Il voulait un beau livret pour donner le meilleur de lui-même et enfin rencontrer un succès qui sans cesse lui échappait. Umberto Giordano croyait du plus profond de son être à son Andrea Chenier. C’était en tout cas le sens de sa supplique – le mot n’est pas trop fort – à Luigi Illica, à qui il demandait ce beau livret. Ce dernier avait concocté un texte sur la vie du poète français André Chénier, victime de la Terreur révolutionnaire. Il était destiné au départ au compositeur Alberto Franchetti, lequel y avait renoncé pour donner une chance à son ami Giordano, qui vivait alors dans une grand dénuement. Ce fameux livret sur lequel le jeune compositeur de 29 ans composera une musique qui lui assurera son plus grand triomphe, oscille entre beaucoup de fiction et un peu de réalité.
L’opéra s’ouvre au printemps 1789. A cette date, le vrai Chénier n’a pas encore 27 ans. Il est né André Marie de Chénier en octobre 1762 à Constantinople, où son père Louis travaillait dans une entreprise commerciale avant de devenir peu après diplomate, finissant sa carrière comme consul de France au Maroc. A Constantinople, il avait épousé Elisabeth Santi-Lhomaca, jeune grecque née à Chypre. André sera leur troisième enfant, après Hélène et Louis-Sauveur, mais avant son dernier frère Marie-Joseph, lequel deviendra député de la Convention. Tous survivront à André et aux tourments de la Terreur.
La famille rentre en France alors qu’André est encore très jeune. Ils s’installent à Carcassonne, les Chénier étant originaire de la région. André est ensuite envoyé, tout comme son frère Marie-Joseph, à Paris pour suivre ses études au Collège de Navarre, près de l’actuel Panthéon, où s’installera bientôt la première Ecole polytechnique avant que le bâtiment soit détruit.
A Paris, André se passionne pour l’Antiquité et la poésie et ses rencontres lui permettent d’accéder à la haute société. Être poète devient une évidence car il ne peut embrasser la carrière militaire, contrairement à ce qu’il affirme àchez Giordano dans un de ses airs les plus connus (« Si, fui soldato »). Il commence donc à écrire avec une grande régularité au début des années 1780. Il voyage en Suisse et en Italie et y fait de nombreuses rencontres féminines qui déclencheront chez lui plusieurs passions amoureuses. Il thésaurise ainsi ses premières grandes œuvres qu’il ne cherche pas à publier, comme par exemple les Elégies et les Bucoliques, directement inspirées par son amour profond pour Michelle de Bonneuil, réputée être la plus belle femme de Paris. Ses écrits deviennent plus politiques alors que l’on approche de la Révolution, et il conçoit des poèmes et libelles plus satiriques, mais sans excès. C’est alors qu’il entre au service du marquis de la Luzerne, ambassadeur de France à Londres, où il restera jusqu’en 1790.
De retour à Paris, il fonde avec Michel Regnaud de Saint-Jean d’Angély le Journal de Paris, par lequel il se fait bien davantage connaître par ses articles que par ses poèmes, dont seuls deux ont fait l’objet d’une publication de son vivant : le Jeu de Paume et les Suisses de Châteauvieux. Partisan de la Révolution, il fait partie des modérés, qui soutiennent le principe d’une monarchie constitutionnelle. Il s’éloigne de Paris au moment de la proclamation de la République en 1792, mais au lieu de fuir pour les Etats-Unis ou pour l’Angleterre, il revient à Paris dans l’espoir de sauver la vie du roi, en vain. Il trouve refuge à Louveciennes, chez ses amis Lecouteulx et il tombe secrètement amoureux de la maîtresse de maison, qui inspire ses Odes à Fanny.
Il est arrêté chez une amie à Passy en mars 1794. Il est soupçonné d’avoir participé à une vaste opération de corruption destinée à sauver la tête du défunt roi. Cette opération avait en fait un autre cerveau, Mlle d’Estat, mais Chénier avait été mis au courant de l’entreprise. Il se fait alors courageusement passer pour le concepteur de celle-ci, permettant à Mlle d’Estat de s’enfuir. Il est incarcéré à Saint-Lazare, prison sans retour. C’est là que la réalité rejoint brièvement la fiction de l’œuvre de Giordano et Illica. Chénier y rencontre une certaine Aimée de Coigny, qui sera la Madeleine de l’opéra. De sept ans sa cadette, elle avait été élevée par la princesse de Rohan-Guéménée à la mort précoce de sa mère. Elle avait épousé encore adolescente le marquis de Fleury et fait une entrée très remarquée à la Cour. Émigrée à Naples lorsque la Révolution avait éclaté, elle était retournée à Paris pour y obtenir le divorce d’avec son mari et reprendre son nom de naissance. Après un séjour en Angleterre, elle était revenue en France pour sauver ses biens et s’était retirée à la campagne accompagnée d’un fidèle ami, qui ne sera pas la Bersi de l’opéra, mais le comte Casimir de Montrond.
Ils sont arrêtés tous deux et incarcérés eux aussi à la prison Saint-Lazare. Accusés comme tous les autres de conspiration, ils risquent la mort. Alors que dans l’opéra, on soudoie le geôlier Schmidt pour qu’il inscrive Madeleine de Coigny sur la liste des condamnés à la place d’une jeune femme ; c’est grâce à un certain Jobert, espion de la Montagne et moyennant finances, que le nom d’Aimée de Coigny et de son fidèle Montrond sont rayés de ladite liste dans la véritable histoire.
André Chénier remarque la jeune femme qu’il croise au sein de la prison. Elle lui inspirera un poème un peu désespéré, et l’un de ses plus célèbres : la jeune captive. Neuf strophes qui se terminent ainsi :
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces voeux d’une jeune captive ;
Et secouant le faix de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.
Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle :
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d’elle.
André Chénier est non seulement accusé par le tribunal révolutionnaire d’avoir conspiré en faveur de Louis XVI, mais aussi d’avoir servi aux côtés du général traître Dumouriez. Là encore, la réalité rejoint la fiction, puisque c’est également le chef d’accusation dans l’opéra. La scène du procès est d’ailleurs vraisemblablement l’une des plus réalistes de ce dernier.
Immanquablement condamné à mort, il monte sur l’échafaud le 25 juillet 1794 (7 Thermidor An II), deux jours avant l’arrestation de Robespierre, aux côtés de deux autres poètes, Jean-Antoine Roucher et Frédéric de Trenck. Selon les témoins, ses derniers mots auraient été : « Je n’ai rien fait pour la postérité… J’avais pourtant quelque chose là (désignant sa tête) ». Son corps est jeté dans la fosse commune du couvent des Chanoinesses, devenu depuis le cimetière de Picpus.
Aimée de Coigny tiendra un salon très réputé dans la haute société durant le Directoire et l’Empire, épousera Montrond, dont elle divorcera rapidement et mourra en 1820.
Nulle trace dans tout ceci d’un Charles Gérard. Mais combien, comme lui, ont traversé la Révolution, passant, ambivalents, de la fureur au pardon ? Pas de Charles Gérard dans la réalité, mais peut-être des dizaines.