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Maestro, après Die Zauberflöte et Don Giovanni vous revenez une troisième fois à l’Opéra de Paris pour Pelléas et Mélisande. C’est la première fois que vous le dirigez ?
Oui, tout à fait. Je l’ai joué comme premier violon avec Claudio Abbado mais les cordes ne sont pas l’instrument principal dans cette œuvre.
Parlez-nous un peu du projet, à quelques jours de la première ?
En un an j’aurais dirigé Carmen et Les contes d’Hoffmann à Londres et maintenant Pelléas ici. Des chefs-d’œuvre très différents mais pas si éloignés dans le temps. J’ai beaucoup joué La Mer dans ma vie ce qui aide beaucoup pour les interludes, composés après comme chacun sait. Je suis arrivé sur le projet tardivement. Alexander Neef me l’a demandé pendant le Don Giovanni. Ce Pelléas devait être dirigé par Gustavo Dudamel. Pensez-y ? Après 30 années avec la production de Bob Wilson, l’Opéra de Paris refait un Pelléas ! Bien évidemment c’est le directeur musical qui doit le diriger. Alexander me l’a demandé et j’ai pris un peu de temps avant de répondre. Pelléas et Mélisande à Paris c’est un peu comme Parsifal à Bayreuth. J’en ai discuté avec des amis à l’orchestre avant de confirmer. Aussitôt, Alexander m’a dit de rencontrer Wajdi [Mouawad]. On s’est vu deux jours après. Wajdi est un artiste touchant, spécial. Il est tellement humble avec les œuvres. C’est surement parce qu’il est lui-même un auteur. Son respect pour le texte écrit, par Maeterlinck et Debussy, est immense, d’autant plus qu’il n’est pas musicien. Cette approche déférente d’un homme de sa qualité me semble une très bonne approche pour trouver une clé d’interprétation contemporaine de cette œuvre. C’est une énigme dans tout le répertoire : ce n’est pas un opéra, ce n’est pas du théâtre. C’est une chose, un être vivant dans le monde des arts qui traverse tous les domaines. Wajdi incarne un peu cette diagonale à sa manière. La distribution aussi va nous permettre d’aller chercher en profondeur dans l’œuvre. Sabine [Devieilhe – Mélisande] et Huw [Montague Randall – Pelléas] connaissent maintenant bien leur rôle, ils ont tous deux des voix lyriques, rompues à dire le texte et à prendre le lead.
Admettons un instant que c’est le chef-d’œuvre absolu de l’opéra français, on imagine la pression et les enjeux qui pèsent sur vos épaules ?
J’ai la chance d’avoir été à l’école ici en France. Donc je connais et je comprends le texte, la langue et son fonctionnement, sinon ça doit être encore plus difficile. Mais la grande difficulté de Pelléas et Mélisande vient du fait que c’est une mer profonde où l’on nage dans le noir. L’œuvre n’a pas vraiment de fin ni de début. Plus on entre dans l’œuvre, plus on la comprend, plus on découvre qu’on peut aller encore plus profond. On voit alors qu’il n’y a pas de fond et on se demande comment la saisir. Le liquide vous glisse entre les mains. C’est parfois frustrant et très séduisant en même temps pour un chef. J’ai aussi compris, grâce à des discussions avec des confrères, que c’est une œuvre à « laisser vivre » plutôt qu’à maitriser. L’important est là. Il faut reconnaitre cette vie propre à l’œuvre, la comprendre et la soutenir plutôt que de vouloir forcer une interprétation et risquer de la gâcher.
Vous avez oublié les adjectifs qui planent au-dessus de l’œuvre : wagnérisme, anti-wagnérisme etc. ?
Oui j’y suis allé « parole par parole ». C’est un peu comme si la musique française retrouvait Gluck en enjambant tout le XIXe siècle. Gluck comme Debussy écrivent une note ou un accord pour une syllabe voire parfois une lettre. Mais Debussy a lui bénéficié de tous les apports qui ont eu lieu entretemps. Il fait la même chose avec le texte mais allie la situation théâtrale et dramaturgique avec le symbolisme. C’est donc de l’impressionnisme et du symbolisme. Les deux ne se marient normalement pas. L’impressionnisme c’est très concret, là où le symbolisme ouvre les niveaux de sens par le signifiant. Avec Debussy, on retrouve le tout dans une situation théâtrale. Le texte lui est purement théâtral : jamais une personne ne parle en même temps qu’un autre. C’est incroyable comme Debussy traite ce texte avec cet « enveloppement » de musique : il le soutient, le repousse et ce faisant lui donne cette profondeur de mer noire que je décrivais, ce troisième, ce quatrième niveau de signification. Et donc pour le chef, une fois qu’il a répondu à toutes les questions habituelles avec les interprètes – volume, tempo etc. – il peut commencer à chercher dans cette orchestration : la transparence ou l’épaisseur, les détails.
C’est votre patte particulière ?
Je viens d’une école… surement parce que j’ai eu la chance de travailler avec Abbado, surtout dans l’Opéra… où le but c’est la transparence. Montrer la partition dans sa profondeur en la conjuguant avec la linéarité d’une ligne de chant.
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Comment se passe le travail avec le metteur en scène dans l’assemblage du spectacle ?
J’ai passé tout le temps que je pouvais aux répétitions de mise en scène. Je commence toujours par une lecture musicale mais là avec cette œuvre, ça n’avait pas de sens. J’ai donc travaillé avec Wajdi tout de suite, à quatre mains et pas à deux. Quand on se demandait est-ce que cette parole de Mélisande est concrète ou bien soufflée, c’est même à trois que nous en discutions. On décidait d’aller dans une direction mais sans se fermer les autres possibilités. Nous avons fait un travail très fin. Ça devient très rare à l’opéra d’avoir l’occasion de le faire alors que ce devrait être la base. Encore une fois, mon premier travail lyrique en tant que musicien c’était avec Abbado et Peter Brook pour le Don Giovanni à Aix en Provence. Nous avions fait six générales avant la première, trois mois de répétitions.
Même question avec les chanteurs, comment les insérez-vous dans tout ce dispositif ?
Ils sont dans ce triangle idéal. Les chanteurs sont les interprètes qui font. Chaque répétition que nous avons entamée commençait par une demi-heure de lecture autour d’une table. On lisait le texte, comme au théâtre. Un travail intense d’introspection sur le personnage avec son interprète et c’est cela qui conduit à la décision artistique et musicale dans un second temps. La scène de la Tour par exemple, la première scène d’amour de l’œuvre où les sentiments se déclarent. Debussy a écrit un rubato constant, où le rythme va et vient, et donne la température de cet amour. Huw trouvait que j’allais parfois trop vite dans ces bouffées de passion et donc on cherche un compromis pour que le chanteur se sente bien. En particulier dans cette œuvre. Ils ont tellement de choses à faire, à penser. Déjà pour savoir ça « par cœur ». Il n’y a pas de structure : « quand dois-je démarrer ? » Par-dessus le marché, Debussy traite l’accent tonique d’une parole d’une manière bien spécifique et il faut le respecter pour bien l’interpréter. On doit chanter le français sans jamais atterrir, en rebondissant tout le temps.
Maintenant que nous avons vu chacun des aspects propres au lyrique, comment se définit un bon chef d’opéra pour vous ?
Diriger un opéra est la chose la plus difficile dans mon métier. Haitink me disait « Tu seras peut-être satisfait deux fois dans ta vie du résultat quand tu diriges un opéra ». Je ne sais pas combien de représentations il a dirigé… Il y a tellement de variables, de situations, de compromis à faire… il faut combiner tellement de choses que c’est techniquement très difficile. L’autre difficulté vient du fait d’avoir autant de responsabilités : pas uniquement celle de l’orchestre, mais aussi les chanteurs qui affrontent le public et l’immensité de la salle devant eux. Je suis la seule tête sympathique, amie qui va les aider et les soutenir. Ils le savent mais à moi il me reste à le faire. Je dois donc décider de ce que je dois prioriser et cela demande beaucoup de recul pour pouvoir le faire dans l’instant de la représentation.
Est-ce que la spécialisation – un type de répertoire, une période donnée, quelques compositeurs – peut être une solution ?
Ce n’est pas mon but personnellement. Et l’époque nous pousse à tout faire. Cela étant, je place une limite à Gluck, même si j’aime le répertoire baroque et dirige ponctuellement des formations baroques. J’ai des affinités. Comme Abbado pouvait en avoir. Il ne s’est jamais intéressé à Puccini. J’adore diriger Puccini. Nous avons nos professeurs qui nous amènent vers certaines choses et puis il y nos sensibilités. Je garde mes affinités de formation, acquises auprès de mes professeurs mais ma vie ne s’est pas arrêtée après les avoir côtoyés.
Puisque nous parlons des affinités, à quel point êtes-vous familier avec cette musique du XXe siècle, celle qui est à un tournant ?
Mon sujet au baccalauréat en France c’était justement sur ce basculement du sujet et de l’objet au tournant du XXe siècle. J’ai toujours été passionné par cette période. Il y a une transition entre le sujet et l’objet et peut-être Debussy l’incarne-t-il particulièrement avec cet impressionnisme mêlé à l’expressionisme. La crise de l’être humain, de son identité et, en même temps, sa capacité à saisir et à donner du sens. Pour moi, c’est la période la plus intéressante de l’histoire de l’art. Si je devais déjeuner avec quelqu’un ce serait avec Nietzsche, avec Debussy, avec un peintre fauve, Schönberg etc. Ce qui m’intéresse c’est la crise, comme dans la vie, c’est plus intéressant quand il y a un problème. Là, le problème, ce moment qui essaie de se résoudre dans la dodécaphonie suscite le plus mon intérêt. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ?
Pelléas vous donne des envies voisines ?
Oui, Janáček c’est incroyable. Je n’ai dirigé qu’une Petite renarde et une Jenůfa, et je veux continuer. Bartók aussi me fascine. Alors la réponse est oui, je veux continuer dans cette voie. Encore une fois, c’est la période où tous les arts et toutes les disciplines convergent vers la question du pourquoi : « pourquoi on fait ça ? ». La spiritualité de Mahler c’est la même chose. La mort de Mélisande et la fin de la IXe symphonie, est-ce que ce n’est pas la même chose ? Par extension, ne sommes-nous pas dans une situation analogue un siècle plus tard ? Nous entrons dans une ère où nous questionnons beaucoup de choses, y compris des valeurs que nous avons mis des décennies à construire. Peut-être entrons-nous dans un moment de crise aigüe comme à ce tournant du XXe siècle.
Question obligatoire pour qui fait des mathématiques : Die Zauberflöte, une nouvelle production de Don Giovanni et maintenant la production phare de la saison à l’Opéra de Paris. Etes-vous candidat au poste de directeur musical ?
Il faut poser cette question Alexander Neef. J’adore travailler dans cette maison, ça c’est vrai. J’ai un très bon rapport avec l’orchestre et le chœur, cela dès le premier jour. J’ai un profond respect pour toutes les personnes backstage de l’Opéra de Paris que le public ne voit pas. Il n’y a pas beaucoup de maisons où je prends autant de plaisir qu’ici : pour des raisons humaines et d’éthique de travail, celle qui leur fait aborder leur travail avec soin et l’envie de réaliser à la perfection. Et donc je ne sais pas répondre à votre question, mais je peux vous dire que je reviendrai chaque année dans les prochaines saisons.
Entretien réalisé à Paris, le mercredi 19 février 2025.