Passionné de littérature et d’histoire, le baryton Arnaud Marzorati a entrepris de défendre le répertoire oublié de la chanson historique, du premier baroque au XXe siècle. Pour faire revivre cet univers truculent, qui est un pan majeur du patrimoine artistique français, il s’est entouré de musiciens avec qui il a fondé l’ensemble les Lunaisiens (le nom viendrait d’une boutade de Raymond Queneau sur les habitants de la Lune). Son parti pris : proposer à des chanteurs et instrumentistes de haut niveau de remettre au goût du jour des textes et mélodies qui ont hanté les cerveaux de nos ancêtres.
Comment vous est venu cet intérêt pour la chanson ?
Je viens du monde de la musique baroque. C’est un répertoire que j’ai beaucoup étudié et pratiqué et je reste marqué par ce qu’on peut appeler l’esprit baroque, celui de Jean-Claude Malgoire. Il y a dans l’histoire de la musique cette question de ne jamais être sûr de ce qui est essentiel ou pas. Au Centre de Musique Baroque de Versailles, des chercheurs comme Jean Duron ont fait renaître du répertoire qu’on croyait inintéressant. Cet esprit baroque m’accompagne dans mes recherches sur la chanson. Si on travaille avec les bonnes personnes, tout est possible, il n’y a pas de musique mineure. Il n’y a pas de raison d’écouter Clément Janequin ou Guillaume de Machaut plus que Béranger. Les premiers sont certes plus savants au premier abord, mais la chanson a une telle place au XIXe siècle !
Votre amour pour la littérature y est pour beaucoup…
C’est en lisant Balzac que j’ai croisé pour la première fois les noms de Béranger et Désaugiers, puis j’ai pris l’habitude de fouiller chez les bouquinistes, où on trouve des recueils de chansons dans les coins obscurs où on range les petits poètes. Et derrière ces reliures abîmées, on découvre des histoires incroyables. J’ai pris peu à peu conscience de l’importance littéraire et sociale que ce genre avait. Ce n’était pas qu’un divertissement. Béranger était sans doute plus populaire au XIXe siècle que Balzac, Hugo ou Zola ! Il s’agit d’un media essentiel, qui s’est transformé et adapté à toutes les époques.
Comment définiriez-vous la chanson ?
C’est un loisir qu’on avait en commun, une poésie populaire. Baudelaire souligne ça dans sa préface aux chansons de Pierre Dupont : « maintenant la poésie populaire peut passer ». Béranger, Désaugiers, Debraux sont en fait des exceptions, puisque ce sont ceux qui ont réussi, mais sinon c’est un genre qui appartenait à tous. Au XIXe, quand on est lettré, on lit de la poésie et on pratique la chanson ; on possède La Clé du caveau, le recueil de chansons essentiel de cette époque, qui réunit des centaines d’airs. Ce qui est incroyable, c’est que Béranger n’est pas compositeur, pas chanteur, pas écrivain et pourtant il devient essentiel dans le monde des lettres et de la musique, précisément parce qu’il est si populaire.
Vous avez beaucoup exploré dans vos premiers disques la chanson sous l’angle politique (1789, Révolutions, Votez pour moi !, Sainte-Hélène, …). Avec ce disque, vous semblez vous intéresser à une dimension plus littéraire du genre. Est-ce pour cela que vous l’avez placé sous le signe de Balzac ?
Il y a sans doute dans ce disque des chansons plus littéraires voire philosophiques, notamment celles de Pierre Dupont (« Le Livre » et « Les Louis d’Or »), qui reprennent des thématiques romantiques au sens large. Mais à l’époque de Balzac, ce sont surtout Désaugiers et Béranger qui dominent. Tout le monde va aux goguettes, connaît leurs chansons. Cette ambiance des caveaux chantants irrigue le monde balzacien. J’ai choisi Balzac parce que j’adore La Comédie humaine (mais je n’ai pas tout lu, bien sûr !). Je voulais m’approcher de cet univers en tant que musicien, sans tomber dans les poncifs sur Balzac et la musique (en parlant de Rossini ou de Wagner). Ce qui m’intéresse plus c’est « que va siffloter Vautrin ? ». Il s’agissait d’enregistrer la petite musique balzacienne.
Comment fait-on d’une foule de recueils un disque comme le vôtre ? Quel est le travail de recomposition que ce projet implique ?
C’est entre la cuisine et le jardinage ! Globalement, la clé est dans le fait de s’entourer de gens qui ont une facilité d’improvisation. Souvent, dans les recueils, il y a tout de même un timbre qui est indiqué, donc on a une idée de la mélodie. Pour tout le reste, on improvise et on expérimente. De mon côté, ça fait des années que je m’invente un monde avec ces chansons (je ne dis pas qu’il existe). Je propose à l’équipe artistique une couleur, des ambiances, je n’impose pas un matériau définitif. Je parle beaucoup par images. On enregistre parfois une dizaine de versions différentes d’une même chanson. Je propose volontairement des trucs bizarres aux chanteurs, j’ai ce plaisir du bancal, de la latte de parquet qui grince quand on marche au grenier. On s’amuse, on ne verse surtout pas dans l’esprit scientifique. Comme il n’y a que le texte et la mélodie, on fait ce qu’on veut pour l’instrumentation et l’interprétation. Si l’on prend la chanson « Les Chapeaux » de Debraux, on en a fait quelque chose avec un balancement très exagéré, probablement que ça n’a jamais été chanté comme ça. Mais avec ce choix-là, on fait surgir un tableau. J’ai beaucoup en tête des images, en l’occurrence des gravures de l’époque, de Daumier, de Doré. J’aime travailler ainsi, parce que le visuel interroge. Comme dans la cantate, il s’agit avec la chanson de créer des scènes, de raconter des histoires en une saynète (à l’inverse de la mélodie par exemple). Tous ces textes sont bâtis autour d’une anecdote marquante très bien racontée.
Comment concevez-vous les instrumentations ?
J’aime créer des rendez-vous avec des instruments qu’on a oubliés mais qui ont été centraux. Le serpent, dont joue Patrick Wibart, est omniprésent pour accompagner la voix humaine pendant des siècles, il y avait partout des joueurs de serpent. Pareil pour la vielle à roue, qui a tant marqué le XIXe siècle qu’elle se retrouve à la fin du Winterreise de Schubert. Et puis tout est affaire de collaboration : il arrive souvent que le pianiste, David Isoir, me refuse les partitions que je lui propose et alors on se remet au travail, on expérimente ensemble. Ce sont des musiciens qui s’intéressent à l’histoire de leurs instruments, qui savent les faire sonner et montrer qu’ils n’ont rien de désuet.
Et comment choisissez-vous les chansons que vous enregistrez ?
Elles ont été choisies par rapport à la thématique des romans balzaciens. J’ai imaginé que telle ou telle chanson aurait pu être dans la bouche d’Eugénie Grandet ou de Rastignac. Mais je ne l’ai pas indiqué dans le disque, parce que c’est totalement subjectif et je veux éviter les débats. Il s’agit de se balader dans l’univers de La Comédie humaine : Brillat-Savarin est idolâtré par Balzac, Vidocq est le modèle de Vautrin, Auber dans sa chanson évoque le bal, qui a une importance sociologique majeure dans tous les romans de l’époque.
Comme dans vos disques précédents (où l’on retrouvait Sabine Devieilhe et Stéphanie d’Oustrac par exemple), vous avez fait appel à des chanteurs lyriques de premier plan, Lucile Richardot, Cyrille Dubois et Jérôme Varnier. Y a-t-il une difficulté à les faire passer du lyrique à la chanson ?
Oui, il faut passer d’un univers à l’autre. Je choisis des chanteurs qui savent le faire, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. C’est très difficile de parler, de rapprocher sa technique vocale de la déclamation. J’ai fait une fois une version française du Barbier de Séville, où l’on disait les récitatifs extraits de la pièce de Beaumarchais, en parlant. Un journaliste a cru que parler nous reposait du chant. Mais c’est tout le contraire, c’est très dur de sortir de la technique habituelle de l’organe vocal. Donc les chanteurs qui abordent la chanson doivent vraiment pouvoir interpréter, c’est ça qui est important. Après bien sûr, on s’amuse, alors je leur demande de faire du cabotinage, Jérôme Varnier descend dans le contre-grave, Cyrille Dubois monte au contre-ut. Ce sont de grands chanteurs qui s’amusent à faire de la chanson.
Et puis quand on voit les tessitures de certains chansonniers à l’époque, c’est très étonnant. Maurice Rollinat, dans ce qu’il compose pour le Chat Noir, fait parfois des sauts de registre du fa grave au si aigu. Sans pensée technique on se met moins de limites dans le registre. C’est pourquoi ça demande aux chanteurs de sortir de leur technique lyrique. Stéphanie d’Oustrac l’a fait, en chantant avec une voix appuyée – mais pour le disque… elle ne l’aurait peut-être pas fait pour des séries de récitals. Il y a un énorme plaisir pour ces chanteurs de penser à autre chose. On ne recherche pas la perfection technique dans ce répertoire. L’exactitude de la justesse ou du rythme ont moins d’importance.
En plus des enregistrements et des concerts, vous faites vivre la chanson à travers vos activités de médiation. Est-ce que la chanson se prête particulièrement bien à ce travail de rapprochement de la musique des publics empêchés ?
Oui, j’aime parler de patrimoine immatériel et la chanson est un patrimoine qui n’est pas si lointain. Ça peut toucher tous les publics. J’ai des projets avec des classes de maternelle. L’idée est de leur donner le plaisir de la musique en racontant des histoires, parce que c’est ce à quoi ils n’ont pas accès quand ils se content d’écouter la musique de leurs grands frères. En centre de détention, on anime des ateliers d’écriture : on reprend les textes des détenus et ensuite on chante leurs vies. Bien sûr, je travaille aussi avec des collégiens, notamment en créant des livres-disques. Il y en a eu un sur les Fables de La Fontaine, un autre sur la jeunesse de Molière. Et puis on anime des ateliers en EHPAD, pour des gens en fin de vie. Les dernières chansons qu’on veut écouter sont souvent les premières qu’on a entendues, dans notre enfance, parce qu’on les garde en nous et parce qu’elles nous ont été transmises par nos parents ou grands-parents. Tout ça me passionne vraiment. C’est une fonction essentielle de la culture. Le public ne se trouve pas que dans les salles de concert.