A la fois chic, grinçant, drôle, touchant, électrique, ce Candide est étincelant. On espère que des directeurs de théâtres auront envie de s’en emparer, et qu’il n’en restera pas à ses quatre (!) seules représentations lausannoises.
D’abord, pour monter Candide, il faut un excellent Candide, et on l’a ! Miles Mykkanen, jeune ténor étasunien, rend vrai le personnage par sa seule présence (faussement) pataude. Il joue de sa rondeur, comme un enfant prolongé livré à la cruauté du monde. Les malheurs pleuvent sur lui, Cunégonde le berne, Pangloss l’assomme de son Leibniz pour les nuls, divers aigrefins le bernent, mais il se promène comme le personnage sérieux et sincère qu’il demeure, pur dans un monde violent. Une manière de Tamino ou de Belmonte en somme.
Miles Mykkanen © Jean-Guy Python
Première image, il est debout sur une mappemonde, exercice d’équilibre pas facile, qui démontre à lui seul, que loin d’être pataud, il (le chanteur, pas le personnage) est très en accord avec son corps, ce que démontrera une voix saine, pleine, homogène, projetée, d’une habileté technique redoutable. On remarquera lors d’un de ses airs un passage en voix de tête puis un élargissement de l’émission, une manière de crescendo, le faisant se retrouver en voix de poitrine, sans couture apparente… Très fort !
De surcroît, sa Cunégonde, Marie Lys, est elle aussi dans une forme vocale insolente : son air à coloratures, « Glitter and be gay ! » sera d’une ébouriffante virtuosité, avec ses trois contre mi-bémol impeccables, ses glissandos comiques, son apparente facilité, et de surcroît quelques acrobaties (voir photos) sur le portique central et une dernière note en s’y balançant comme au gymnase. Triomphe, applaudissements à n’en plus finir.
Marie Lys © Jean-Guy Python
Rien de plus grinçant que cette comédie musicale, bien sûr, cornaquée ici par un excellent Narrateur, un master of ceremony, sardonique, assez dans l’esprit du Joel Grey de Cabaret. Frac et insolence, allusions au monde actuel, qui n’a pas beaucoup fait de progrès depuis le siècle de Voltaire : épidémies, catastrophes naturelles, invasions, guerre, ce n’est plus l’époque de la spanish Inquisition contre laquelle moulinait le seigneur de Ferney, ni celle de la Red scare, la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy, à l’assaut de laquelle partaient Lilian Hellman, la librettiste, et le libéral (à l’américaine) Bernstein, mais en somme ça va plutôt moins bien… et parmi les anachronismes que tricotera l’excellent Mike Winter (le Narrateur) on entendra passer un Poutine qui ne détonera pas. Et l’on verra à un certain moment tomber doucement du ciel (image poétique drôlatiquement jolie) une pluie de sacs en plastique de supermarché, comme pour célébrer un nouveau fléau auquel Voltaire n’avait pas pensé…
De menaçants tricornes
Le dispositif scénique dessiné par Vincent Lemaire est très réussi. Une sorte d’arène blanche, élégante, brillante, très clean, dominée par une tribune où sont perchés une trentaine d’observateurs en tenues vénitiennes, dans une sublime harmonie de couleurs noires et mordorées, bicornes pour les hommes et hautes coiffures pour les femmes. Un peu comme certains personnages de Sade ou de Marivaux, ces aristocrates, manière de société savante, font du petit monde du château de Thunder-ten-tronckh en Westphalie (Candide, Cunégonde, Maximilien, Pangloss et Paquette la camériste) les sujets de leurs expériences, en les plongeant dans le tragique du monde.
Femmes puissantes
Deux femmes dans les mêmes somptueux atours (Christian Lacroix a drapé des kilomètres de taffetas changeant – ou faisant office de…) descendront parfois dans l’arène pour jouer le rôle de manipulatrices. Pas d’autres éléments sinon un carton où Pangloss disparaitra avec Paquette pour quelques privautés – charme théâtral à l’ancienne des trappes…
Autre accessoire, un portique à l’avant-scène muni d’une porte en verre, lieu de passage entre le dehors et le dedans, mais aussi agrès où grimperont non seulement Cunégonde, mais aussi Candide (qui chantera un de ses airs perché là-haut) ou Maximilien, le frère de Cunégonde, auquel Joël Terrin prêtera sa silhouette de grand sifflet et un timbre de ténor très clair (il brillera dès le quatuor d’entrée, « Life is Happiness indeed », où ces jeunes privilégiés, ignorant tout du monde, s’esbaudissent de leur bonheur).
© Jean-Guy Python
Ce premier ensemble aura été le vrai démarrage de la comic operetta. Auparavant, l’ouverture (qu’on a peut-être trop dans l’oreille dirigée à un tempo d’enfer par Bernstein) aura semblé très plan-plan. En tout cas d’une prudence toute vaudoise. Dans un effectif réduit mettant en lumière une flûte espiègle et des bois diserts.
L’amertume derrière la gaieté
Candide a connu de multiples avatars, dont un réaménagement après la création en 1956 à Broadway, qui connut un succès moyen (77 représentations tout de même). Sur le livret originel de Hugh Wheeler intervinrent pas moins de six lyricists, dont Stephen Sondheim (qui l’année suivante écrirait les paroles de West Side Story). Bernstein conçut ensuite une version de concert avec un narrateur, dont il serait en partie l’auteur du texte. C’est la version adoptée ici et ce narrateur donne à l’ensemble un faux air de cabaret berlinois. Et un second degré qui fait penser à l’esprit d’Ariadne auf Naxos, avec son côté expérimental que souligne ici la mise en scène inventive, brillante, élégante d’un Vincent Boussard très inspiré.
Le paradoxe étant bien sûr que la gaieté de cette comédie dissimule à demi l’amertume profonde du propos. Et un cynisme allègre… C’est le docteur Pangloss évoquant cette syphilis que lui a transmise Paquette, ce virus dont il retrace tout le parcours, d’un Maure à un Japonais, puis d’un Suisse « au nom oublié » à une petite Parisienne, de là à un navigateur écossais, mais d’abord rapporté d’Amérique par Colomb, et sans le virus, dixit Pangloss, on n’aurait connu ni le chocolat, ni le tabac… Seront évoqués toujours aussi gaiement les 30 000 victimes d’un volcan près de Lisbonne ou le viol de Cunégonde sous la menace des baïonnettes de la soldatesque.
Anne Steiger, Marie Lys © Jean-Guy Python
… Cunégonde qui, arrivée à Paris, sera entretenue à la fois par l’Archevèque et un banquier juif financier du Vatican. En l’occurrence ici la robe de l’Archevêque clignotant comme un arbre de Noël et le chapeau d’hassidim du banquier s’allumant comme un plafonnier, Candide pour les occire tous deux n’aura qu’à leur couper le courant…
Avant le politiquement correct
On le voit, tout cela date d’avant le politiquement correct, et une des scènes les plus réjouissantes est le crucial autodafé avec son irrésistible et bondissant refrain « What a Day for an Auto-da-fé ! – Quel beau jour pour boire en regardant des gens griller ! » Pangloss sera pendu après s’être félicité de l’invention de la corde, ce qui prouve bien que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…
Franco Pomponi © Jean-Guy Python
L’air de Candide qui suivra sera un modèle de chant legato, en même temps que de doute : « It must be me… – Ce doit être moi qui ne sais pas voir la lumière su soleil… » et cela se terminera par une note filée d’une impalpable douceur. Son lamento, « Cunégonde, it’s true ? » quand il la croyait morte, avait déjà été par Miles Mykkanen une démonstration de chant expressif et pudique à la fois, mettant en valeur son timbre dense et très charnel.
De Pangloss, le baryton Franco Pomponi fait une composition savoureuse, au style clownesque assumé, son allure du premier acte avec son nez en carotte (stigmate de la syphilis) évoquant assez l’épouvantail du Magicien d’Oz. Vocalement, il semble avoir choisi l’option « comédien qui chante » dans une esthétique très comédie musicale.
Quant à Gavriel Heine à la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, après l’Ouverture un peu quiète à nos oreilles, il allait ensuite respirer à l’unisson des chanteurs, les écouter, à l’occasion les suivre. Et notamment attiser dans la scène de l’autodafé et dans le chœur d’adieu des Surinamiens, particulièrement pimpant, le dynamisme d’un excellent Chœur de l’Opéra de Lausanne, magnifiquement préparé par Patrick Marie Aubert. Non seulement ces choristes participent à l’action (ils sont presque toujours en scène et manifestement Vincent Boussard les a dirigés de près), mais ils font entendre de très belles choses, notamment ce chœur des seules voix féminines dans la dernière scène, auxquelles Bernstein prête la ferveur d’un choral.
© Jean-Guy Python
C’est justement au milieu des choristes en grand équipage et envahissant pour la première fois la scène, que le quatuor, à bord d’une baignoire volante s’envolant dans les cintres, image à la Jules Verne, partira pour le Nouveau Monde, plein d’espoir (« Farewell to distress »), avec Buenos Aires pour première étape.
Danseurs de tango obligés (excellents, notamment une danseuse dans un numéro à la Cyd Charisse ravageur), sublime robe fuchsia pour Cunégonde et Fandango de la Vieille dame, « I was born in Rovno Gobernia » (soit dit en passant la province de naissance de Bernstein père…), qu’on aimerait un peu plus acéré, un peu plus galbé côté orchestre. C’est également en comédienne qu’Anna Steiger incarne cette Old Lady, passablement entremetteuse, vêtue d’une série de tenues extravagantes, du tablier de la soubrette à la robe panthère, à une parodie de tailleur Chanel… Elle assume crânement ce burlesque.
Au premier plan, le Narrateur, Mike Winter © Jean-Guy Python
Cunégonde est maintenant entretenue par le Gouverneur de Buenos Aires « au nom aussi long que ses moustaches » qui lui promet le mariage (Stuart Paterson, qui assume une poignée de rôles de méchants, qu’il se partage avec Bastien Combe, Raphaël Hardmeyer) tandis que Candide devient éleveur de moutons, dans cet Eldorado qu’il a enfin atteint. « Eldorado Clinics » précise une inscription sur le cadre de scène. Paradis illusoire…
Un Indien emplumé, Cacambo (à nouveau Franco Pomponi) lui fait visiter ce pays peuplé d’aras et de singes qui épousent des femmes. Les natifs de l’endroit l’enivrent de douces mélodies pour mieux l’emprisonner dans ses rêves.
Miles Mykkanen, Franco Pomponi © Jean-Guy Python
« One single word : Absurd ! »
Paradis d’amour de justice, où la jalousie, la haine n’existent plus, où la liberté s’exerce sans licence et l’amour sans possessivité, lui a raconté le Narrateur, et Candide chantera sa ballade « Up a seashell mount » dans un état second. Las ! La plupart de ses moutons meurent, il part pour le Surinam.
C’est là que pleuvront du ciel les poétiques sacs plastiques que balayera un certain éboueur nommé Martin, chantant « Words, words, words », allusion shakespearienne, et nouvel air sardonique : « Libre arbitre, Humanité, Amour ! Des mots ! Il y a un mot qui pourrait s’appliquer à nous tous, piégés sur cette boule de poussière : Absurde ! »
Franco Pomponi, dans cette nouvelle composition, atteint au grandiose, avant de disparaître dans son carton…
C’est alors qu’un marchand hollandais nommé Vanderdendur (Stuart Patterson) qui chante joyeusement « Je suis une vraie fripouille, je suis riche à crever d’ennui », proposera à Candide un billet de passage pour Venise en échange des quelques derniers moutons qui lui restent et qu’il transporte sous forme de sacs de voyages.
Franco Pomponi, Miles Mikkanen © Jean-Guy Python
Changement de ton
C’est là que la mise en scène va prendre une bifurcation inattendue. Candide fait naufrage, il est recueilli par une galère où rament des esclaves dont l’un est Pangloss (pas vraiment pendu donc) et cinq rois déchus.
Cette galère avec ses lits métalliques blancs ressemble diablement à un navire-hôpital. D’ailleurs les observateurs sur leur tribune sont maintenant vêtus de blouses vertes comme des infirmiers et le casino vénitien où se déroulera la fin ressemblera décidément à un hôpital psychiatrique.
La Venise Gavotte est l’un des nombreux pastiches de cette partition joueuse, où l’on croit à chaque instant reconnaître un rappel de Strauss, de Gilbert & Sullivan ou de Mahler, sans compter tout ce qui annonce West Side Story à quoi Bernstein travaillait à peu près en même temps, que ce soit un détail d’orchestration, un rythme latino ou un fragment de mélodie. L’un des duos Cunégonde-Candide était d’abord, dit-on, destiné à Tony et Maria, Bernstein le recycla.
ici, c’est le rayonnant « Is it this the meaning of my Life », où Miles Mykkanen, sur les riches phrases de cordes qui s’épanchent derrière lui, laisse monter une puissance éperdue, puis viendra le choral « Life is Life » dans une grande ferveur, douceur et amertume semblant s’entremêler.
© Jean-Guy Python
On redresse les lits, on fait courir des fils, où l’on étend les draps, le chœur retire ses blouses vertes. Peut alors commencer le duo final « Make our Garden grow », « ni purs, ni sages, ni bons, nous ferons de notre mieux ».
Cunégonde rejoint Candide. Les années ont passé, elle a changé, elle a maintenant de grosses jambes et du ventre. Marie Lys retirera ce rembourrage pour venir saluer dans la robe fuchsia ! Mais pour le moment, sous le portique c’est une image aigre-douce. C’est même un tableau accablant, émouvant et beau. Désespérant et beau.
Leurs deux voix fusionnent, tous vont venir les rejoindre, les dix voix s’assemblant dans un grand crescendo, a cappella un instant, puis soutenus dans un accord victorieux.
Victorieux ? Vraiment ?
« Any questions ? », interroge le narrateur, ultime pirouette.
Miles Mykkanen, Marie Lys © Jean-Guy Python