Une soirée « Barbara Hannigan and Friends» le 25 septembre et un autre concert, toujours à la Maison de la Radio, le 8 octobre, sans oublier une journée spéciale sur France Musique le 2 : rentrée parisienne pour la soprano canadienne, qui sort demain son disque Girl Crazy, où elle réunit Berio, Berg et… Gershwin.
Chacune des productions auxquelles vous participez fait figure d’événement : avez-vous conscience d’être une chanteuse à part ?
Je ne cherche pas particulièrement à créer l’événement. Pour chaque production, j’essaye simplement d’entrer dans la musique avec le reste de l’équipe artistique, et tout dépend de ce que nous y trouvons. D’un autre côté, j’ai toujours senti que je n’étais pas une chanteuse d’opéra au sens traditionnel, et au départ, j’avais sans doute un peu peur d’en devenir une ! Je sentais que je n’appartenais pas à ce monde-là, et ce qui était une sensation négative est maintenant un sentiment positif. Je suis en sécurité hors de cet univers.
Quand êtes-vous devenue vous-même ? A quel moment avez-vous compris que vous n’auriez pas une carrière ordinaire ?
Je l’ai su très tôt, à 17 ou 18 ans. J’ai compris que j’étais passionnée par la musique contemporaine, passion dont je voyais bien que peu de gens autour de moi la partageaient, et c’est très consciemment que j’ai décidé de servir cette « vocation ». Je suppose que je me suis alors entourée de collègues qui pourraient cultiver cela en moi : metteurs en scène, danseurs, compositeurs, certains chefs aussi, autant de gens qui seraient prêts à m’encourager dans cette voie. Tout comme une plante a besoin de recevoir certains apports spécifiques pour se développer, je suis partie à la recherche de ceux qui pourraient m’aider. J’ai fait des rencontres très importantes, j’ai pu jouer le rôle de muse auprès de compositeurs, ou de metteurs en scène comme Krzysztof Warlikowski, mais ils m’ont aidée à trouver en moi des choses que je n’aurai jamais été capable de révéler seule.
Quand on regarde votre agenda ces dernières années, on constate en effet que vous vous consacrez exclusivement à l’opéra des XXe et XXIe siècles, mais il y a une exception frappante : Don Giovanni à Bruxelles.
La raison pour laquelle j’ai chanté Donna Anna est aussi la raison pour laquelle je choisis les productions auxquelles je participe. Ce n’est jamais pour une œuvre, pour un chef ou pour un metteur en scène, c’est toujours pour l’ensemble, pour un rassemblement de personnalités. Je venais de faire Lulu avec Krzysztof Warlikowski et j’ai su qu’il allait monter Don Giovanni à La Monnaie. C’est une œuvre que j’avais envie d’explorer, mais je n’avais trouvé les conditions idéales pour la chanter. Donc quand j’ai entendu parler de son projet, je me suis dit : Allons-y ! Je savais que j’allais apprécier l’expérience, même s’il faudrait plutôt parler d’immersion… C’est ainsi que je choisis les spectacles. Même chose pour Pelléas et Mélisande : j’ai voulu le faire parce que je savais que ce serait avec Katie Mitchell, avec Esa Pekka Salonen et à Aix-en-Provence. J’aime l’œuvre de Debussy, j’adore ces collègues, et je voulais élaborer ce rôle avec eux, à cet endroit. Pour Lulu, après la production de Krzysztof, j’aurais pu très bien pu en rester là, mais c’est alors que Christoph Marthaler me l’a proposé : il n’avait jamais monté cet opéra et j’avais depuis longtemps envie de travailler avec lui. Ensemble, nous avons fait quelque chose de complètement différent de ma première Lulu, mais de totalement satisfaisant. Je tâche d’arriver sans attentes spécifiques, et ce nouveau travail sur le personnage m’a tellement nourrie spirituellement.
Après votre première Mélisande avec Katie Mitchell l’été dernier, vous vous apprêtez à en interpréter une deuxième, dans le cadre de la Triennale de la Ruhr.
Avec Krzysztof Warlikowski, je suis sûre que ce sera formidable. Je ne sais encore pratiquement rien de son concept, car cela fait deux mois que je travaille à Glyndebourne sur le Hamlet de Brett Dean, mais c’est très bien comme ça : je lui fais confiance et j’aime être surprise. En un sens, j’ai délibérément cherché à ne rien savoir. Parfois, je préfère ne pas en savoir trop avant de commencer à travailler un rôle. C’est surtout vrai pour Mélisande : elle sait tout, elle a une connaissance profonde des choses, et en même temps, elle est complètement naïve. C’est une sorte de Lulu, mais une Lulu naïve. Son pouvoir de manipulation lui vient d’un instinct plutôt que d’une volonté consciente. Voilà le genre de femme que j’aime interpréter. Ophélie, que je joue à Glyndebourne, n’a pas un rôle très long, mais elle a sa scène de la folie, et il faut arriver à amener cette scène. En fait, ce n’est pas vraiment de folie qu’il s’agit, plutôt d’une dépression dont elle aurait pu se remettre si elle avait trouvé dans son entourage ce dont elle avait besoin.
Quand vous avez suscité la composition de Let me tell you, ces mélodies de Hans Abrahamsen qui donnent la parole à Ophélie, c’était une façon de vous préparer au personnage dans l’opéra de Brett Dean ?
Je ne savais pas que j’allais chanter dans ce Hamlet à Glyndebourne. Let me tell you est le fruit d’un travail auquel beaucoup de gens ont participé par passion. Et il nous a fallu une bonne dose d’inconscience pour le mener à bien. Imaginez-vous : nous avons contacté le Philharmonique de Berlin pour demander si l’orchestre était prêt à commander une œuvre à un compositeur qu’il n’avait plus interprété depuis des années et qui n’avait jamais écrit pour la voix ! Et non seulement l’orchestre était partant, mais il a même accepté que la partition dure une demi-heure ! Let me tell you est l’une des créations contemporaines qui ont remporté le plus grand succès ces dernières années. Je l’ai déjà chantée avec quatorze orchestre différents, et la France est l’un des rares pays où l’œuvre n’a pas encore été donnée (mais cela viendra, c’est prévu). Et j’ai vraiment le sentiment d’avoir été le moteur, le point de départ de cette création : j’ai pris mon téléphone, j’ai contacté des gens, et j’ai réussi à convaincre plusieurs orchestres avant qu’une seule note ait été écrite !
Au fond, votre carrière se déroule un peu comme au XVIIIe ou au XIXe siècle, quand les chanteurs se consacraient en grande partie à des créations d’opéras nouveaux.
Oui, il fut un temps où il était normal de donner des premières mondiales. A présent, on laisse ce soin à un petit groupe d’artistes qui tiennent à le faire. Le monde de la musique est aujourd’hui bien différent de ce qu’il était encore au début du XXe siècle. La faute à Schönberg et à la seconde école de Vienne ! Ils ont rendu la musique impossible pour beaucoup de gens. Même moi qui ai l’oreille assez développée, je suis obligée d’admettre que cette musique est difficile à assimiler, à faire entrer dans le corps, surtout s vous allez jusqu’aux extrêmes, comme Webern ou Boulez. Ce répertoire reste un défi, mais aussi une grande source de satisfaction. Pli selon pli a fini par devenir pour moi une musique romantique, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour en arriver là, des mois et des mois de travail. Lulu est aussi une œuvre romantique, qui regarde vers l’avenir mais qui émane de la décadence fin-de-siècle.
La prochaine création mondiale à laquelle vous participerez sera le nouvel opéra de George Benjamin, Lessons in Love and Violence, en mai 2018 à Londres.
J’y tiens le rôle de la reine d’Angleterre Isabelle, la « Louve de France »….
C’est donc un opéra sur le roi Edouard II, comme celui d’Andrea Lorenzo Scartazzini, Edward II, créé à Berlin en février dernier ?
Oui, et ce qui est amusant, c’est que le rôle du roi sera tenu par Stéphane Degout, mon Pelléas d’Aix l’été dernier, tandis que celui de son amant sera confié à Gyula Orendt, mon Pelléas de cet été. Donc mes deux Pelléas seront les hommes qui me détruisent, à nouveau ! [Depuis cette interview, Gyula Orendt a malheureusement renoncé au rôle de Pelléas]. George Benjamin est très secret, il ne veut pas trop en parler. Quand je lui ai demandé ce qu’il pouvait me dire du personnage, il m’a répondu que c’était une femme très intelligente, peut-être perfide. « Peut-être ? ai-je dit. –Certainement perfide ! a-t-il répondu. – Et je meurs à la fin ? – Non, mais tu fais des choses très méchantes ». Pour toutes ces femmes que j’incarne, j’en reviens toujours à Lulu, qui est un personnage central dans ma vie. Je ne la joue ni comme une victime, ni comme une femme fatale : elle est simplement qui elle est, avec ce charisme extrême, ce pouvoir que lui donne le fait d’être qui elle est, et qui produit cet effet extraordinaire sur son entourage. Je ne pourrais pas travailler avec un metteur en scène si je ne pouvais pas m’entendre avec lui sur la conception du personnage.
Tous ces rôles intenses ne sont-ils pas psychologiquement épuisants ?
Je dirais plutôt qu’ils sont enrichissants. Je ne m’intéresse pas vraiment aux personnages qui n’ont pas de catharsis. Pour moi, c’est très un important. A l’opéra, la plupart de mes personnages meurent. Si je réfléchis bien, je suis morte à la fin de chacun des spectacles où j’ai chanté depuis le mois de janvier ! En un sens, cela a forcément un prix : même lorsque l’on n’y pense pas consciemment tous les jours entre les répétitions, cela finit par s’insinuer en vous, mais je ne crois pas que l’effet soit négatif. Cela me permet d’envisager autrement certaines situations, avec une compassion différente.
Au point de votre carrière où vous en êtes arrivée, y a-t-il encore dans le répertoire des personnages que vous aspirez à interpréter ?
On me pose très souvent la question. Oui, il y en a, mais il s’agit moins de rôles que de projets auxquels j’aspire. Si on me dit : « Voulez-vous chanter tel rôle ? », ça ne me fait ni chaud ni froid, tout dépend de l’équipe qui porte le projet. En revanche, j’ai en prévision d’autres créations qui me motivent beaucoup : il y aura Bérénice de Michael Jarrell au Palais Garnier, d’après Racine, et un opéra de Hans Abrahamsen, The Snow Queen.
La Reine des neiges, comme le dessin animé de Walt Disney ?
Le livret s’inspire du même conte d’Andersen, mais ce ne sera pas Frozen : The Opera ! On sera plus proche de Breaking the Waves. Je tiens le rôle de Gerda, la jeune femme qui part à l’aventure et qui subit toutes sortes d’épreuves pour sauver son ami Kay. J’ai aussi en vue des projets qui me permettront d’explorer certains aspects où l’on ne m’attend pas forcément.
Vous nous réservez quelques surprises ?
Dans les saisons à venir, je chanterai des choses, ou des associations de choses assez inattendues, mais c’est ce que je fais toujours. En un sens, il n’y a plus rien de surprenant à être toujours surprenante !
Les extraits de Girl Crazy, que vous chantez dans votre nouveau disque, sont quand même une surprise, non ?
La présence de Gershwin sur ce disque est pour moi totalement justifiée. D’abord, Gershwin et Berg étaient amis : ils se sont rencontrés à Vienne, chacun a joué sa musique pour l’autre. Lulu et Girl Crazy ont été écrits à moins de cinq années d’intervalles. Et les couleurs sont semblables. J’avais envie de commander une suite d’après Gershwin, et j’ai finalement opté pour Girl Crazy, parce que j’y ai vu un lien immédiat avec Lulu, comme un miroir de Lulu. La Lulu Suite se termine par la phrase de la comtesse Geschwitz, et pour moi, la suite d’après Gershwin commence par l’équivalent de Geschwitz, puis on remonte en arrière dans la vie de Lulu, avec ces fêtes débridées, cette euphorie de la danse et ce sentiment de solitude. Lulu dit « Je ne peux pas être seule », elle redoute la solitude. J’ai collaboré très étroitement avec Bill Elliott pour arranger cette suite. Pour l’orchestration, nous avons utilisé les mêmes couleurs, avec beaucoup de motifs issus de Lulu ; si un jour quelqu’un analyse cette Girl Crazy suite, il y trouvera aussi des références à d’autres partitions qui sont très chères à mon cœur. Bien sûr, je ne chante pas cette musique comme on le fait à Broadway, je l’interprète comme l’exploration d’une femme qui chante.
Le disque s’ouvre par la Sequenza pour voix de Luciano Berio. Y a-t-il un lien avec ce diptyque Berg/Gershwin ?
Oui, car pour moi, cette pièce nous montre Lulu avant qu’elle trouve un foyer, son premier véritable foyer, lorsqu’elle devient l’épouse du Dr Schön. C’est Lulu avant qu’elle ait trouvé sa voix, ses mots, sa maison. Elle n’est pas encore entièrement elle-même, nous ne savons pas encore quel est son nom, et Berio nous dit qui Lulu était alors. Il ne s’agit pas de folie, chez elle, ou du moins c’est une folie qui n’exclut pas l’introspection, avec des moments de panique. Ce qui fait l’unité du disque, ce n’est pas l’idée de démence : Crazy n’est pas pris ici au sens de « fou », mais de « follement épris ».
N’y a-t-il pas aussi quelque chose de follement audacieux dans la façon extrêmement physique dont vous vivez vos rôles en scène ?
Contrairement à ce que des journalistes ont écrit, je n’ai jamais été danseuse professionnelle, mais c’est vrai que pour Mélisande ou pour Lulu, j’ai parfois eu un jeu très acrobatique. L’Ophélie de Glyndebourne est très physique aussi. Pour La Voix humaine, nous avions prévu beaucoup plus de mouvements, mais nous en avons retiré au cours des répétitions, nous ne voulions pas que cet élément physique domine. Avec Katie Mitchell, pour Pelléas, il y avait ce moment où j’étais étendue à terre, et elle m’a dit : « Vois si tu peux trouver une manière intéressante de te relever ». Et je lui ai proposé ce mouvement incroyable qui semblait sorti d’un rêve, comme le voulait le concept de sa mise en scène.
Après celle de Krzysztof Warlikowski cet été, vous pourriez être Mélisande dans d’autres productions encore ?
Je ne crois pas, non. Au point où j’en suis, si je pense au nombre d’années qu’il me reste à chanter, je dois choisir avec beaucoup de soin les rôles que j’interprète. Je veux être là où je peux servir la musique. Je fais ce que je ressens le besoin profond de faire.
Avez-vous des regrets, des rôles que vous ne pourrez jamais chanter parce qu’ils ne sont pas écrits pour votre voix ?
Salomé ! On me l’a déjà demandé, mais vraiment je crois que je ne pourrais pas servir cette musique comme il le faut, c’est un rôle trop lourd pour moi. Il n’y a pas tant d’autres personnages que j’aurais aimé incarner. Autrefois, j’en avais dressé la liste, mais à peu près tous mes vœux se sont réalisés.
Votre vie est un conte de fées, alors ?
Ecoutez, quand j’avais 18 ans, Pierre Boulez est venu à Toronto avec l’Ensemble Intercontemporain. Je n’ai trouvé personne pour aller au concert avec moi, bien sûr. Et je suis resté abasourdie pendant toute la soirée. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’un jour je me produirais avec eux. Il a fallu dix-sept ans, mais c’est arrivé. J’ai quelques rêves, que je n’essaye pas consciemment de réaliser, mais j’essaye de créer une situation où une fenêtre s’ouvre sur cette possibilité.
Propos recueillis et traduits le 15 juin 2017