Après une trilogie consacrée au personnage de Médée (Medea de Cherubini en 2015, Il Giasone de Cavalli en 2017 et Médée de Charpentier en 2019), le Grand Théâtre de Genève inaugure, avec cette nouvelle production d’Anna Bolena, un nouveau cycle sur trois saisons, comprenant trois ouvrages de Donizetti qu’on a l’habitude de réunir sous le nom de « trilogie Tudor ». A priori, cette fois, il n’y a pas de personnage commun entre les différentes œuvres. Mais Mariame Clément, qui mettra également en scène les deux volets suivants, Maria Stuarda et Roberto Devereux, choisit de faire apparaître dans Anna Bolena la fille de celle-ci, la future Élisabeth Ire, présente dans les autres ouvrages de la trilogie, d’abord comme rivale de Maria Stuarda, puis comme personnage principal. L’idée n’est pas nouvelle (Éric Génovèse notamment faisait apparaître Elizabeth enfant lors de l’exécution de sa mère), mais elle occupe ici une place centrale dans la mise en scène : la reine fait son apparition dès l’ouverture, d’abord à l’âge de 7 ou 8 ans, puis en souveraine âgée et triomphante, telle qu’elle est représentée dans Roberto Devereux. L’histoire d’Anna Bolena qui se déroule sur scène s’appréhende alors à la fois comme un souvenir de la reine âgée et comme un traumatisme de la reine enfant, témoin de l’injustice du sort de sa mère et des ravages de l’amour. Tout le récit de la chute d’Anna Bolena semble être pour Mariame Clément une justification de la volonté de la « Reine Vierge » de n’épouser aucun homme.
La présence d’Elizabeth enfant a aussi pour fonction de resserrer les enjeux entre les deux personnages féminins, Anna Bolena et sa rivale Jeanne Seymour : la metteuse en scène choisi de faire de cette dernière la gouvernante de la fille d’Anna. Ainsi, la petite fille assiste, en tant que témoin muet, à la première entrevue entre Seymour et le roi Enrico. Elle occupe cependant un rôle actif lors de la confrontation entre Anna et Seymour, puisqu’elle apparaît comme une médiatrice entre les deux femmes : elle leur voue un égal amour et, dans son désir de réconciliation, semble leur rappeler qu’elles sont toutes les deux des femmes victimes du même homme — en pardonnant à Seymour à la fin du duo, Anna privilégie l’amour maternel et lui confie l’avenir de sa fille*.
La mise en scène de Mariame Clément témoigne donc d’une très adroite direction d’acteur, sachant aussi faire jaillir ici ou là des propositions singulières, tout en s’inscrivant dans un rapport serré au livret et à la musique. Un très beau moment par exemple : le geste suppliant d’Anna sur la modulation avant la reprise de la strette du finale de l’acte I — elle a presque ramené à lui le roi, physiquement et harmoniquement, mais il sort immédiatement, furieux, comme écrit dans le livret, laissant Anna et le reste de la cour seuls sur scène pour la fin de l’acte.
Mais la proposition scénique s’appuie également sur la très belle scénographie de Julia Hansen, qui déploie dans son choix de costumes et de décors une séduisante palette de couleurs, d’une tonalité proche de celles qu’on trouve dans les tableaux de l’époque. Le décor pivotant permet des changements de décors variés et rapides, et une multiplication des espaces qui, avec la profondeur du plateau, présente la cour comme un espace où l’intimité est exclue. Tout cela peut paraître bien classique, mais quand c’est si bien fait, et avec tant de finesse et de goût, pourquoi bouder son plaisir ?
Dans le rôle-titre, d’une exigence vocale et dramatique redoutable, Elsa Dreisig ne convainc que par intermittence. Le portrait qu’elle dresse du personnage est fouillé mais les exigences techniques de la partition semblent par moment rabattre ses habituelles qualités scéniques. Les quelques incertitudes d’intonation de son premier air sont vite oubliées ; la ligne, conduite par un legato stable, est toujours soignée et les aigus sont d’un glorieux moelleux, mais le chant manque singulièrement de couleurs différenciées, ce qui contribue à donner à l’ensemble une allure assez monochrome et manquant d’éclat. Les deux extrémités des finales de l’œuvre (le tempo di mezzo « Giudici… ad Anna! » et la strette qui suit à l’acte I, puis la cabalette « Coppia iniqua » qui clôt l’opéra) sont cependant très réussies : la chanteuse n’hésite pas à se jeter à corps perdu dans l’indignation majestueuse du personnage et à user de la voix de poitrine de manière expressive. Elle trouve ainsi une forme de mordant et un tempérament qu’on n’entendaient pas auparavant.
Face à elle, Stéphanie d’Oustrac interprète Jeanne Seymour. La chanteuse française, qui a profondément marqué le chant baroque depuis le début des années 2000, et qui a depuis quelques années ouvert son répertoire aux rôles de l’opéra romantique français (Charlotte, Carmen ou Cassandre notamment), fait ici une prise de rôle et aussi, pourrait-on dire, une « prise de répertoire », puisque c’est la première fois qu’elle aborde un ouvrage belcantiste du XIXe siècle. Sa superbe présence scénique, son maintien de tragédienne, confèrent au rôle une grande puissance. La voix est certes plutôt dénuée d’italianità et elle n’a pas la douceur de timbre d’Elsa Dreisig, mais l’expressivité de la phrase, précisément ciselée, ne vient jamais entamer un legato de la plus belle tenue.
Les deux personnages masculins principaux sont quant eux à attribués à des habitués de ce répertoire, qui ont déjà chanté leur rôle respectif, plusieurs fois même dans le cas de l’Enrico d’Alex Esposito. La projection péremptoire et le timbre chaud et sombre de la basse italienne accordent au roi une autorité qui ne manque pas de séduction. Sa composition du roi tyrannique et irascible, très « grand méchant loup », est parfois traversée d’un soupçon de doute, laissant entrevoir des failles dans ce personnage monolithique. C’est aussi l’interprète de la distribution qui mord avec le plus de saveur dans les mots. Edgardo Rocha est un Percy d’une grande musicalité, au timbre pleinement italien, qui sait se faire tantôt rêveur, en colorant avec délicatesse ses airs lents, tantôt vindicatif, dans des cabalettes, des scènes de confrontation ou des ensembles où il se montre plus incisif.
Le mezzo onctueux de Lena Belkina sied tout à fait au jeune page Smeton, frémissant de désir. Très à l’aise scéniquement, elle n’hésite pas à s’engager, physiquement et vocalement, dans son air de la chambre de la reine, où la mise en scène demande au personnage, glissé sous les draps du lit de la reine, de rêver surtout avec ses mains… Le titulaire du rôle de Lord Rochefort étant souffrant, c’est Stanislas Vorobyov, arrivé au Grand Théâtre la veille, qui endosse le costume du frère d’Anna. Le jeune chanteur impressionne par sa maîtrise du rôle, certes secondaire, mais auquel il sait donner une présence singulière. Julien Henric, révélation de l’ADAMI en 2018, incarne quant à lui un Hervey fourbe à souhait, avec une intégrité musicale qu’on voit rarement aussi affirmée dans des rôles si courts.
C’est peu dire que le bel canto romantique ne constitue pas historiquement le cœur du répertoire de l’Orchestre de la Suisse Romande. Et pourtant, quelle énergie, quel enthousiasme, quelle fête de couleurs et de timbres ! Mené par la baguette vive du chef italien Stefano Montanari, les musiciens de l’orchestre sont plus que des accompagnateurs, certes tout à fait à l’écoute des chanteurs ainsi que des variations de dynamiques et de tempos qu’ils proposent, mais de véritables conducteurs du drame, soutenant inlassablement l’action et dépliant des atmosphères variées. Une bizzarerie cependant : le chef flanque parfois sa baguette dans son dos pour avoir les mains libres de jouer sur un pianoforte. On peut s’interroger sur la pertinence philologique et stylistique du choix d’ajouter cet intrument dans une fosse d’orchestre pour une œuvre de 1830, surtout qu’il n’intervient finalement qu’assez rarement, mais il permet de faire saillie sur certains moments de l’œuvre et rappelle la forme récitative de l’écriture de certaines scènes.
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, n’appelle que des louanges : bel italien, belle homogénéité de timbre et d’intention. On regrette seulement que le chœur soit un peu trop souvent scéniquement traité comme un bloc, mais la faute revient plutôt à la metteuse en scène.
À suivre, dans les prochains épisodes…
* On peut aussi y voir un clin d’œil métathéâtral, puisque Elizabeth sera d’abord interprétée dans Maria Stuarda par la soprano II (c’est-à-dire Stéphanie d’Oustrac), puis reviendra à la soprano I (Elsa Dreisig) dans Roberto Devereux.