Créée en 2015, cette production londonienne d’Andrea Chénier est reprise pour la première fois cette saison avec une distribution entièrement renouvelée, réunissant deux vrais monstres vocaux. Dans une forme éblouissante, Roberto Alagna campe un Chénier d’anthologie. On est d’abord frappé par la qualité de la projection, presque surnaturelle. Certes, l’acoustique du Royal Opera est un bonheur pour les voix, mais conjuguée à une technique à son apogée, le squillo du ténor nous cloue littéralement à notre fauteuil. Au-delà de ce plaisir quasi physique, on apprécie une maîtrise admirable du phrasé, la pureté d’une voix au timbre toujours solaire, un art du chant à l’ancienne (au bon sens du terme), tout en nuances, variant les couleurs à l’envi. Les puristes noteront un premier aigu un peu dur, un dernier affecté d’une léger accroc, mais ces pécadilles ne sont rien face à une prestation d’un tel niveau : elles nous rappellent simplement que l’opéra est un art vivant, où il n’y a pas de vraie réussite sans prise de risque. Dramatiquement, le Chénier d’Alagna est un compromis idéal entre les deux aspects opposés du rôle. Il est à la fois le soldat, bravache, un brin cabotin, insouciant devant le danger, mais aussi le poète, avec un dernier air, « Come un bel di’ di maggio », tout en demi-teintes, et un premier « Si, fui soldato » qui fait parfaitement ressortir les espoirs et les frustrations du jeune homme.
Le ténor trouve en Sondra Radvanovsky une partenaire idéale, et leur premier duo est sans doute le sommet de la soirée, justement salué d’une ovation du public. Le timbre, plus sombre, du soprano canadien, s’harmonise idéalement avec celui, plus clair du ténor, les puissances sont équilibrées. On n’a jamais l’impression d’assister à un concours de décibels, mais à une véritable communion artistique. Totalement investie dans son personnage, Sondra Radvanovsky offre une Maddalena tout en nuances, capable à la fois d’exprimer la jeune fille fragile, puis la jeune femme en face à une impitoyable adversité, toujours avec un grand naturel et sans aucun maniérisme. On reste également subjugué de voir cette grande voix capable de reprises piano complètement inattendues, parfaitement justifiées dramatiquement, impeccablement conduites. Cette superbe technique belcantiste au service d’un ouvrage vériste est un luxe rare.
Dimitri Platanias est un Gérard solide, à la voix puissante. La caractérisation dramatique est d’une honnête humanité, mais on l’aurait attendu plus marquée au IIIe acte, là où le personnage jette sarcastiquement le voile dans une étonnante introspection. Les nombreux seconds rôles sont excellents. On retrouve avec émotion l’émouvante Madelon de l’inusable Elena Zilio (qu’il faudra bien un jour se décider à dater au carbone 14). Sa cadette, Rosalind Plowright (70 printemps depuis le 21 mai) est d’une remarquable fraîcheur vocale et, même dans ce petit rôle, on retrouve tout le talent d’une artiste qui fut avant tout une interprète hors du commun. Christine Rice campe une Bersi particulièrement sonore. Carlo Bosi est un Incroyable fin et subtil. David Stout sait se faire remarquer dans sa courte intervention en Roucher. Le reste de la distribution ne souffre d’ailleurs d’aucune réserve, la compagnie pouvant compter sur un vivier de chanteurs maison et de jeunes pousses du programme Jette Parker Young Artists.
La production de David McVicar est d’un grand classicisme, avec une bonne direction d’acteurs et des idées intéressantes (à titre d’exemple, le personnage muet d’Idia Legray, pour laquelle Maddalena se sacrifie, est très intelligemment développé). Les beaux décors de Robert Jones sont parfois un peu proprets (la scène du tribunal révolutionnaire manque de fureur, de crasse et de sang) de même que les éclairages d’Adam Silverman qui gagneraient à davantage de clair-obscur. Les costumes de Jenny Tiramani sont superbes. La chorégraphie d’Andrew George à l’acte I est délicieuse (mais on rappellera que la danse sur pointe n’avait pas encore été inventée à l’époque !). L’orchestre est en excellente forme et Daniel Oren tout à son aise dans ce répertoire. Le chef israélien est à l’écoute des chanteurs (le léger décalage avec Roberto Alagna durant le duo final a été rectifié de mains de maitre), mais il n’a pas que du métier. Il sait également maintenir la tension dramatique tout au long de cet ouvrage (ce qui n’est pas une mince affaire) et sait apporter une touche personnelle bienvenue (à titre d’exemple, la Carmagnole en coulisse a rarement est interprétée avec cette fureur électrique proprement terrifiante). Au global, nous avons trouvé ce spectacle autrement plus excitant qu’à la création, et il y a fort à parier qu’il se bonifiera au fil des représentations. L’ouvrage semble actuellement banni de la première scène nationale : la reprise de la production de 2009 avait été annulée par Stéphane Lissner dès son arrivée et remplacée par Tosca. On comprend que la vision pessimiste de Giordano sur la révolution française fasse un peu désordre Place de la Bastille, mais cette vision décalée vis à vis du « roman national » n’est pas sans actualité. Alors, avec de tels artistes, une soirée de ce niveau vaut largement un crochet par Londres.