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Anna Stavychenko, directrice de l’orchestre symphonique de Kiev : « Nous vivons dans un stress permanent ». Une interview réalisée par Hartmut Welscher pour VAN MAGAZINE.

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Interview
24 février 2022
Anna Stavychenko, directrice de l’orchestre symphonique de Kiev : « Nous vivons dans un stress permanent ». Une interview réalisée par Hartmut Welscher pour VAN MAGAZINE.

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Note :  Van Magazine est un webzine consacré à la musique classique multipliant les sujets surprenants, les approches originales, les idées brillantes. Hartmut Welscher, son fondateur, a eu la formidable idée d’interviewer voici quelques jours la directrice de l’Orchestre symphonique de Kiev, Anna Stavychenko. Au regard des circonstances, il nous a autorisés à traduire et publier cet interview. Qu’il en soit infiniment remercié. Et abonnez-vous à Van Magazine !

 

En début de semaine, avant le discours de Poutine et avant que les troupes russes n’envahissent dix des 27 régions de l’Ukraine, Hartmut Welscher a réalisé un Zoom avec la directrice de l’Orchestre symphonique de Kiev, Anna Stavychenko. À l’époque, elle nous avait dit qu’elle avait un plan d’évasion « si le pire devait arriver ». Tôt ce matin, heure locale, le pire est arrivé. Cela peut changer les plans dont Stavychenko a discuté avec Welscher pour l’orchestre – y compris un concert de Wagner avec Matthias Goerne – mais cela ne change pas son point de vue sur l’importance de la culture lors d’une crise.

« Je suis désolée, les choses sont assez dramatiques ici et tout ce sur quoi je peux me concentrer en ce moment est de sauver ma famille. Je vous écrirai la semaine prochaine ». C’est ainsi qu’Anna Stavychenko, directrice artistique du festival Open Music City et directrice exécutive de l’orchestre symphonique de Kiev, m’a répondu lorsque je l’ai contactée pour une interview le 12 février. La situation s’est encore détériorée depuis le discours de Poutine du lundi 21 février, dans lequel il a reconnu les prétendues républiques populaires de Donetsk et de Louhansk et annoncé qu’il allait déployer des forces russes dans la région du Donbass. « C’est un état d’urgence et de stress permanent », m’a dit Stavychenko lorsque je l’ai jointe à Kiev via Zoom. Moins de 24 heures après que nous eussions parlé de l’état d’alerte et de l’importance de la culture dans une crise, les troupes russes ont lancé des attaques aériennes, terrestres et maritimes dans dix des 27 régions de l’Ukraine. Vladimir Poutine a appelé cela « une option militaire spéciale ». Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a parlé d’une « invasion à grande échelle ».

 

VAN : Comment ça se passe pour vous en ce moment ?

Anna Stavychenko : La situation n’a jamais été aussi menaçante qu’aujourd’hui, du moins pour ceux qui, comme moi, ont la chance de vivre à Kiev et non à Donetsk ou à Lougansk. Pour les habitants de ces villes, la guerre a commencé il y a huit ans – presque exactement. J’étais place Maïdan, volontaire à l’hôpital militaire, lorsque la guerre a éclaté. À un moment donné, il est devenu évident qu’elle ne se terminerait pas aussi vite qu’elle avait commencé. En même temps, j’ai réalisé que j’avais encore besoin de ma vie et de mon travail. Je voulais essayer d’apporter ma petite contribution au développement de mon pays, notamment à son identité culturelle. J’ai continué à avancer, comme tant d’autres Ukrainiens. Nous avions appris à vivre avec. Mais maintenant, c’est vraiment effrayant, car toutes les heures, nous recevons des nouvelles du déploiement de troupes, de l’invasion de l’armée russe ce soir, demain… C’est un état de stress permanent.

 

Comment gérez-vous le stress ?

Je travaille beaucoup. C’est ma façon de me changer les idées. Nous sommes en quelque sorte programmés pour ça. Il y a eu une guerre ici pendant tant d’années, et avant cela, il y a eu une révolution et une crise économique après l’autre. La vie n’a jamais été facile ou détendue ici. Quand j’étais enfant, nous avons eu Tchernobyl, puis tous les bouleversements des turbulentes années 1990. Nous avons en quelque sorte appris à survivre, même dans un grand stress.

 

Avez-vous un plan concret pour la suite ?

Je dois avoir un plan, pas seulement pour moi mais aussi pour ma famille. Donc oui, notre plan serait de fuir à la campagne, si possible. Un collègue de l’orchestre a eu la gentillesse de nous offrir, à moi et à mes parents, un abri là-bas. Nous prendrions une voiture pour y aller. Je n’y pense pas tout le temps, mais quand vous savez que vous avez un plan, ça vous calme un peu. La plupart des compagnies aériennes ont interrompu les vols à destination ou en provenance d’Ukraine, ce qui signifie qu’il sera impossible de sortir du pays pour ceux qui le veulent encore.

 

J’ai lu que le conseil municipal de Kiev a publié une carte de tous les bunkers les plus proches. 

Oui, je sais où se trouvent les bunkers près de mon appartement, ainsi que ceux près de mes parents. Nous vivons dans le centre-ville, ce qui fait de nous une cible de choix pour les attaques. Mais mes parents ont vérifié leur bunker local récemment et ont dit qu’on ne pouvait pas y entrer parce qu’il est verrouillé. Nous ne savons pas si quelqu’un sera là pour l’ouvrir si le pire devait arriver, ni comment tout cela va fonctionner. Nous savons donc où nous devons aller, mais nous ne savons pas si cela va vraiment nous aider.

 

Avez-vous reçu beaucoup de soutien de la part de la communauté artistique internationale ? Des déclarations de solidarité ?

Depuis que le Parlement russe a reconnu l’indépendance des soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Luhansk, j’ai reçu des messages de soutien de collègues de différents pays. Y compris des Russes qui ont émigré de Russie. Et ce soutien est vraiment très utile. Mais avant ce discours, je ne recevais de nos partenaires que des questions pour savoir si les concerts auraient lieu ou non. Personne ne semblait se soucier de ce qui se passait réellement en Ukraine.

 

Pourquoi cela ?

Peut-être par sens de la diplomatie. Nos politiciens ne font pas assez la promotion de l’Ukraine et de notre culture. C’est une chose dont je parle sans cesse : l’importance de la culture, même dans des situations comme celle-ci. La culture n’est pas une priorité pour les politiciens ukrainiens. Pour moi, c’est très triste. C’est une partie très importante de notre identité nationale, et de la façon dont nous nous présentons au monde. Si nous ne faisons rien à ce sujet, personne ne saura ce qu’est l’Ukraine, où elle se trouve, si elle fait partie de la Russie ou non. De l’autre côté, nous voyons comment la culture et la musique classique peuvent être d’excellents outils de propagande. Et la Russie sait comment les utiliser.

 

Y a-t-il beaucoup de musiciens qui ont quitté le pays, ou qui veulent le faire ?

Oui, de nombreux musiciens ukrainiens ont émigré ces dernières années, et le font encore. Mais c’est pour de meilleures opportunités de carrière à l’étranger. Il y a des musiciens et des chanteurs ukrainiens à la Staatsoper de Vienne, au Concertgebouw d’Amsterdam, à laz Staatsoper de Bavière…

 

Comment votre orchestre est-il financé ?

Nous recevons un soutien financier de la ville. En ce moment, nous essayons d’être désignés comme un orchestre d’État. Nos musiciens sont salariés, mais ils sont moins bien payés que les musiciens des orchestres d’État. J’aimerais que davantage de musiciens internationaux viennent également se produire ici. J’ai quelques artistes de rêve que j’aimerais inviter.

 

Comme qui ?

Barbara Hannigan. Je suis une grande fan. J’aimerais aussi voir plus de représentations d’œuvres de Richard Strauss, qui est rarement joué ici. Nous voulons montrer au public ukrainien que la musique classique peut être formidable et qu’il existe de grands interprètes sur la scène internationale.

 

Comment la guerre a-t-elle affecté vos amitiés avec les musiciens et collègues russes ?

Je n’ai plus aucun contact avec beaucoup de mes amis qui vivent encore en Russie. C’est comme ça depuis l’occupation de la Crimée, puis du Donbass. Ce n’était pas une question de principe, c’était juste un si grand choc que je ne savais pas comment leur parler. Surtout ceux qui ne montraient aucun remords. Certains se sont excusés pour les actions de la Russie, et c’était bien. Mais pour ceux qui ne l’ont pas fait, je ne voyais pas comment nous allions pouvoir continuer à être amis. Alors nous avons simplement arrêté. Je n’ai plus vraiment d’amis en Russie.

 

Y a-t-il des musiciens d’origine russe dans votre orchestre ?

Non, mais nous avons quelques musiciens qui ont quitté Donbass pour Kiev lorsque la guerre a commencé.

 

Pouvez-vous écouter de la musique en ce moment ? Est-ce quelque chose qui vous donne de l’espoir ?

Pas vraiment, non. En tant que musicologue et critique musical, la musique classique est surtout un travail pour moi, de toute façon. Quand je l’entends, je commence à analyser ou à comparer les interprétations. C’est compliqué. Pour ma part, je n’ai pas l’habitude d’écouter de la musique classique. Je préfère l’électronique, la techno, ou quelque chose comme ça. Mais en ce moment, à la maison, je n’écoute pas de musique. Je suis trop stressée.

 

En ce moment, vous préparez un concert à Kiev avec Matthias Goerne pour le début du mois de mars. J’imagine que c’est un événement important pour votre orchestre ?

Absolument. Ce sera son premier concert à Kiev et nous avons prévu tout un programme wagnérien. En tant que wagnérienne, cela signifie beaucoup pour moi d’amener sa musique dans mon pays. Malheureusement, sa musique n’est pas jouée très souvent ici, alors j’essaie de changer cela. En septembre, mon orchestre a joué Tristan et Isolde pour la première fois en Ukraine, à l’Opéra national.

Vous pouvez imaginer à quel point nous sommes stressés en ce moment, avec des sponsors qui ne se concentrent que sur le plan de sauvetage en cas de guerre, ou avec Austrian Airlines qui annule ses vols vers l’Ukraine. Mais nous allons trouver une solution. Par exemple, Ukrainian Airlines assurera les liaisons qu’Austrian Airlines a annulées, ce qui résout le problème logistique. En outre, notre partenaire, l’ambassade d’Allemagne en Ukraine, nous soutient et croit au succès du concert et à son importance dans la situation actuelle. L’ambassade est toujours ouverte. Et, par ailleurs, elle se trouve juste en face de l’opéra.

 

Avez-vous pensé à quitter l’Ukraine ?

J’y ai pensé lorsque je faisais des recherches à Munich pour mon doctorat. Mais j’ai décidé de revenir, car je voulais vraiment faire quelque chose dans mon propre pays. Ce n’est pas parce que je suis ici maintenant que je suis ici pour toujours. Mais, pour le moment, j’espère pouvoir apporter une petite contribution.

Propos recueillis par Hartmut Welscher, traduits par Sylvain Fort

 

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