement d’une parole libre, dédaignant la contrainte académique et la convention, ouvrant au contraire le champ d’une réflexion tout à la fois aventureuse et rigoureuse. A notre émerveillement, André pouvait, à partir de n’importe quel concept ou notion, improviser un vertigineux parcours d’intelligence, fait de références littéraires, philosophiques, musicales mises en consonance. Ainsi à notre insu, révélait-il en nous une capacité d’écoute qui paradoxalement était le fondement d’une réflexion personnelle et autonome.

J’ai eu la chance de devenir dès cette époque, en 1968, un intime du boulevard Paul-Deroulede et ainsi de rencontrer chez lui les nombreux chanteurs et artistes qui ne manquaient pas de venir partager la familiarité d’un diner, ou plus, quand ils se produisaient à Strasbourg. Il n’était jamais question de mondanités ou d’érudition, mais bien d’une conversation plaisante qui mêlait le futile et le profond et faisait revenir encore et encore des artistes conquis par l’extraordinaire facilité du commerce avec André.

Pendant plus de cinquante ans, nous avons poursuivi notre amitié, mélange de relation maître/élève (nous nous sommes vouvoyés jusqu’au bout), père /fils et hommes faits. Je l’ai vu peu à peu se dégager de la quasi-exclusive oralité par laquelle il transmettait la puissance de sa réflexion et entreprendre une œuvre écrite considérable. Il a voulu faire connaître mieux et autrement la musique qu’il aimait et à travers ses interprètes défendre une idée et une pratique tendues par la rigueur et l’amour.

En osant entrer dans un univers romanesque très singulier, il a gardé sa voix, son style, reconnaissables en trois lignes, pour raconter des histoires de famille qui sont celles de la grâce qu’il faut accepter sans la comprendre, de la douleur de l’éloignement, et du silence assumé. 

De ces heures de conversation, des lectures de ses premiers jets, de ses manuscrits publiés et non publiés, je ne peux bien sûr exprimer qu’une immense gratitude pour celui qui a formé mon jugement, m’a appris à aimer la musique et à en faire une part de ma vie, et permis, si proche de lui, de rester aussi si différent.

Je pense profondément que pour lui, si évidemment croyant, la grande affaire a été de dire le mystère de l’incarnation.

Comment le Verbe se fait-il chair ? Sa recherche d’une vie sur la musique tente d’y trouver confirmation, de multiples façons, que celle-ci est un moyen privilégié par lequel le Logos, c’est-à-dire l’organisation supérieure du multiple, nous est rendue concrètement accessible.

Dans son Bach, de toute évidence, l’Art de la fugue montre à la sensibilité un discours divin qui prend forme intelligible par la succession des notes. Mais plus encore, ce sont pour André, les Passions et la Messe en si qui manifestent le mieux la relation entre le dessein divin et notre capacité d’entendement. La médiation, le triton tí dont parle son Platon, c’est la voix qui l’opère éminemment. Les premières émotions musicales de ce philosophe sont là, parce que ces œuvres majeures magnifient l’incarnation par le chant de l’âme trouvant son lieu dans le mariage de la sensibilité et de l’intelligence.

La passion d’André pour les chanteurs n’est autre que la reconnaissance dans la voix de ce passage de l’ordre de la raison à l’ordre de la chair, qui fait l’ordre de la grâce. Les grandes voix, pour lui, sont celles qui manifestent non la technique du chant, mais la simplicité et l’évidence de cette double appartenance en l’homme de l’esprit et de la chair. Ainsi du Ich habe genug de Hotter et du Winterreise du même, dans un registre profane : Hotter, qu’il avait si souvent reçu à Strasbourg, était plus que tout autre le chanteur qui le mieux savait dire l’humanité déchirée et humble devant plus grand que soi.

La leçon d’André Tubeuf en musique est tournée, comme en philosophie, vers la vérité profonde de rapport entre l’homme de chair et une transcendance qui est en lui. Quelque chose chante en nous, disait-il parfois, et c’est là ce qu’il avait reconnu et voulait, avec rigueur et choix des mots, faire partager.

Et cela requiert humilité, capacité à se dépouiller pour se mettre à l’écoute de ce quelque chose qui dit en nous le divin.

Et aussi joie ineffable devant la beauté de ce mystère de l’incarnation. « Rühmen, das ist’s », disait-il reprenant Rilke. La musique est célébration, sans quoi elle n’est que bruit, si séduisant soit-il.


Jérémie Rhorer, chef d’orchestre, directeur musical du Cercle de l’Harmonie.

Pour un jeune musicien, une première rencontre avec André Tubeuf, avait tout pour impressionner.

Sa stature de Commandeur aux jugements aussi singuliers que visionnaires, comme l’influence quasi “socratique” qu’il exerçait sur tous les esprits épris de musique, aurait intimidé les plus farouches.

C’est pourtant d’emblée, la douceur, et même une sorte de tendresse de Maître qu’il imposa en préambule à notre conversation.

Il avait préparé minutieusement ses tomates au sucre, témoignage de ses racines proche-orientales, et créé ainsi un climat solaire, propice aux questionnements profonds.

Inquiété depuis mes années d’études par un fort sentiment d’expropriation de l’art au profit d’une l’idéologie dérivée du matérialisme historique, je cherchais un réconfort et une voie auprès de l’éminent professeur de philosophie éperdu de musique.

Avec une infinie délicatesse, il glissa entre mes doigts le fil d’une pelote qu’il ne me restait plus qu’à dérouler : « Après avoir enseigné la philosophie pendant près de quarante ans, je peux désormais vous l’affirmer, il n’existe aucun système philosophique, aussi puissant soit-il, qui ne puisse être déconstruit ». Implicitement, d’un sourire, il confirmait ainsi mon intuition profonde qui réservait à l’art et à la musique en particulier l’un des seuls espaces de vérité.

Ce moment si précieux s’inscrivait pour André Tubeuf naturellement et de manière anecdotique dans une vie entièrement dévolue à la transmission et à la diffusion de ses idées fulgurantes. Phare aussi puissant que discret, il aura été le lien intime entre les intelligences les plus vives du monde de la musique et des idées, celles éprises de vérités éternelles.

C’est par elles, sans nul doute (elles se reconnaîtront) que se perpétuera son œuvre, juste récompense pour celui qui savait si bien les reconnaître et les aider à s’épanouir.

Il aurait probablement aimé à la manière d’un Alain, regarder une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et y voir naître des bourgeons.


Jean-Paul Scarpitta, metteur en scène, directeur de festival.

Lors de l’une de nos toutes dernières conversations, ces derniers jours, notre ami André me confiait, une fois encore, que ce qui lui importait était la dimension créatrice.

« Chez un véritable artiste, on ne s’y trompe pas, on finit toujours par ressentir le génie de la saine exactitude et de l’intransigeance des choses de la vie et de l’art. C’est un rôle sublime que d’essayer de trouver l’occasion la plus puissante de l’aider à se déployer »

André Tubeuf a toujours su renouer avec l’autre Joie, une Joie supérieure, celle que procure la Musique.


Nathalie Stutzmann, chef d’orchestre, contralto

J’ai connu André Tubeuf alors que j’étais une grande adolescente et que je fus admise à l’Ecole de Chant de l’Opéra de Paris en 1983. Il y avait alors plusieurs enseignements portant des intitulés précis… et puis il y avait le cours d’André Tubeuf, qui délicieusement n’avait pas de nom. Cela m’attirait déjà !

Nous nous installions en salle Mado Robin et attendions son entrée, toujours très théâtrale. On avait l’impression que Sarah Bernhardt entrait en scène. A sa démarche nous devinions s’il était de bonne ou mauvaise humeur. Nous ne savions pas de quoi il allait parler. Tout était toujours très mystérieux, il savait ménager ses effets. Un jour il nous parlait de la Tétralogie, un autre jour de George London, en nous expliquant pourquoi son interprétation du Comte des Noces de Figaro était si singulière. Il nous parlait d’artistes de toutes les époques que nous ne connaissions pas forcément et parfois il nous les faisait entendre par des disques. Il avait toujours des partis pris extraordinaires : il pouvait être d’une parfaite mauvaise foi, critiquant vertement des interprètes que nous adorions, mais c’était toujours extrêmement argumenté. En cours, je me souviens de la façon dont il utilisait sa voix : il modulait comme un grand acteur de la Comédie-française, un chanteur, tantôt pianissimo, tantôt fortissimo quand il partait dans de grands éclats, rougissant d’agitation et sautant sur place. Il savait aussi mesurer ses silences et nous forcer à écouter, et réfléchir.

Il nous parlait souvent du Lied, ce qui était une bénédiction pour moi, car avec ma voix et mon timbre, s’en tenir à l’opéra eût été une catastrophe ! Je me souviens qu’il aimait avant tout ce qui était singulier. Il aimait les timbres différents, les interprètes rares, il aimait ce qui n’était pas lisse ou neutre, ces voix dont on n’a pas cherché à gommer tous les défauts et qu’on reconnaît au bout de trois secondes. Son goût allait aussi à l’intime, ce qui n’était pas inutile dans une école d’opéra où l’on risque parfois de se préoccuper plus d’être efficace et projeté, ou de chercher le spectaculaire et la brillance. Quatre-vingt-dix pour cent de ce qu’il nous faisait écouter relevait non du clinquant mais de ce qui touche au fond de l’âme.

Par la suite, nous sommes restés en contact. Il a écrit sur moi de très beaux papiers dans Le Point et m’a même réservé une place dans sa somme sur le lied allemand. Je ne m’y attendais pas, je pensais qu’il me voyait comme une élève comme les autres. Je l’ai revu aussi lors d’une signature de son Beethoven. Nous avions parlé et il m’avait dit : « J’aimerais faire un livre sur toi et cette étonnante carrière maintenant que tu fais chanter les orchestres » hélas le temps nous a manqué pour réaliser ce projet.

Lorsque j’avais un récital à Strasbourg, nous déjeunions ensemble. Nous l’avons fait aussi de temps à autre lorsqu’il s’est installé à Paris. Mon moment préféré, c’était quand après le déjeuner il disait : « Allez, on va écouter quelque chose ». Alors il trouvait une interprétation exceptionnelle (et parfois aussi une interprétation qu’il détestait) et il me disait : « Ecoutez cela, ça va vous faire grandir ». Il se lovait dans son canapé, fermait les yeux, on aurait dit un chat égyptien. Cela pouvait être sibyllin, mais il voulait avant tout me faire entendre encore et toujours ce qui se cache derrière les notes. Cela faisait son chemin, et je comprenais. Parfois des années après. Ses petites phrases n’étaient jamais perdues.

Le temps a passé et je regrette de n’avoir pas passé plus de temps avec lui ces dix dernières années. On est de moins en moins disponibles pour des raisons idiotes. On rencontre de moins en moins de ces personnes qui ne cèdent ni à l’eau tiède, ni au politiquement correct, ni à la facilité. J’aimais son caractère tranché, ses fortes convictions, parfois ses colères, toujours étayées. Tout ce qu’il disait vous bousculait et vous faisait réfléchir. En interprétation, il exhumait des bijoux qui relevaient de choix artistiques incroyablement osés, venant d’artistes assumant jusqu’au bout leur radicalité.

Lorsque j’ai à transmettre à mon tour, j’assume absolument mes choix interprétatifs. André Tubeuf fait partie de ces êtres exceptionnels et rares qui m’ont aidé à oser.


Valentin Tournet, violiste, chef de chœur, chef d’orchestre, fondateur et directeur de La Chapelle Harmonique

Passeur humble et dévoué, l’homme de cœur qu’il n’a jamais cessé d’être fut d’un réconfort précieux pour les artistes qu’il côtoyait.

Présenté à lui dès mes premiers pas dans la cour des grands, il m’a bien vite accueilli dans son antre de la rue Milton où, à cinq ou six, jamais plus, nous partagions des moments enthousiasmants d’où je ressortais toujours guilleret et vivifié. Quelle richesse d’esprit, quelle immense culture, quelle flamme fervente. J’avais trouvé là le grand-père d’adoption qui me portait vers l’épanouissement, bout après bout.

André nous manque déjà. Il écoute à présent le chant des anges. À notre tour de lui exprimer aussi bien que l’on puisse notre reconnaissance, en ami.


Edith Walter, fondatrice d’Harmonie, directrice de festival, journaliste à Radio Notre-Dame

En 1975, je dirigeais Harmonie et Lyrica. Je ne sais plus dans quelles circonstances, je pus lire un texte dérivant du monologue de Philippe II du Don Carlo de Verdi. Cela partait de ce monologue, puis ramifiait en tous sens. J’en ai été bouleversée et admirative. « C’est de l’or ! », me suis-je dit. Cela correspondait absolument à ce que je cherchais alors pour étoffer les équipes d’Harmonie : des plumes indépendantes, faisant entendre une voix singulière. J’avais pour cette raison recruté Alain Duault ou encore Pierre-Jean Rémy. Je demande donc les coordonnées de l’auteur de ces lignes, qui s’appelait André Tubeuf. Je parviens à le joindre au téléphone, et je lui propose d’écrire pour Harmonie. Je me trouve face à un homme d’une grande humilité et plein de scrupules. Il me répond qu’il n’est pas du tout musicologue, que jamais il n’oserait adjoindre sa signature aux noms prestigieux qui alors écrivaient dans la revue que j’avais fondée : Roger Tellart, Marcel Marnat, Marc Vignal, Harry Halbrecht… Je lui réponds qu’au contraire il a tout ce que je cherche : la sensibilité, la vie intérieure, la singularité. Il n’avait jamais publié dans un média consacré à la musique. Lorsque je venais à l’Opéra de Strasbourg et dînais après le spectacle avec le directeur, le metteur en scène, les chanteurs, personne ne me parlait d’André Tubeuf, qui vivait sa passion de manière entièrement privée. C’est du reste ce qu’il me dit au téléphone : « Je ne suis qu’un professeur de philosophie ». J’ai mis quelque temps à le convaincre, mais il a finalement accepté.

Il a alors livré numéro après numéro des textes d’une fraîcheur unique, où il livrait tout ce qu’il avait accumulé de façon personnelle avec une immense compétence. J’appris à le connaître. Lorsque j’allai chez lui à Strasbourg, je rencontrai son épouse et ses filles, et je pus constater que tout était déjà là : la collection de disques rares, la collection de photos d’artistes… Ce qui avait été pendant vingt-cinq ans une passion nourrie ardemment mais en amateur devenait soudain public. Nous nous prîmes d’amitié. Il venait alors toutes les semaines à Paris, probablement pour remplir ses fonctions au sein du cabinet du ministre de la Culture, et me consacrait ses mercredis après-midi, pour converser avec moi. Nous devions parler de la revue mais nous parlions de tant d’autres choses, de tout ce qu’il sentait et percevait dans la musique. Il y eut de nombreux mercredis après-midi et je les attendais avec impatience tant il était modeste, gentil, brillantissime. Son propos vous enrichissait, et même vous modifiait. Il est aussi venu passer des vacances au Rayol, dans notre propriété.  Je me souviens, lors d’un déjeuner sous le chêne de la maison, d’un exposé étincelant, improvisé par lui, sur la prison chez Stendhal… nous étions tous hypnotisés et émerveillés.

Il se peut que j’aie été pour lui une figure maternelle, même si j’étais plus jeune que lui. L’homme que j’ai connu alors était d’une grande sincérité et d’une grande pureté, attendrissant comme un enfant. Il ne fallait pas s’y attarder beaucoup pour deviner chez lui une réelle fragilité, et un certain tourment.

Lorsque j’ai perdu le contrôle d’Harmonie, nos relations se sont espacées. Nous nous voyions souvent au concert, mais ce n’était plus la même chose : il avait gommé cette immense fragilité que j’avais perçue en lui, et son éblouissante carrière de critique et d’écrivain était lancée. Je crois que pour lui, j’ai été une porte vers un monde qui le fascinait et dont il se tenait à l’écart : je le lui ai offert cet accès, et je ne le regretterai jamais tant je mesure l’importance de son œuvre et de son influence.


Jean-Claude Zylberstein, éditeur

Longtemps j’ai privilégié le Jazz, cette musique que j’avais découverte pendant la guerre chez la famille de « Justes » qui m’avaient recueilli et caché. Leurs fils possédaient des 78 tours de Benny Goodman, Duke Ellington et Artie Shaw . La sonorité de leurs noms m’avaient fasciné et à la Libération les grands GIs black s’émerveillaient en m’entendant prononcer ces noms tout en agitant le drapeau de l’Oncle Sam. Quelques années plus tard j’ai renoncé à apprendre le piano parce que les « Études » de Czerny me déplaisaient trop, moi qui souhaitais jouer du « boogie-woogie ». A l’occasion j’écoutais sans déplaisir à la radio des concerts de musique classique. Mais c’est grâce à La Tribune des critiques d’Armand Panigel et surtout aux notes de pochettes d’Andre Tubeuf pour les albums de la collection « Références » que j’ai pu me passionner pour la musique classique. Les sempiternelles études musicologiques des œuvres reproduites sur mes vinyles manquaient de glamour. Tubeuf privilégiait les grands interprètes et son écriture d’une rare originalité acheva de me convertir. C’est en suivant les enregistrements de ces artistes dont il a su évoquer mieux que quiconque l’art et la personnalité que j’ai pu arpenter ensuite avec gourmandise le grand répertoire. J’ai eu la chance de pouvoir le rencontrer grâce à Stephane Barsacq et par la suite il a toujours accueilli mes interrogations avec une gentillesse et une patience dont je lui reste reconnaissant. J’espère que l’on réunira aussi bientôt ses merveilleuses notes de pochette pleine d’un enthousiasme si communicatif ! En Sardaigne où je rédige ces quelques lignes je suis le voisin de Maurizio Pollini. Je lui ai appris le décès d’André et il m’a dit en français avec son charmant accent: » Je suis triste pour Tubeuf ». Moi aussi : André fut un « galantuomo »!

 

 

 

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