Directeur musical à Covent Garden, Antonio Pappano est également à la tête de l’orchestre de l’Académie Sainte Cécile depuis 2005. Le 16 octobre dernier, il dirigeait Guillaume Tell de Rossini1 à l’occasion de l’ouverture de saison de l’institution italienne. Depuis plusieurs années, ce chef accumule concerts et enregistrements à une vitesse digne de la flèche de l’archer suisse. Guillaume Tell, un opéra à sa mesure ? La parole est à vous, Maestro.
Vous avez été directeur musical de plusieurs orchestres, quelles sont les particularités de l’orchestre de l’Académie Sainte Cécile dont vous êtes à la tête depuis 2005 ?
Ce que j’apprécie tout d’abord, c’est le fait que cet orchestre soit rattaché à un chœur qui joue un rôle central au sein de l’Académie Sainte Cécile, car en effet, j’adore le répertoire choral. Quant à l’orchestre, il peut développer toute une palette de couleurs et faire preuve d’une grande virtuosité. C’est une formation au sein de laquelle les individualités de chacun, tout en étant respectées, restent malgré tout en retrait. Je suis en effet attaché à un certain professionnalisme et au fait que nous faisons un travail d’équipe, ce qui n’est pas forcément évident pour des tempéraments italiens, mais les musiciens se sont rendus compte qu’ensemble, nous pouvions arriver à quelque chose de magnifique. Le répertoire que je leur propose tient souvent de la gageure, même si nous revenons aussi régulièrement aux fondamentaux, en jouant Haydn ou Rossini, des compositeurs qui leur permettent de purifier leur jeu. Nous donnons davantage de répertoire symphonique, mais j’aime aussi leur faire travailler l’opéra pour exploiter l’indéniable instinct théâtral qui est en eux et qui est, je crois, dans le cœur de tout Italien. Ce serait les priver que de ne pas faire d’opéra, et quand nous en faisons, j’essaie de les amener à percevoir la manière dont on doit travailler avec les chanteurs, en leur insufflant une réactivité accrue, caractéristique première, à mon sens, de tout orchestre lyrique.
Guillaume Tell fait partie des opéras de Rossini rarement donnés, pourquoi avoir choisi de le jouer pour l’ouverture de saison de l’Académie Sainte-Cécile ?
Il y a trois ans, nous avions travaillé cette œuvre avec l’orchestre et je souhaitais en faire un enregistrement [qui a été réalisé à partir des concerts des 16, 18 et 20 octobre derniers]. En 2010, j’ai souhaité renouer avec ce chef-d’œuvre débordant d’énergie, d’autant que commencer avec cet opéra est comme qui dirait, une manière de recharger les batteries pour toute la saison ! D’autre part, l’ouverture de saison de l’Académie Sainte Cécile se fait toujours avec une œuvre pour chœur et orchestre ; choisir Guillaume Tell, une des pièces de Rossini qui met le plus en valeur l’orchestre, m’a donc semblé approprié. Dans cette œuvre, l’orchestre, dont l’investissement doit être total, est très sollicité, mais j’ai remarqué qu’après le concert, les musiciens, malgré la fatigue physique, avaient conscience d’avoir accompli quelque chose.
Pourquoi avoir fait le choix de la version française ?
À mon sens, c’est la seule viable, car la version italienne ne marche pas.
Pour le concert, vous avez choisi une édition critique établie par la fondation Rossini de Pesaro. En quoi consiste-t-elle ?
Il s’agit d’une version intégrale approuvée par Rossini et publiée par la fondation de Pesaro. Elle comprend un appendice constitué de morceaux supplémentaires que le chef d’orchestre choisit d’ajouter ou non, et qui se justifient par le fait que Rossini lui-même trouvait la pièce trop longue. Pour le concert, j’ai supprimé plusieurs des passages dansés, qui feront d’ailleurs l’objet d’un concert en décembre puis d’un enregistrement, et qui, sans l’aspect visuel, auraient paru, à mon sens, quelque peu ennuyeux.
Selon vous, dans quelle mesure Guillaume Tell se distingue-t-il de l’ensemble de la production de Rossini ?
C’est sans doute la pièce la plus importante jamais écrite par le compositeur dans le genre sérieux. On entre là dans une autre dimension, que ce soit du point de vue des rôles, des couleurs, du traitement du chœur ou de l’orchestre. Dans cet ultime opéra, on sent que Rossini a été considérablement influencé par le Paris de l’époque où évoluaient notamment Berlioz et Chopin. Pour donner une idée de cette effervescence artistique qui régnait dans le Paris d’alors et des influences qui ont pu s’exercer entre les compositeurs, nous donnerons prochainement un concert Rossini/Berlioz/Chopin.
L’absence de Guillaume Tell sur les scènes lyriques s’explique avant tout par les tessitures requises, souvent rares, notamment pour le rôle d’Arnold. En quoi la distribution sort-elle de l’ordinaire ?
Ce sont en effet des voix à part. La musique de Guillaume Tell demande beaucoup des chanteurs et pas seulement sur le plan de la tessiture. Ils doivent aussi surmonter la difficulté des récitatifs, déclamés et auxquels il faut donner du sens, ce qui implique une grande réactivité de l’orchestre. Pour ce faire, le chanteur et l’orchestre doivent se trouver en parfaite symbiose. Quant au rôle d’Arnold, j’ai fait appel au ténor John Osborn, dont la carrière est actuellement en pleine ascension et dont la sensibilité s’accorde parfaitement avec la musique de Rossini.
De quelle manière travaillez-vous avec les chanteurs ?
Je travaille d’abord au piano afin d’établir les bons tempi et de préciser les couleurs, les dynamiques. Dès ce stade, j’essaie de mettre en place un véritable travail d’équipe qui fait que quand nous commençons à travailler avec l’orchestre, la symbiose s’impose presque d’elle-même.
Comment définiriez-vous l’orchestre dans Guillaume Tell ?
L’orchestre est la clé de voûte de l’opéra. On y trouve de magnifiques solos de cor anglais, de flûte, de violoncelle, de hautbois. Je trouve que Rossini a le don d’associer chaque moment dramatique à la bonne couleur orchestrale.
Vous venez d’enregistrer le Stabat Mater de Rossini dans le cadre d’une rétrospective des œuvres tardives du compositeur2. Quelles idées novatrices y trouve-t-on ?
Le Stabat Mater est une pièce pleine de pages sublimes et déchirantes, qui combine tous les types de configurations vocales : on y trouve des passages a capella, des passages solistes avec chœur ou solistes avec chœur et orchestre, un air pour les quatre solistes a capella. Rossini a même intégré une fugue dans le chœur final au moment du « Amen ». De plus, chaque pièce fait l’objet d’une orchestration différente : ainsi dans le duo féminin, les cors sont-ils mis en avant, tandis que l’air du ténor requiert des cordes très actives. Rossini est donc un compositeur beaucoup plus profond que ce que l’on a pu dire. C’est finalement sa facilité à composer qui l’a condamné à la réputation réductrice qu’on lui connaît.
Quelles sont, selon vous, ses sources d’inspiration ?
Quand il était jeune, Rossini était surnommé « il Tedeschino », le « petit Allemand », ce qui annonce son futur attachement à la musique Haydn. Au début du deuxième acte de Guillaume Tell, au moment de l’entrée de Mathilde, on perçoit aussi l’influence de Beethoven à tel point qu’on croirait entendre la Sonate pathétique avec cette tonalité de do mineur. Comme Beethoven, Rossini a une fascination pour les notes répétées, source de grande tension.
Quelle sera la ligne directrice de cette nouvelle saison avec l’Académie ?
Il y aura plusieurs volets : de la musique contemporaine, une tournée en Allemagne, du Mahler programmé dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort du compositeur, en 2011. Je donnerai les Sixième, Huitième et Neuvième Symphonies. Chacune d’elles étant un monument, je suis particulièrement curieux de voir comment l’orchestre va réagir. La Neuvième représente par exemple un grand défi pour les musiciens qui sont très exposés, mais je sais qu’ils sauront rendre à merveille tant le caractère que la couleur musicale. À terme, je tiens aussi, dans le cadre de nos tournées, à leur faire jouer davantage de répertoire qui ne soit pas italien. Enfin, nous donnerons le Stabat Mater de Rossini au Vatican. Mais avant tout, l’année 2011 sera placée sous le signe de la musique de Mahler.
Propos recueillis à Rome le 17 octobre 2010
par Anne Le Nabour
1 Lire notre compte-rendu
2 Lire la critique de Christophe Rizoud