Billy Budd de Benjamin Britten fête ce 1er décembre ses 70 ans. L’occasion d’exhumer de nos archives un dossier qui aujourd’hui encore fait référence.
Billy Budd
Opéra en deux actes, op. 50
Musique de Benjamin Britten
Livret d’E.M Forster et Eric Crozier
D’après la nouvelle de Herman Melville : Billy Budd, Sailor. An Inside narrative.
Version en quatre actes créée le 1er décembre 1951
Version (définitive) en deux actes créée le 9 janvier 1964
Personnages
* Edward Fairfax Vere, Capitaine du H.M.S. « L’Indomptable » – ténor
* Billy Budd, gabier de misaine – baryton
* John Claggart, maître d’armes – basse
* Mr. Redburn, le second – baryton
* Mr. Flint, l’officier de manoeuvre – baryton-basse
* Lieutenant Ratcliffe – basse
* Red Whiskers, marin enrôlé de force – ténor
* Donald, matelot – baryton
* Dansker, vieux marin – basse
* Le Novice – ténor
* Squeak, caporal d’armes – ténor
* Bosun – baryton
* Le Premier maître – baryton
* Le Second Maître – baryton
* La Grand’hune – ténor
* L’Ami du Novice – baryton
* Arthur Jones, marin enrôlé de force – baryton
* Quatre enseignes – voix de garçons
* Un Mousse – voix parlée
* Officiers, Matelots, Gargoussiers, Tambours, Soldats de marine (chœurs)
Composition de l’orchestre
4 flûtes (dont piccolos)
2 hautbois, cor anglais
2 clarinettes (dont une clarinette en mi bémol)
2 clarinettes basses
saxophone alto
2 bassons, contrebasson
4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba
timbales, percussions (6 musiciens)
harpe
cordes
Argument
Prologue
Le capitaine Edward Fairfax Vere dresse le bilan de sa vie passée au service de son Roi et de sa Patrie et conclut à la nature foncièrement maligne de l’Homme, le Mal laissant son empreinte au coeur même de la Bonté. Il s’interroge aussi sur son rôle lors d’incidents survenus en 1797, pendant les guerres napoléoniennes, à bord de l’« Indomptable ».
Acte I
Scène 1
Rudoyé par les Officiers, l’équipage s’efforce de briquer le pont du navire. Mais le Novice, trop concentré sur son labeur, multiplie les maladresses en bousculant le maître d’équipage, puis en trébuchant et tombant. La sanction est implacable : ce sera vingt coups de fouet. Trois marins du « Rights o’ Man » (le « Droits de l’Homme »), un bateau de commerce, embarquent à bord du navire de guerre. Interrogés sans ménagement par le maître d’armes, ces civils enrôlés de force n’inspirent que du mépris aux Officiers. Par contre, un jeune et fort gaillard, enjoué et d’une extraordinaire beauté, les ravit à l’unanimité, en dépit d’une menue imperfection : sous le coup d’une émotion trop vive, Billy Budd se met à bégayer. Toutefois, ils se rembrunissent lorsque le Beau Marin se tourne vers ses compagnons et lance un vibrant adieu au « Droits de l’Homme ». Ces mots honnis lui valent la défiance des Officiers qui demandent au maître d’armes de le surveiller de près. Claggart confie la mission à son bras droit, le caporal Squeak, chargé de filer le nouveau gabier de misaine et de le mettre à l’épreuve.
Le Novice réapparaît, brisé et honteux. Quelques hommes tentent de le réconforter, mais des marins plus aguerris, Donald et Dansker, expliquent aux nouveaux venus que tout le monde finit par y passer un jour. Sur ces entrefaites, Claggart s’approche, apostrophe Billy et rectifie sa tenue en le sermonnant doucement. Alors qu’il se retire, les vieux loups de mer recommandent à tous la plus grande méfiance à son égard, puis chantent l’éloge du valeureux et brillant capitaine. Billy s’enflamme pour ce Starry Vere ( « Vere étoilé ») et lui jure fidélité jusque dans la mort.
Scène 2
[ Une semaine plus tard, le soir.] Le Capitaine boit un verre dans sa cabine avec deux de ses officiers. Les côtes du Finistère seront bientôt en vue et la confrontation est imminente. Les hommes se défoulent dans un couplet hostile aux Français tandis que le Capitaine évoque le danger, tabou, de la mutinerie. L’Officier de manœuvre livre ses soupçons à l’égard de Billy, mais le capitaine le rassure, arguant de sa fougue juvénile, et rappelle que seule la félicité des hommes peut éloigner le spectre de la sédition.
Scène 3
Les matelots entonnent en canon une vieille chanson de marin et Billy se joint à eux. Mais Dansker se tient à l’écart. « Bébé Budd » l’interroge et s’en va lui chercher « le seul plaisir qui lui reste » : une chique. Il tombe sur le caporal d’armes, occuper à fouiner dans ses affaires et une violente bagarre éclate. « Beauté » a tôt fait de le mettre à terre quand surgit Claggart. Il fait emmener le scélérat avant qu’il n’ait le temps de le trahir, complimente Billy et envoie les hommes se coucher. Seul en scène, le maître d’armes révèle le trouble extrême que Billy a jeté dans sa vie, mais l’écarte avec une rare violence ( « La haine et l’envie me rendent plus fort que l’amour » ), se promettant de détruire, corps et âme, le Beau Marin. Il envoie le Novice corrompre Billy avec de l’or. Émergeant d’un cauchemar où il se voit au fond de l’océan, Billy tarde à comprendre ce que lui veut le garçon. Quand il réalise ce qui lui est demandé, il se met à bégayer, serre ses poings de rage et le Novice s’enfuit, épouvanté. Réveillé par le bruit, Dansker vient aux nouvelles et tente de convaincre un Billy toujours incrédule, de la malveillance du maître d’armes.
Acte II
Scène 1
Contemplant la brume, le capitaine Vere exprime le souhait que l’action commence enfin. Claggart vient pour l’entretenir d’un danger qui menace le navire, mais il est interrompu par le cri de la grand’hune qui vient de repérer un navire battant pavillon français. Les matelots se précipitent à leur poste, Billy accompagne les volontaires pour l’abordage « dans la fumée » et la poursuite s’engage. Pressés d’en découdre, les hommes trépignent d’impatience. Un premier tir de canon retentit, mais en vain : le vent tombe et la brume se reforme, favorable au vaisseau ennemi. L’équipage renonce au combat, la mort dans l’âme. Une chape de plomb tombe sur le navire. Claggart interpelle à nouveau le Capitaine, agacé, et accuse Billy de fomenter une mutinerie. Sceptique et cassant, Vere le met en garde contre les faux témoignages, met en doute les preuves avancées par le maître d’armes et fait appeler Billy. Le délateur se retire.
Scène 2
Vere reconnaît en Claggart l’incarnation du mal et il est bien déterminé à ne pas se laisser abuser. Billy arrive, jovial, croyant qu’une promotion va lui être annoncée. Mais Claggart les rejoint et martèle à quatre reprises son accusation, ne quittant pas le jeune marin des yeux. Bredouillant et incapable d’articuler le début d’une réponse, Billy bondit comme un fauve et lui décoche un formidable coup de poing. Frappé en plein front, celui qui avait juré sa perte s’effondre, sous le regard atterré du capitaine (« L’ange de Dieu a frappé, et l’ange doit être pendu »). Il sait qu’il va devoir lui-même répondre de ses actes…
Il convoque les officiers, partagés entre la colère et la compassion pour Billy, et met sur pied un tribunal. Billy clame sa loyauté et dénonce un mensonge, mais il est incapable de l’expliquer. Il implore, à trois reprises, l’aide du Capitaine, mais en vain ; ce dernier refuse également d’aider les juges, dépassés par la situation. Le verdict tombe et Vere l’accepte, pourtant conscient de son iniquité.
Scène 3
Attendant son exécution, Billy chante une balade à la fois sinistre et poignante. Dansker lui apporte son dernier repas et lui raconte que des matelots veulent empêcher son exécution. Résigné et serein, Billy rejette cette perspective. Il promet de veiller sur le capitaine et songe à cet espoir entrevu au loin, « cette voile qui brille là-bas et qui n’est pas la Fatalité. »
Scène 4
Tout le monde assiste en silence aux derniers instants de Billy. Avant d’être hissé en haut de la grande vergue, il bénit le capitaine et les hommes répètent cette parole rédemptrice. Cependant, le dernier souffle du Beau Marin est suivi d’une rumeur grandissante où point la révolte, mais le pont est évacué. Tandis que les hommes obéissent lentement aux ordres et commencent à se disperser, la lumière décroît progressivement.
Épilogue
La scène s’illumine graduellement et révèle le capitaine Vere, âgé, comme dans le Prologue. Hanté par le souvenir de Billy, il se dit qu’il aurait pu le sauver, mais les dernières paroles du jeune homme lui ont apporté la paix et perçoit, lui aussi, « la voile qui brille tout là-bas. »
Introduction
« Plus la société est vicieuse,
plus l’individu est vicieux. »
Benjamin Britten
« Je n’éprouve d’attrait [sic] ou de sympathie ni pour sa musique, assez conservatrice et plus habile que profonde, ni pour certains des sujets traités, avec leur attirance perverse pour l’innocence enfantine menacée, voire pour une homosexualité à tendances sadiques (Peter Grimes, Billy Budd, Le Tour d’Ecrou et jusqu’à l’ultime Mort à Venise) […] » (1) Je n’ai pas le goût de discuter les notions de « profondeur » musicale ou de « progrès « artistique avec Harry Halbreich. Ce n’est pas non plus pour le plaisir de polémiquer que je cite cette condamnation des principaux chefs-d’œuvre lyriques de Britten au nom de la morale. Certes, de la part d’un spécialiste reconnu de la musique du vingtième siècle, ce procès d’intention a de quoi surprendre ; mais il a le mérite, à mon sens, d’éclairer le malaise qu’une frange plus ou moins importante du public peut ressentir face à l’univers de Britten. Le problème n’est pas neuf : une peinture trop réaliste du vice, une compréhension fine et profonde, voire empathique, du Mal, a de tout temps éveillé les soupçons, a fortiori quand la fin de l’histoire n’est pas morale. C’est ainsi que l’attachement de Britten pour des figures tourmentées et souvent marginales passe pour une complaisance sadomasochiste et forcément « perverse ». Ajoutez une pincée d’équivoque, notamment sexuelle, des zones d’ombre et quelques questions laissées sans réponses, et vous heurterez suffisamment le sens commun pour vous couper du grand public, sinon de la critique.
Par-delà cette méprise, Britten dérange ceux qui entrevoient la portée réellement subversive de ses opéras et qui se reconnaissent : les majoritaires imbus de leur prétendue normalité – hétérosexuelle (Billy Budd) ou militariste (Albert Herring) – , conformistes et obtus (Peter Grimes), prompts à juger et à exclure le déviant, ce marin farouche, doublé d’un poète aux images sibyllines et qui passe pour un fou, mais dont absolument rien ne prouve qu’il soit un bourreau d’enfant. Mais qu’importe son innocence : « Celui qui síécarte des autres laisse régner son orgueil. Lui qui nous méprise, nous le détruirons. Nous materons son arrogance » clame la foule haineuse des villageois. Est-ce bien l’enfance qui est persécutée ? Peter est différent et ne cache pas sa différence, ce que ne peut supporter la majorité. Ceux qui fantasment sur Lolita et collectionnent les clichés de David Hamilton, ne seront probablement pas les derniers à crier au loup en sortant d’une représentation de The Turn of the Screw ou de Death in Venice. Billy Budd et Claggart ne sont-ils pas aussi, au fond, des marginaux condamnés par les lois terrestres ? Les premiers commentateurs de Melville ont cru que sa nouvelle pouvait se lire comme une acceptation de l’injustice de l’ordre social. Autant dire que l’opéra se laisse encore plus malaisément réduire à cette lecture fataliste. Ce n’est pas une délectation malsaine qui pousse Britten à mettre en scène la souffrance, mais la volonté de dénoncer la stigmatisation, líhypocrisie et le conformisme social. Subversifs et moraux – mais une morale du minoritaire, privée du confort des certitudes et de la légitimité immanente du groupe –, infiniment plus stimulants pour l’intelligence que bien des (soap)-opéras aux canevas éculés et au manichéisme caricatural, les opéras de Britten dérangent parce qu’ils nous renvoient une image sans concession de la société des hommes, ironique et désenchantée.
Commande du Festival of Britain, Billy Budd est né de la rencontre, finalement assez rare dans l’opéra, entre un grand écrivain (à l’automne de sa carrière) et un brillant jeune compositeur (au seuil de la maturité) : Edgard Morgan Forster (1879-1970), essayiste et romancier à succès (La Route des Indes, Chambre avec vue, Howard’s End, Avec vue sur l’Arno, Maurice…) et Benjamin Britten (1913-1976), dont le premier chef-d’œuvre lyrique (Peter Grimes) venait de consacrer la renaissance de l’opéra en Angleterre. A partir d’une nouvelle posthume de l’auteur de Moby Dick et avec l’aide d’Éric Crozier (1914-1994), déjà librettiste d’Albert Herring et de Let’s Make an Opera, Forster a tiré un drame violent, obscur et fascinant. Pourquoi John Claggart veut-il détruire Billy Budd ? Pourquoi le capitaine Vere ne le sauve-t-il pas ? Ces deux questions, atroces, mais passionnantes, taraudent le spectateur qui ne peut sortir indemne d’une représentation de Billy Budd. Il sent, même confusément, que cet opéra met en scène beaucoup plus qu’une allégorie de la destruction mutuelle du Bien et du Mal. Britten est désormais en pleine possession de ses moyens : il parvient à traduire les affects les plus rares, distille l’angoisse, joue avec nos nerfs et réussit même à suggérer l’indicible (le désir refoulé). Son langage musical est mûr pour affronter d’autres défis : l’équivoque géniale du Turn of the Screw, les atmosphères subtilisées et délétères de Death in Venice.
J’ai renoncé à une étude détaillée et systématique de l’opéra, numéro par numéro. En effet, ce travail imposant a déjà été réalisé et, plutôt que de le paraphraser inutilement, je préfère vous recommander la lecture du commentaire musico-dramatique de Jean-François Boukobza publié par L‘Avant-Scène Opéra (n°158). En revanche, une autre perspective, tout aussi captivante, s’offre à nous : pénétrer le laboratoire de la création et découvrir comment les librettistes s’approprient l’histoire, concentrent et magnifient ses potentialités dans un drame d’une rare densité. Je vous invite donc à plonger à la fois au cœur de la nouvelle et de l’opéra : la confrontation en éclaire les ressorts profonds, ces liaisons dangereuses qui ont subjugué Forster et Britten. Leurs précieux témoignages ainsi que celui de Peter Pears, les remarques souvent pénétrantes de William Auden et de Mervin Cook enrichiront également notre compréhension de l’œuvre. Une présentation sommaire de la nouvelle et de sa genèse (Voir ci-dessous : Le chant du cygne de Melville) sera aussi l’occasion d’expliquer le symbolisme attaché aux noms des protagonistes ou certains choix opérés par les librettistes, mais aussi d’évoquer sommairement un autre opéra tiré de Billy Budd qui a sombré dans l’oubli. L’analyse du personnage de Billy révèle combien sa beauté est loin d’être anecdotique et secondaire, bien qu’elle soit fréquemment négligée par les commentaires et les mises en scène de l’oeuvre (Au commencement, la Beauté : 1. « Billy Budd, king of the World ! »). Nous verrons aussi comment Forster a interprété le personnage de Claggart, poussant aussi loin que possible son ambiguïté et dotant l’opéra d’une signification incroyablement moderne, à peine entrevue chez Melville (Au commencement, la Beauté : 2. A devil). Profondément transformé par les librettistes, le personnage de Vere constitue l’autre énigme, peut-être encore plus déroutante, de l’opéra (Starry Vere). Enfin, j’évoquerai l’originalité du langage de Britten : ce formidable jeu de miroirs entre les tonalités et les protagonistes qui structure et innerve la partition et qui apparaîtra plus tard comme la signature du compositeur (Le symbolisme tonal de Britten) (2).
Le chant du cygne de Melville
Billy Budd, An Inside Narrative [Un récit intérieur], est dédié à Jack Chase, un matelot avec lequel Melville (1819-1891) s’était lié d’amitié lorsqu’ils servaient à bord du United States entre Honolulu et Boston, d’août 1843 à octobre 1844. Melville a pu trouver en lui le prototype de Billy : il était beau et populaire parmi l’équipage, mais présentait lui aussi un défaut physique (un doigt coupé). En outre, cette traversée avec Chase devait fournir à Melville la matière de White-Jacket, or The World in a Man-of-War (1850). Ce roman regorge d’indications précieuses sur le microcosme naval et aborde déjà des problématiques chères à l’écrivain qui réapparaîtront dans Billy Budd : les punitions corporelles (le fouet), les conflits avec les officiers, la loi martiale, l’enrôlement forcé de civils, les Droits de l’Homme, l’homosexualité ou encore l’irruption déplacée de la religion (l’aumônier) dans un contexte exclusivement militaire. En outre, il offre une ébauche de Claggart en la personne d’un maître d’armes malveillant (Blant). En fait, c’est là une figure récurrente chez Melville : Jackson focalise sa haine sur le jeune Redburn dans le roman éponyme et, bien sûr, dans Moby Dick, l’horrible Radney envie férocement le beau Steelkit.
Cependant, il faut attendre 1886 pour découvrir l’embryon de ce qui allait devenir l’ultime chef-d’oeuvre du romancier. Cela fait alors près de trente ans que l’auteur de Moby Dick a renoncé à une carrière littéraire, incompris et boudé par le public comme par la critique. Or, cette année-là, un héritage le libère d’un insipide gagne-pain à la Douane du Port de New-York. Melville décide alors de reprendre quelques poèmes inachevés, dont un feuillet de quatre pages où figure la première version de la « Balade de Billy aux fers » qui servira de point d’orgue à la nouvelle. Un bref commentaire en prose la présente comme le monologue d’un marin « condamné sommairement, en mer, à être pendu pour avoir été le meneur d’une mutinerie naissante dont on redoutait qu’elle ne s’étendît. »
Cette ébauche mentionne la petite amie de Billy : Bristol Molly, ce qui incita Antonio Ghedini (1892-1965) à créer un rôle féminin dans l’opéra en un acte qu’il tira de la nouvelle de Melville. En fait, nous trouvons également une référence à Bristol Molly dans une des premières esquisses du livret de Forster et Crozier, datée de mars 1949. Pour la petite histoire, il faut savoir que Britten a rencontré Ghedini lors d’un voyage en Italie, sans doute en 1949 (la version italienne de Billy Budd fut créée à la Fenice en septembre 1949). En apprenant qu’il s’était fait doubler, Britten aurait été tellement décontenancé, qu’il n’aurait soufflé mot de son propre opéra ! Eric Crozier se procura un exemplaire du livret confectionné par Salvatore Quasimodo. Outre un rôle parlé qui remplit la même fonction que celle dévolue au choeur dans le théâtre grec (raconter et décrire les grandes lignes de l’histoire), la distribution comprend huit rôles principaux. Billy est chanté par un baryton, comme chez Britten, mais c’est une basse qui interprète le rôle de Vere, alors que Claggart est confié à un ténor. Bien que Forster ait trouvé l’idée excellente, les librettistes ont finalement renoncé à évoquer Molly Bristol, ce qui se justifie pleinement d’un point de vue dramatique : d’une part, l’absence de toute référence féminine consacre le climat ambigu et homo sensuel (déjà favorisé par la promiscuité masculine) dans lequel évolue l’opéra ; d’autre part, elle permet de croire à la virginité de Billy, virginité qui fait du jeune homme la parfaite incarnation de l’innocence.
En 1888, Melville décide d’intégrer la balade de Billy à un récit en prose qui contient, pour l’essentiel, le canevas de sa nouvelle : le mutin s’est métamorphosé en Beau marin, jeune et innocent et Melville lui a déniché son exact contraire, le noir et maléfique Claggart. Ce n’est que dans une troisième phase d’écriture, que le Narrateur pénétrera la conscience du maître d’armes et surtout que le Capitaine Vere prendra un relief nouveau en devenant, grâce à la cour martiale et à l’exécution de Billy, la figure centrale du drame. « Commencé le Vendredi 16 Novembre 1888. Fin du livre : 19 avril 1891 » note Melville. C’est sans compter les ratures, notes, ajouts, collages, gribouillis abscons et variantes indécidables qui envahiront bientôt le manuscrit au point de décourager la veuve de l’écrivain. Billy Budd sommeillera vingt huit ans dans une vieille malle avec d’autres textes « inachevés ». C’est sa petite fille qui le redécouvrira dans les années 20 et en confiera l’édition à Raymond Weaver, brillant défenseur de l’oeuvre de Melville.
Comme souvent chez Melville, les noms des protagonistes sont porteurs de sèmes et de connotations directement liés à leur personnalité. Dans l’anglais des USA, « budd » est un mot du langage familier utilisé pour apostropher un homme ou un garçon. En fait, c’est l’apocope de « buddy », altération de « brother » employée pour parler d’un petit garçon et, par extension, d’un copain, d’un « pote ». Par ailleurs, le terme « budd » désigne également le bourgeon et le phénomène du bourgeonnement, mais aussi une chose ou un être immature. En outre, « budd » est le nom courant par lequel les Celtes s’adressent à l’équivalent du dieu Apollon. Les termes qui composent le patronyme du capitaine semblent, quant à eux, marqués au coin de l’ironie. « Vere » est un jeu de mot sur « vir » et « veritas », alors que « Fairfax » peut se lire comme un mot-valise de « fair facts », des faits honnêtes, justes. Par ailleurs, « starry », signifie, au sens propre, « étoilé », en parlant d’un ciel bien sûr, et « starry- eyed » veut dire idéaliste, innocent ou éberlué… Enfin, « claggart » est une invention de Melville issue du verbe désuet « to clag », qui signifie rester collé à un objet (concret ou abstrait) sans le quitter, de manière malsaine. Comment le maître d’armes pourrait-il être désigné, sinon par son obsession pour le Beau Marin ?
Les librettistes n’ont pas seulement condensé le drame et supprimé des passages dépourvus d’intérêt dramatique et impossibles à transposer à la scène (digressions politico-militaires, analyses psychologiques…), ils se sont livrés à un véritable travail de réécriture. Prenons, par exemple, l’épisode où Billy surprend Squeak fouinant dans ses affaires : cette invention de Forster et Crozier remplit exactement la même fonction que la correction que Billy donne au teigneux Red-Whiskers sur son premier navire, le « Droits de L’Homme » (V.Au commencent, la Beauté), il s’agit de nous préparer à l’idée que le jeune homme peut utiliser sa force, impressionnante, contre les hommes, mais pour se défendre et laver son honneur. Deux autres incidents, brièvement évoqués dans la nouvelle, sont amplifiés et dramatisés par les librettistes. Chez Melville, la flagellation du Novice horrifie Billy et l’incite à avoir un comportement irréprochable ; elle devient le seul événement dramatique du début de l’opéra. Sans cet événement et l’extraordinaire choeur des Matelots où germe le motif de la révolte (« O heave ! O heave away, heave ! heave ! », poignant et en même temps menaçant), la première scène de l’opéra, qui fait plus de trente minutes, s’enliserait dangereusement et pourrait émousser l’intérêt de l’auditeur. D’un point de vue purement dramatique, cette scène illustre le sort cruel qui accable les hommes d’équipage et met en place l’atmosphère pesante et tendue de l’opéra. A et égard, la bataille avortée rompt avec cette ambiance sinistre et introduit un climax propice à nous révéler la frustration des marins.
Forster et Britten considèrent le Capitaine comme le seul véritable acteur du drame. Le prologue et l’épilogue confirment évidemment sa position centrale : tout l’opéra procède de ses souvenirs. Mais cet immense flash-back n’est-t-il pas biaisé par la conscience du Capitaine ? Ne s’agit-il pas d’une reconstitution, forcément subjective ? Face à un film ou un roman, la question ne manquerait d’être soulevée, or elle ne l’a pas été, à ma connaissance, par les commentateurs de l’opéra. Peut-être parce que ses implications donnent le vertige alors que l’oeuvre génère déjà son lot de mystères et de questions insolubles. Quoi qu’il en soit, les changements les plus importants affectent essentiellement son profil et, dans une moindre mesure, celui de Claggart. Quant à Billy, il faut savoir dépasser l’éblouissement des apparences pour en découvrir la richesse…
Au commencement, la Beauté
« Ô grâce, beauté, bonté, c’est à moi
de vous détruire. »(3)
Billy Budd, acte II, scène 2 (Vere)
« Mais cette beauté, Phèdre
[fut] découverte à travers les sens,
Et les sens mènent à la passion, Phèdre,
Et la passion à l’abîme. »
Death inVenice, acte II, scène 16
1. « Billy Budd, king of the world ! »
Mésestimée, oubliée ou sciemment éludée, la beauté du marin est souvent négligée par la critique qui retient davantage la bonté et l’innocence du jeune marin. Elle figure pourtant au coeur même du drame. Sur ce point, Melville est sans équivoque. Lorsque Claggart découvre que Billy a renversé son bol de soupe sur le pont et commente sa maladresse en lui tapotant le dos de sa badine : « A bel ouvrier, bel ouvrage ! » (4), le Narrateur note que « le maître d’armes avait laissé échapper par là même une allusion ironique (…) à ce qui avait été la raison première de sa haine pour Billy, à savoir la remarquable beauté de sa personne » (je souligne) (5). Dominique Fernandez n’hésite pourtant pas à écrire que la beauté « n’est suggérée que comme motif secondaire pour expliquer la haine du maître d’armes » (6)! C’est à se demander s’il a lu la nouvelle. Dans l’opéra, Claggart ne laisse planer aucun doute : « Une découverte de grande valeur, officier . Une beauté. Un bijou. La perle d’entre les perles. » Et de répliquer, péremptoire, au lieutenant qui souhaite en trouver beaucoup d’autres comme lui : « Il n’y en a pas d’autres comme lui, officier. J’ai vu beaucoup d’hommes, j’ai passé de nombreuses années au service de sa majesté, parcouru bien des mers. C’est un marché de roi. » Alors qu’il calomnie Billy, sa beauté l’obsède encore et il faut qu’il en parle, qu’il prétende effrontément que « la fine fleur de la beauté masculine et de la force » (« J’ai vu » semble approuver le Capitaine au gré d’une équivoque savamment provoquée par le chevauchement des répliques) est un masque, « une chausse-trape se cache sous ces lys teintés de pourpre », d’autant plus trompeuse que le garçon a bon caractère. C’est encore lui qui appelle Billy « a sweet pleasant fellow », un mignon et brave petit gars (7).
Si le livret est plus discret que la nouvelle, c’est évidemment parce que la beauté de Billy doit s’imposer sur scène. Les matelots, à commencer par Dansker (le Danois), mais aussi Claggart, l’appellent « beauty », « baby » ou « baby Budd », mais ne le complimentent pas. Sa prestance, l’admiration qu’elle suscite parmi l’équipage et sur laquelle le Narrateur revient à de multiples reprises au gré du récit n’est pas vraiment transposable à l’opéra. En effet, elle ne peut guère s’exprimer avec autant d’insistance par la voix des marins, sans risquer d’expliciter, mais aussi de généraliser le désir que provoque le jeune homme et modifier ainsi la signification du drame. L’impact physique de l’interprète doit suffire, comme l’a brillamment démontré la création en 1951. « Et bien, vous ressemblez certainement à Billy ! » admire Britten en accueillant à Londres Theodor Uppman qui devait remplacer Geraint Evans, d’abord pressenti pour le rôle (8). Quant à Forster, il déborde d’enthousiasme : « Le Billy transatlantique est encore un peu lent avec ses notes, mais il est en train de les apprendre ; par contre, il a une jolie voix, c’est un beau garçon et il a un physique splendide (…) » (9). En découvrant les photos de cette production mythique, il est impossible de ne pas songer au héros de Melville, solaire et irrésistible.
A peine le lieutenant recruteur a-t-il posé les pieds sur « Les Droits de l’Homme », qu’il fond sur Billy, « dès qu’il l’eut aperçu sur le passavant » et « avant même que l’équipage eût été rassemblé en bonne et due forme sur le gaillard d’arrière pour être délibérément passé en revue ». Et ce fut le seul qu’il choisît.« Amer, le capitaine plaide sa cause, il ne veut pas perdre son « pacificateur » dont la vertu a fédéré l’équipage et qui a même conquis, en le rossant, le plus querelleur des hommes, « jaloux sans doute du nouveau venu », « un charmant jeune gars gentil tout plein » (Claggart utilisera à peu de choses près les mêmes mots pour désigner Billy). Le lieutenant ne revient pas sur sa décision. « Mais où est ma beauté ? demanda-t-il en regardant par la porte ouverte de la cabine. Ah ! le voici qui vient, et, par Jupin, trimballant son coffre… Apollon avec son portemanteau ! ». « La tête en arrière et regardant de bas en haut la nouvelle trouvaille », l’officier chargé d’interroger Billy, apprenant qu’il est un enfant trouvé, s’exclame : « eh bien, ç’a été apparemment une belle trouvaille. J’espère qu’on en trouvera d’autres comme vous, la flotte en a joliment besoin. » Dans l’opéra, c’est le premier lieutenant, s’adressant à l’officier de manoeuvre, qui admire cette « jolie trouvaille ».
En réalité, le physique de Billy séduit et trouble tout le monde, à son insu. Certaines notations sont particulièrement suggestives dans un univers exclusivement masculin : « Il ne s’aperçut pas davantage du sourire ambigu qu’un je ne sais quoi dans son physique faisait naître sur quelques uns des plus rudes visages d’entre les vareuses bleues. Et il ne fut pas moins inconscient de l’effet particulièrement favorable que sa personne et son allure produisaient sur les gentilshommes plus pénétrants du gaillard d’arrière. » Le Capitaine Vere n’est pas en reste : il admire en Billy « un aussi beau spécimen du genus homo, qui, nu, aurait pu poser pour une statue du jeune Adam avant la Chute » (Faut-il comprendre que Billy s’est offert aux regards dans le plus simple appareil ?) et songe même, un moment, « à le recommander à son second pour qu’il le promût à un poste qui lui permettrait de l’observer lui-même plus fréquemment. » Nous reviendrons évidemment sur « la monomanie » de Claggart, « qui, comme un feu souterrain creusait toujours plus profond en lui », et puisait sa source dans la beauté radieuse du garçon.
Mais, au delà-de rapprochements prestigieux avec David, Apollon ou Hercule, à quoi ressemble donc Billy ? « Il était jeune [21 ans nous dit-on un peu plus tôt] ; et, bien qu’il eût presque atteint son plein développement, il paraissait plus jeune encore qu’il ne l’eût été vraiment, grâce à l’expression adolescente qui s’attardait sur son visage encore lisse dont le teint naturel était d’une pureté quasi féminine » et où, bien que l’air marin ait dissipé les lys, « le feu de joie qui flambait dans son coeur illuminait le hâle rosé de sa joue ». « Coulé dans un moule réservé aux plus beaux spécimens physiques de ces Anglais chez qui la fibre saxonne ne semble adultérée par aucun apport étranger, normand ou autre, son visage offrait cette expression de bon naturel humain et serein que le sculpteur grec a donné parfois à son héroïque athlète Hercule », dont Billy, « bâti en héros » possédait la « charpente athlétique ». Le Narrateur cite l’anecdote prêtée à Grégoire le Grand qui, avant qu’il ne devînt pape en 590, admirait des jeunes esclaves anglo-saxons « l’étrange beauté, si différente du type italien avec leur teint clair et vermeil et leur cheveux de lin bouclés » et aurait demandé : « Des Angles, ce sont des Angles que vous les appelez ? Est-ce parce qu’ils ressemblent tant à des anges ? » Enfin, le Narrateur remarque « l’oreille, petite et bien faite, la cambrure du pied, la courbe de la bouche et celle des narines, même la main durcie teintée d’orange fauve comme le bec des toucans […], et par-dessus tout quelque chose qui, dans l’expression mobile ainsi que dans chaque attitude et chaque mouvement » trahissait « la noblesse de son lignage (…) aussi manifeste chez lui que chez un pur-sang. »
Mais la nouvelle ne s’ouvrait-elle pas déjà sur l’évocation du Beau Marin rencontré jadis « le long des docks d’un quelconque port de mer », entouré et adulé par « un groupe de marins bronzés en tenue de sortie » qui conjugue « la force et la grâce, toujours séduisantes lorsqu’elles s’unissent chez un homme » et dont Billy n’est finalement qu’un avatar ? Les librettistes ont lu attentivement ce préambule qui place la nouvelle sous l’égide de la beauté masculine. Ils ont d’ailleurs emprunté à la « noire idole » dont se souvient le Narrateur « les deux bouts d’un mouchoir de couleur vive noué librement autour de son cou [qui] dansaient sur l’ébène de sa poitrine découverte » pour en orner la gorge de Billy Budd (V. A devil). Et le récit de ces terribles événements se referme encore sur « la rare beauté physique du jeune marin, spiritualisée à présent par ses dernières expériences, si profondément poignantes ». Billy resplendit jusque dans la mort…
Sur un plan strictement dramatique, Billy n’est sans doute pas le héros de l’opéra, mais son aura, tant morale que physique, a un rôle fondateur, trop vite oublié : c’est elle qui séduit d’abord l’équipage, éblouit le maître d’arme John Claggart, précipitant la double catastrophe finale. Combien de productions n’ont pas négligé cette dimension capitale ? Certes, le livret ne précise pas que le visage rosé de Billy est encadré d’adorables boucles blondes, mais sa jeunesse est évoquée au moins à deux reprises et sa beauté le nomme. Comment croire que les solides gaillards de l’Indomptable s’attendrissent pour un « Bébé » de quarante-cinq ans, qui, de surcroît, en paraît facilement cinq de plus (10)? Ou que le visage sympathique, mais bouffi et sans charmes de Jochen Schmeckenbecher (Nancy, 1993) ou plus récemment de Russel Braun (Toronto, 2001) puissent faire l’unanimité et leur valoir le surnom admiratif de « beauty » ? « Billy m’a toujours attiré, évidemment, comme une jeune et rayonnante figure » (11) disait Britten… Prompts à railler l’allure éléphantesque de certaines divas dans les rôles de jolies jeunes filles, les critiques sont nettement moins loquaces quand un grand dadais apprêté (Thomas Hampson) s’agite dans un costume de marin trop large et amidonné. Le ridicule tue, mais seulement la vraisemblance dramatique… En fin de compte, ce qui prime, c’est la grâce, la fraîcheur et le charisme de l’interprète. Dale Duesing et Simon Keenlyside n’ont sans doute pas l’allure de top-models, mais leur charme, leur magnétisme ont pu conférer au rôle son indispensable rayonnement.
D’aucuns ricaneront sans doute, insinuant que ces remarques sont superficielles. Dans tout autre contexte, l’objection pourrait être recevable, mais certainement pas ici : que cela plaise ou non, cet opéra gravite autour d’un jeune homme d’une extraordinaire beauté – le cas est sans doute unique dans l’histoire de l’opéra ! – et baigne, d’ailleurs, dans une atmosphère homoérotique, plus ou moins perceptible selon la sensibilité des spectateurs, mais indéniable. Ces dix dernières années, plusieurs mises en scène n’hésitent d’ailleurs pas à exploiter le potentiel érotique du personnage, parfois au détriment de son ingénuité, en dénudant les formes sculpturales de jeunes chanteurs râblés et sexy comme Nathan Gunn ou Rodney Gilfry (« le Beau Marin était aussi plus ou moins un boxeur ou un puissant lutteur » écrit Melville). Choisi pour créer le personnage de Kowalsi dans l’opéra qu’André Prévin a tiré d‘Un tramway nommé désir, Rodney Gilfry a suffisamment d’atouts pour affronter le souvenir vivace d’un Marlon Brando à la sensualité explosive (le film de Kazan date de 1951, comme Billy Budd). De son côté, Bo Skovhus a aujourd’hui la sagesse de renoncer au rôle de Billy, qu’il a magnifiquement défendu depuis 1984 et qu’il tenait encore cette saison à Paris, car il a conscience d’avoir passé l’âge pour jouer les jeunes premiers.
En revanche, faire de l’homosexualité, la clé de Billy Budd, ce serait trahir la richesse d’une œuvre plurielle, ouverte et irréductible. D’autant que certaines allusions homosexuelles présentes dans la nouvelle ne sont pas transposées à l’opéra : ainsi le regard ambigu des marins ou l’idée, exprimée par Vere, que Billy pourrait poser nu. De même, faut-il suivre Mervin Cook lorsqu’il prétend débusquer le symbolisme homosexuel dans les jeux de mots fort peu subtils qu’il prête à Melville ? Quand il découvre la maladresse de Billy qui a renversé sa soupe sur le pont fraîchement récuré, Claggart s’arrête et paraît sur le point de dire quelque chose d’acerbe au marin, ce que Melville dit en ces termes : « pausing, he was about to ejaculate something hasty to the sailor »… Le musicologue pense découvrir un autre « puissant symbole sexuel » lorsque le corps de Billy, pendu, n’est parcouru par aucun spasme, mais que le capitaine Vere se tient « erectly rigid as a musket ». Personnellement, je ne le suivrai pas sur ce terrain hasardeux. Curieusement, dans l’opéra, Mervin Cook semble passer à côté du monologue crucial de Claggart et conclut que « les implications homosexuelles sont atténuées de manière significative dans le livret ». Par contre, il définit bien l’interaction et l’équilibre subtil des réseaux de sens à l’oeuvre dans Billy Budd « [les implications homosexuelles] ne sont jamais très loin de la surface et, sans elles, la parabole du bien et du mal serait considérablement affaiblie » (12).
La beauté de Billy, comme sa bonté, est aussi le reflet de sa nature profonde et revêt une portée métaphysique que les commentateurs ne semblent guère entrevoir. Il est pourtant impossible, à l’écoute de Billy Budd, de ne pas songer à Death in Venice, opéra intime, sans doute le plus autobiographique de Britten et peut-être son testament. Bien avant Tadzio, Billy a incarné aux yeux du compositeur le caractère fatal, destructeur de la beauté. « Celui qui a contemplé la beauté est déjà destiné à la mort », écrit August von Platen. Comme Claggart, Aschenbach est rongé par une soif inextinguible, la « Sehnsucht », ce besoin d’absolu qui nous saisit et ne nous lâche plus, lorsque notre regard a croisé la Perfection. Mais le poète renonce, plonge dans le « regard doré » (Pyper/Britten) de l’éphèbe, s’abandonne et découvre « le repos dans la perfection, le rêve de celui qui peine pour atteindre l’excellence », « la volupté de l’anéantissement » selon la très belle formule de Thomas Mann.
Loin de lui procurer cet apaisement, la révélation dont Claggart est l’unique témoin le livre au démon de l’envie. « Celle que nourrissait Claggart n’était pas une forme vulgaire de cette passion. Et, dirigée contre Billy Budd, elle ne participait pas de cette jalousie craintive qui assombrissait le visage de Saül lorsque ses pensées troublées roulaient sur le jeune et beau David. S’il regardait de travers la bonne mine, la bonne santé allègre et la franche, la juvénile joie de vivre de Billy, c’était parce qu’elle allaient de pair avec une nature qui, Claggart le sentait magnétiquement, n’avait jamais dans sa simplicité voulu le mal ni jamais subi la morsure de ce serpent. Pour lui, l’esprit qui habitait Billy et qui regardait par ses yeux célestes comme par des fenêtres, ce quelque chose d’ineffable qui creusait d’une fossette ses joues hâlées, assouplissait ses jointures et dansait dans ses boucles blondes, était ce qui faisait de lui, par excellence, le Beau Marin. A l’exception d’une autre personne [Vere], le capitaine d’armes était peut-être le seul homme du bord intellectuellement capable d’apprécier à sa valeur le phénomène moral qui s’offrait en Billy Budd. Et cette perspicacité ne faisait qu’intensifier sa passion qui, revêtant en lui diverses formes secrètes, prenait parfois celle du dédain cynique, du dédain de l’innocence : n’être rien qu’innocent ! Pourtant, d’un point de vue esthétique, il en voyait le charme, la courageuse désinvolture, et il l’aurait volontiers partagée s’il n’eût désespéré d’y parvenir. » Forster et Crozier ont cristallisé dans un monologue, exceptionnel, les affects contradictoires du maître d’armes et Britten est parvenu à traduire son ambivalence, lancinante, avec une efficacité redoutable. Une fois encore, la suggestion musicale se révèle infiniment plus pénétrante que les mots.
2. A Devil
« … If Cassio do remain,
He has a daily beauty in his life,
That makes me ugly …
No, he must die, be’t so… »
Shakespeare, Othello, V.i. 18-22.
Dans une scène inventée par Forster et Crozier, Claggart apostrophe le marin : « Vous êtes ici sur un navire de guerre. Enlevez-moi ce foulard de fantaisie ! » et il le lui arrache sans plus attendre. « Et… faites attention à votre tenue. Un peu de fierté, Beauté, et tout ira bien. » (Acte I, scène 1, quatrième tableau). Ce geste va bien au-delà de l’étiquette navale, chacun le devine. Est-ce vraiment la coquetterie de Billy qui est déplacée sur ce navire ? N’est-ce pas plutôt son insolente beauté ? Claggart ne céderait-il pas à l’irrépressible envie de toucher l’objet de sa passion naissante ? De fait, la réprimande semble un prétexte pour s’arrêter et contempler le jeune homme, établir un contact. Billy n’est pas Tadzio, figure inaccessible et muette, il est bien réel et chante son bonheur. Cet incident, tout sauf anodin, illustre la géniale connivence des librettistes et du compositeur. Le « motif de l’ambivalence », comme l’a si justement nommé Jean-François Boukobza, suffit à suggérer cette oscillation dangereuse entre des pulsions contraires, cette fêlure qui est apparue dès que Claggart a posé le regard sur Billy : « Un bijou. Une beauté », les timbres sombres (trombone et tuba) et l’ambiguïté entre Si majeur et Si bémol majeur révélant alors la duplicité du Capitaine d’armes. « L’amour et la haine ne sont pas forcément incompatibles », note Jean-François Boukobza, mais leur rencontre est explosive.
La nouvelle brosse un portrait physique et psychologique plus fouillé, mais la musique laisse entrevoir la complexité du personnage et c’est à notre imagination qu’il revient de la définir. Homme d’environ trente-cinq ans, grand et maigre, mais de « silhouette agréable », il possède un « visage bien modelé » et « à la physionomie remarquable », « dont les traits étaient aussi nettement découpés que ceux d’une médaille grecque », de soyeuses boucles noires surmontant un front plus haut que la moyenne, mais d’une pâleur suspecte, seuls détails remarquables avec la largeur excessive d’un menton glabre.(13) Alors que dans son film, Peter Ustinov s’est plu à souligner la beauté méphistophélique de Claggart (14) (Robert Ryan, Billy prend les traits du séduisant et vénéneux Terence Stamp qui fait ses débuts au cinéma, à vingt-huit ans), Britten et ses librettistes n’ont laissé aucune indication sur le profil que devrait avoir l’interprète. Pour ma part, j’ai hâte de découvrir le Claggart de Samuel Ramey, annoncé la saison prochaine.
Par contre, le livret retient les traits essentiels du personnage : l’orgueil et l’expérience nourrissent un sentiment de supériorité et d’exaspération à l’égard de l’équipage qui semble s’étendre à l’humanité tout entière : « N’ai-je jamais étudié les hommes et leurs faiblesses ? N’ai-je pas fait mon apprentissage de ce monde haïssable et de ce navire, de ce maudit navire ? » Les officiers sont des imbéciles, Squeak, un exécutant incapable de penser par lui-même et dès lors traité avec morgue et brusquerie. La souffrance morale autant que physique du Novice fouetté pour sa maladresse ne lui inspire que mépris. « Ce n’est qu’un enfant et il est incapable de marcher » explique avec compassion son camarade. « Qu’il rampe », réplique Claggart, qui plus tard frappe et menace l’enfant lorsque ce dernier hésite à corrompre Billy. Toutefois, le garçon laisse échapper une phrase qui laisse songeur (je souligne) : « Oh, ce fouet, cette souffrance ! pourtant vous aviez dit que vous me protégeriez, vous m’aviez parlé de manière tellement paternelle lorsque vous m’aviez trouvé en train de pleurer. » Se serait-il laissé attendrir ? A moins qu’il ne cherchât à mettre le novice en confiance pour mieux le manipuler… Le doute est permis, sinon cultivé avec une secrète délectation par les librettistes et un spectateur complice.
Forster et Crozier n’ont pas oublié la sagacité du maître d’armes. Mais dans l’opéra, Claggart a non seulement compris la candeur de Billy, mais aussi la violence dont il peut être capable. Il met Squeak en garde : « Méfie-toi de son caractère. Méfie-toi de ses poings. Tu vas jouer avec le feu, Squeak, avec le feu… Qu’il t’y prenne et il te tue. » N’est-il pas conscient du danger auquel lui-même s’expose ? Cette intuition ne ferait que renforcer la dimension tragique de l’opéra et réduirait Claggart, mais aussi Billy, au rôle de victimes, passives, sinon résignées de leur destin.
Mais l’apport majeur de l’opéra réside ailleurs, dans cet extraordinaire monologue, où l’ambiguïté atteint son paroxysme. La véritable nature de l’attirance du maître d’armes pour Billy n’est peut-être pas nommée, mais elle est clairement décrite et son intensité ne peut qu’instiller le doute chez les spectateurs les plus réfractaires aux implications homosexuelles de l’oeuvre (Je souligne les phrases clés) :
« Ô grâce ! Ô beauté, bonté ! Je voudrais ne vous avoir jamais rencontrées ! Si seulement je pouvais vivre toujours dans mon propre univers , dans la dépravation où je suis né. J’y jouissais d’une sorte de paix, j’y avais établi un ordre tel que celui qui règne en Enfer. Mais hélas, hélas ! la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres la comprennent et en souffrent. Ô grâce, beauté de l’âme, ô beauté du corps, bonté ! comme je voudrais ne vous avoir jamais connues !
A présent que je vous ai vues, quel choix me reste-t-il ? Aucun, aucun ! Mon destin est de vous annihiler, je suis voué à votre destruction. Je vous effacerai de la surface de la terre, de ce minuscule fragment de terre flottant, de ce navire où le hasard vous a mené. D’abord, je troublerai votre bonheur. Je mutilerai et réduirai au silence le corps qui vous abrite. Il pendra en bout de vergue, il tombera dans les profondeurs de la mer, et tout sera comme si rien ne s’était passé. Non, vous ne pouvez vous échapper ! Avec la haine et l’envie, je suis plus fort qu’avec l’amour. Ô grâce, beauté du corps, bonté ! il n’y a pas de doute, cette nuit, vous êtes en mon pouvoir ! Rien ne peut vous défendre. Rien ! Rien !
Qu’il en soit ainsi ! Car quel espoir reste-t-il si l’amour peut échapper ?
Si l’amour continue à vivre, s’il se développe et devient puissant, là où je ne puis entrer, quel espoir me reste-t-il dans mon propre univers de ténèbres ? Non ! Je ne puis le croire ! Non ! Ce serait là un tourment trop aigu ! Moi, John Claggart, Capitaine d’armes sur L’Indomptable, je vous ai en mon pouvoir, et je vous détruirai. »
Plutôt que de laisser grandir une passion manifestement impossible à vivre et qui pourrait transformer son existence en un supplice permanent, il est résolu à en détruire l’objet. De l’amour à la haine, une haine à la mesure de cet amour, le glissement est connu et la distance réduite. Qui pourrait encore nier que cette lecture est, non pas définitive, mais plausible ? Dans sa correspondance avec Britten, Forster défend farouchement ce monologue admirable qui n’est pas sans rappeler le Credo de Iago dans l’Otello de Verdi :
« C’est la pièce la plus importante que j’ai écrite et je n’ai pas senti, à la première écoute, qu’elle était suffisamment importante musicalement. (…) Je veux de la passion – un amour contraint, perverti, empoisonné, mais qui, néanmoins, ruisselle à travers le canal de son agonie ; une décharge sexuelle qui tourne mal. Non pas une lourde dépression ou des grommellements de remords. » (15)Le romancier s’inspire probablement d’un des passages les plus poignants de la nouvelle où, à travers sa souffrance, la nature amoureuse des sentiments du maître d’armes est timidement effleurée :
« Quand le regard de Claggart se posait à la dérobée sur le fier Billy qui déambulait sur le pont supérieur des batteries pendant les loisirs du second quart de chien en échangeant au passage des salves de plaisanteries avec d’autres jeunes promeneurs, ce regard poursuivait le joyeux Hypérion marin avec une expression méditative et mélancolique qui ne quittait pas son visage, les yeux étrangement baignés de fiévreuses larmes naissantes. Claggart apparaissait alors comme l’homme de douleurs. Oui, et parfois l’expression mélancolique se nuançait de tendre nostalgie, comme si Claggart aurait pu aimer Billy n’eût été l’interdit du destin. »
Pour William Auden, l’attirance de Claggart est nécessairement homosexuelle :
« (…) l’opposition n’est pas force vs faiblesse, mais innocence vs conscience de la culpabilité, autrement dit, Claggart désire annihiler la différence [qui le sépare de Billy] soit en devenant lui-même innocent, soit en trouvant un complice dans la culpabilité. Exprimé sexuellement, l’acte magique doit nécessairement être homosexuel, car il s’agit d’un désir d’identité dans l’innocence ou la culpabilité, et cette identité demande le même sexe. Claggart, le Diable, ne peut, évidemment, admettre un désir sexuel, car ce serait admettre sa solitude, ce que n’autorise pas la fierté. Il doit donc soit corrompre l’innocence via un subalterne, soit, si ce n’est pas possible, l’annihiler, ce qu’il fait. »(16)
C’est moins le génie des auteurs qui force l’admiration, que leur audace et leur courage : ils osent conserver à l’oeuvre son caractère irrésolu, ils l’accentuent même et refusent de simplifier sa complexité psychologique au risque, bien réel, de s’aliéner une frange importante du public et de la critique. A l’opéra, comme au cinéma, il faut une disponibilité, une certaine tournure d’esprit pour apprécier les fins ouvertes, les questions laissées sans réponses ou s’ouvrant sur d’autres questions, vertigineuses. Il ne suffit pas d’invoquer la paresse, l’imagination engourdie du spectateur; plus fondamentalement, l’ambiguïté stimule les uns et dérange les autres, enclins à préférer le confort du premier degré, en l’occurrence la parabole manichéenne, nuancée par le déchirement du maître d’armes, « incapable d’annuler en lui un mal élémentaire, encore qu’assez habile à le dissimuler ; percevant le bien, mais impuissant à y participer » (Melville).
Bien sûr, l’Angleterre des fifties criminalisait l’homosexualité, mais c’est avant tout pour des raisons esthétiques que Forster et Britten n’ont pas exploré davantage les implications amoureuses de Billy Budd. En juillet 1979, Peter Pears donnait une interview au magazine américain Advocate. Le journaliste lui demandait si l’opéra, écrit à une époque plus libérale, aurait été plus explicite :
« Eh bien, Ben n’écrivait pas de la même manière en 1951 et dans les dernières années de sa vie. Mais je suis pratiquement sûr que le livret ne demanderait pas à être plus explicite, de quelque façon que ce soit. Melville, lui-même, ne fut pas plus explicite. Il est très réticent, il tourne autour du pot. La question est venue sur le tapis, l’automne dernier, lors de causeries au Metropolitan Museum. Une fille s’est levée et a dit : » J’ai lu l’autre jour que Vere n’est qu’un pédé [faggot]. » Ce genre d’attitude est tellement petite et vulgaire, et totalement à côté de la plaque. Melville est une figure trop immense pour qu’on puisse parler ainsi. Et j’ignore si nous savons dans quelle mesure Melville lui-même est passé à l’acte en tant qu’homosexuel. C’est trop facile de lire dans un journal intime un passage plein de chaleur sur un beau marin et d’en déduire qu’ils sont allés au lit ensemble et tout ce qui s’ensuit. »(17)
Forster n’a jamais osé publier Maurice de son vivant et le roman culte de plusieurs générations a circulé sous le manteau avant de connaître, bien plus tard, sa première édition officielle. En revanche, Britten n’a jamais dissimulé ses préférences amoureuses. Certes, il n’aurait probablement jamais écrit un opéra sur Harvey Milk (18) ni défilé sur un char à la Gay pride, mais, n’en déplaise à certains activistes, il n’était pas non plus un homosexuel « honteux ». Il ne s’est jamais ni caché, ni affiché, et si le couple qu’il formait avec Peter Pears a toujours été discret, c’est affaire de pudeur, personne n’est en droit de les juger. Si Britten voulait rester dans le placard, aurait-il écrit Billy Budd ou Death in Venice, sans parler de Turn of the Screw, qui l’expose à l’amalgame courant entre homosexualité et pédophilie ? Sa complicité avec Peter Pears n’était un secret pour personne. Combien d’artistes gay peuvent se targuer d’avoir reçu, au décès de leur compagnon, les condoléances de la Reine Elisabeth ?
Par contre, si je ne parle plus d’implications « homosexuelles », mais amoureuses, c’est à dessein. En effet, ce terme maladroit non seulement implique le narcissisme (homo), mais focalise l’attention sur la dimension purement physique de la préférence au détriment de sa composante affective. Donald Mitchell a sans doute raison lorsqu’il affirme que Britten ne s’autocensure pas, mais son ironie relève de l’homophobie ordinaire, la plus pernicieuse, et passe totalement à côté de l’enjeu véritable de l’oeuvre :
« Je suis certain qu’une interprétation simpliste, homoérotique de Billy Budd – privée [stripped off, littéralement « dévêtue »] de son vernis psychologique, cela ravalerait Budd au niveau du soap-opéra, avec un casting entièrement masculin [all-male cast] – est un travestissement, non seulement de ce que Britten pensait composer, mais de ce qu’il a effectivement composé : ce qui veut dire aussi que les idées reçues sur ce qui était ou n’était pas acceptable dans le champ des moeurs sexuelles ne l’ont pas inhibé et empêché d’écrire le type d’opéra qu’il voulait écrire. En bref, les préoccupations de Budd sont à chercher au tribunal et non dans la chambre à coucher [« should be looked for in the courtroom not the bedroom. » Comme disait Hugo, « le calembour est la fiente de l’esprit qui vole ».]
Sous couvert de gauloiserie, Mitchell dénie à Claggart le droit d’être amoureux. Pourquoi la dimension homosexuelle de Billy Budd réduirait-elle l’ouvrage à une banale histoire de coucherie contrariée ? C’est évidemment contre ce mépris que Peter Pears s’insurge. Un héros hétérosexuel est amoureux, un PD a juste envie de coucher, comme s’il ne pouvait y avoir qu’un acte sexuel. Mais au-delà des préjugés, Mitchell se livre à un vaste contresens. Ce qui transparaît en filigrane dans Billy Budd, c’est la tragédie, inédite à l’opéra, du mâle, que son éducation hétérosexiste conditionne à aimer les femmes, mais qui est bouleversé dans son honneur et sa virilité par la tendresse que lui inspire un Beau Marin. En suggérant que l’homophobie intériorisée peut générer des pulsions criminelles, Billy Budd se révèlerait infiniment plus moderne et subversif que les soap-opéras, avec leur homo de service, conforme aux stéréotypes et donc rassurant, inoffensif.
Les librettistes laissent donc le Mal s’exprimer avec une violence inouïe, mais une violence qui pourrait procéder de l’amour, tandis que le romancier tente d’éclairer le mystère du Mal par le biais de la pathologie. « L’antipathie spontanée et profonde » de Claggart à l’endroit de Billy, dans laquelle l’envie entre pour une bonne part, s’enracine dans un sadisme obsessionnel et ravageur, qui semble exclure tout désir (c’est moi qui souligne) : « la manie d’une nature perverse, non point engendrée par une éducation vicieuse, des livres corrupteurs ou une vie licencieuse, mais congénitale et innée », bref « une dépravation relevant de la nature. » (…) dont le gibet et la prison fournissent peu d’exemples (…) car aucun alliage vulgaire de la brute n’entre dans sa composition, invariablement régis qu’ils sont par l’intellectualité. (…) Ce n’est pas aller trop loin que de la dire sans vices ni menus péchés. L’orgueil phénoménal qui l’habite les exclut. Elle n’est jamais mercantile ni avare. Bref, la dépravation qu’on a en vue ici n’a rien de sordide ni de sensuel.(…) pour accomplir une fin qui, dans son atrocité effrénée, semble relever de la démence, il fera preuve d’un jugement froid, sagace, et sain » car « ces hommes-là sont des fous, et de l’espèce la plus dangereuse, car leur folie n’est pas continue, mais occasionnelle, suscitée par un objet particulier. » Chez Britten, homosexualité refoulée et sadisme composeraient donc un mélange aux proportions et à l’alchimie secrètes qui ferait de Claggart un des personnages les plus sombres et les plus inquiétants de l’histoire de l’Opéra en même temps qu’une figure importante de la galerie d’homosexuels sulfureux et inquiétants qui peuplent la culture occidentale, du Vautrin de Balzac aux amants criminels d’Hitchcock (La Corde) en passant par les marins de Genet.
Starry Vere
« Vous dites qu’il est bon ? c’est ce qu’il y a
de mieux, la bonté, et moi je suis pour la
bonté, Starry Vere, et je suis pour toi ! »
Billy Budd, acte I, scène 1 (Billy).
Et Billy de se joindre au chant, involontairement ironique, des matelots : « Étoile du matin, qui nous montre le chemin hors de la nuit, et nous montre le chemin vers la lumière. » Héros bien malgré lui, le Capitaine Vere serait donc la figure centrale du drame, qui découle de ses réactions à l’odieuse calomnie de Claggart. C’est lui qui prend l’initiative d’entendre Billy, puis de confronter les deux hommes et d’improviser un tribunal dans l’urgence. Forster et Britten l’investissent d’un pouvoir quasi divin dans la scène du procès où ses officiers réclament ses conseils et où Billy le supplie à trois reprises, au point qu’il apparaît, in fine, comme le seul responsable de la mort du marin. Sa conduite ne laisse pas d’étonner. Ce capitaine qui suscite l’admiration et semble faire l’unanimité auprès de ses hommes incarne en fait une autorité vulnérable – thème abordé durant la même décennie dans Gloriana (1952-3) où Elisabeth tient entre ses mains le destin du bel Essex – et qui finira même par abdiquer. Fairfax Vere n’est plus cet homme de « convictions positives », dont « l’intrépidité, qui frise la témérité, sans jamais cessé d’être judicieuse » et l’exceptionnelle « bravoure » lors d’une bataille dans les Indes Orientales lui ont valu le titre de capitaine (Melville). A bord du Bellipotent, seules les manières onctueuses de Claggart impatientent le capitaine et il faudra que Billy le tue pour qu’il perde enfin son sang-froid. Chez Britten, Vere est un autre homme, fragile, en proie à l’angoisse. « Un géant au combat » (chantent les matelots), peut-être, mais alors un géant aux pieds d’argile.
Dès le prologue, c’est une nature inquiète et pessimiste qui constate que le Bien « présente toujours quelque vice, l’image divine quelque défaut, quelque imperfection, le chant des anges quelque faute, la parole divine quelque bégaiement. Si bien que le Démon conserve toujours sa part dans tout ce qui est livré d’humain à cette terre ». Les événements tragiques qui ont eu lieu sur l’Indomptable ne suffisent pas à expliquer ce défaitisme. « Oh ! qu’ai-je fait ? Oh ! qu’ai-je fait ? Confusion, tant de confusion ! « (je souligne). « Cette brume [qui]vient subrepticement nous aveugler » – inquiétant motif mêlé à des accords répétés – et sauve le navire ennemi, se lit comme la métaphore du trouble extrême qui s’insinue dans les fêlures d’une âme anxieuse et paralysera bientôt le siège de la volonté.
En resserrant l’opéra, d’abord conçu en quatre actes, Britten a renoncé – pour des raisons trop longues à exposer ici, mais reprises en note (19) – à la brillante harangue que le capitaine adressait à l’équipage, où s’exprimaient sa vaillance et son autorité naturelle et qui concluait le premier acte sur une apothéose. Nous tenons ici le changement le plus significatif apporté lors de la révision de l’opéra en 1960. C’était la seule fois où Vere montre qu’il a la stature d’un capitaine, qu’il est un meneur d’hommes. En outre, cette apparition triomphale justifiait pleinement l’admiration de l’équipage et le dévouement aveugle de Billy, où se loge « l’amère ironie du malheur » comme dirait Madame de Staël : « Je donnerais ma vie pour te sauver, demande-moi ma vie. Je te suivrai, te suivrai à jamais. » Dans la nouvelle version en deux actes, Billy rencontre le Capitaine beaucoup plus tardivement, au moment de la confrontation avec son accusateur. Son attachement spontané et son indéfectible loyauté perdent de leur crédibilité, ils ne reposent plus que sur les propos élogieux des matelots et l’idéalisme béat du marin. La vive sympathie des deux hommes n’en paraît que plus équivoque et d’aucuns, récusant cet euphémisme, y verront une manière de coup de foudre. A mon sens, Edmund Tracey a raison lorsqu’il affirme qu’ainsi « la relation entre Billy et son capitaine n’est pas expliquée : et la question du dilemme moral de Vere n’en est que plus obscure. » (20) Le mystère qui les unit s’épaissit davantage encore. Le personnage du capitaine fait l’objet d’une véritable tentative réhabilitation qui s’avère (pardon Hugo !) l’innovation la plus fertile des librettistes.
Alors que la nouvelle n’évoque aucune rumeur de mutinerie ni la moindre inquiétude chez les officiers avant l’accusation de Claggart, les librettistes introduisent le sujet dès les adieux lancés par Billy au Droits de l’Homme, son premier navire (quelques lignes anodines dans la nouvelle). C’est parce qu’ils s’en méfient que les lieutenants Ratcliffe et Redburn chargent Claggart de le surveiller. D’ailleurs, le spectateur pourrait croire qu’il se contente de mettre la nouvelle recrue à l’épreuve et que ces mauvais tours n’indiquent pas une persécution. Au début du second acte, le Capitaine aborde lui-même avec ses officiers le sujet de la mutinerie et ces derniers expriment leurs soupçons à l’endroit de Billy. Bien que le capitaine exclue tout danger de ce côté (« Just youthful high Spirit », ce n’est que la verve de la jeunesse), ces craintes semblent asseoir la crédibilité du motif d’accusation inventé par Claggart. Par ailleurs, le soliloque de Vere, avant l’arrivée des officiers, trahit déjà son anxiété (soulignée par des modulations qui troublent fugacement la sérénité du chant – « dolce », « warmly » indique Britten) : « Plutarque… les Grecs et les Romains… nos difficultés sont identiques aux leurs. S’il pouvait en être de même de nos vertus, et de notre courage ! Mon Dieu, accordez-moi la lumière, la lumière pour nous guider, nous guider tous ! » (je souligne). Ce n’est pas le fier capitaine du Bellipotent qui se laisserait envahir par le doute et appellerait Dieu à la rescousse ! Ceci dit, Melville aurait certainement dû faire état de rumeurs de rébellion bien avant le geste de Billy, de manière à expliquer la certitude du capitaine – « à défaut de mesures rapides, l’acte du gabier, dès qu’il serait connu dans les batteries, tendrait à ranimer les braises du Nore qui pouvaient encore couver parmi l’équipage » – qui convoque une cour martiale sommaire et base son verdict sur cet improbable danger au terme d’une plaidoirie habile, mais révoltante :
« Eh bien, pourquoi aurait-il [Claggart] menti, menti avec tant de méchanceté, si comme vous l’assurez il n’y avait pas de mauvais vouloir entre vous ? » demande l’officier d’infanterie à Billy, lequel ne sait que répondre et appelle du regard le capitaine qui prend à son tour la parole : « Oui, il y a là un mystère ; mais […] c’est un « mystère d’iniquité », une question qu’il appartiendrait à des théologiens psychologues de discuter. […] C’est à l’acte du prisonnier et à lui seul que nous avons affaire. » Billy est congédié et le capitaine quitte son statut de témoin : « je ne songerais pas à prendre maintenant un autre ton, un ton, pour un temps, de coadjuteur, si je ne percevais en vous – et cela à un moment critique – une hésitation et un trouble qui viennent, je n’en doute pas, du conflit de votre devoir militaire et de vos scrupules moraux, scrupules que la compassion met à vif. […] Comment pouvons-nous condamner à une mort sommaire et honteuse un de nos semblables innocent devant Dieu et que nous sentons être tel ? […] Serait-ce vraiment nous qui condamnerions ou ne serait-ce pas bien plutôt la loi martiale qui opérerait à travers nous ? De cette loi et de sa rigueur nous ne sommes pas responsables. […] Que Budd ait agi intentionnellement ou non n’importe pas pour notre propos. » Et alors que l’officier de navigation propose d’atténuer la peine, le capitaine a ces mots décisifs : « pour les hommes, l’acte du gabier de misaine, quelque nom qu’on lui donne en le proclamant, sera purement et simplement un homicide commis dans un geste de rébellion flagrant. Quel châtiment doit suivre cela, ils le savent. Or ce châtiment ne suit pas. Pourquoi ? Ils rumineront. […] Votre sentence clémente passerait à leurs yeux pour pusillanime. Ils penseraient que nous mollissons, que nous avons peur d’eux. »
C’est oublier un peu vite (je souligne) « la popularité universelle que valaient à notre beau marin la droiture virile » et « son bon naturel irrésistible. » Tout le monde sur le navire aime cet « homme-enfant », incapable de la moindre malice : « manier les insinuations et les mots à double sens, quels qu’ils fussent, était tout à fait étranger à sa nature », car « pour cela l’inclination sinistre et la dextérité sinistre lui faisaient défaut. » Dans le livret, Dansker ne peut s’empêcher de traiter, à deux reprises, Billy d’ « imbécile », lorsqu’il refuse obstinément d’envisager la malveillance de Claggart. Melville a beau dire qu’ « il n’est pas une oie blanche », il ne faut pas être bien cynique pour penser qu’une telle foi dans la bonté humaine confine à la bêtise. « Billy est toujours est un peu ahuri, perplexe. Billy n’est pas totalement intelligent, bien qu’il soit totalement bon « observe Forster (21) . Comme le dit Dansker : «Il est trop bon. C’est là tout son problème. » C’est peut-être aussi ce qui repousse les commentateurs, instinctivement. Les jeunes filles tendres et naïves ont toujours eu la cote, on aime les railler ; mais qu’en est-il d’un garçon flanqué des mêmes faiblesses ? Insensibles à ses charmes, les machos seront d’autant plus ulcérés par sa crédulité. Comment donc les hommes de « L’Indomptable » pourraient-ils concevoir un instant que cet ingénu se soit rebellé ? Au contraire, la seule fois où ils l’ont vu s’emporter et prononcer des mots haineux (« Espèce de sale petite crapule »), c’était contre la fouine (Squeak), ce mouchard à la solde du maître d’armes et surpris en flagrant délit.
Ils connaissent Claggart, ses manières sournoises et, à leurs yeux, Billy ne peut l’avoir frappé qu’en état de légitime défense ou à la suite d’une terrible injustice. « Claggart (regardant Billy droit dans les yeux ) » : pour mesurer l’importance de cette didascalie, les metteurs en scène ont intérêt à relire Melville. Le regard « magnétique » de Claggart, dont le reflet violet tourne au « pourpre boueux », hypnotise d’abord le Beau Marin, puis le paralyse et provoque ce bégaiement fatal. L’équipage de « L’Indomptable » comprendrait, à la rigueur, que leur mascotte soit châtiée, mais accepterait-il qu’elle soit pendue ? La rumeur menaçante et aussitôt matée qui suit l’exécution de Billy montre combien cet acte injuste et cruel a failli déclencher la mutinerie tant redoutée par le capitaine. Forster précise et accentue la menace : « Y en a qui pensent à te sauver, Billy Boy » lui annonce Dansker. « Ce qu’ils pouvaient le détester ce Jemmy Legs ! Ils ont juré que t’irais pas te balancer là-haut ».
Le chapitre du procès est non seulement beaucoup trop long et abstrait pour être transposé à l’opéra, mais il consacre en Vere une figure antipathique qui déplaît tant aux librettistes qu’à Britten. Forster est indigné : « […] son respect de l’autorité [celui de Melville] et de la discipline l’ont fait dévier. Comme Vere se montre odieux dans la scène du procès ! […] Sa harangue inconvenante vient de ce que Melville tremble devant un commandant impeccable, un philosophe supérieur et un aristocrate britannique. » (22) Britten constate que les temps ont changé : « Aussi ai-je l’impression que nous en avons tiré une nouvelle œuvre [du texte de Melville ]. De mon propre point de vue, la manière dont Melville fait se comporter Vere durant le procès ne me l’aurait pas rendu sympathique ou ne m’aurait pas encouragé à écrire de la musique. » (23) En outre, trop d’analogies suggèrent déjà la gémellité du capitaine et du maître d’armes : voici deux célibataires endurcis (Claggart a trente-cinq ans et Vere quarante), deux cérébraux, plutôt renfermés, mais qui ont bourlingué et connaissent bien les hommes et que tout oppose à la simplicité, à l’indécrottable naïveté du beau marin, « illettré », « une saine créature humaine à laquelle n’avait pas encore été offerte la douteuse pomme de la connaissance », dans laquelle ils sont les seuls à pouvoir apprécier un « phénomène moral » rarissime. Chez Melville, Vere met tellement de zèle à devenir l’instrument du crime, à réaliser les plans de Claggart qu’il finit par apparaître comme le personnage le plus nuisible, sinon le plus marquant de l’œuvre. Moins allégorique que Billy ou Claggart, c’est une figure plus ordinaire et dès lors plus réaliste et plausible qui permet de dénoncer le caractère inflexible, partial et inhumain de la Justice des hommes, et plus globalement de la stricte observance des lois. Bien plus que les nombreuses réminiscences bibliques qui émaillent la nouvelle (Billy partageant plus d’un trait avec le Christ, offrant aussi quelque(s) analogie(s) avec Adam ou Isaac, etc.), c’est le message du Christ qui hante le lecteur durant le procès : la Loi est faite pour l’Homme, ce n’est pas l’Homme qui est fait pour la Loi.
L’opéra s’engage dans une voie diamétralement opposée. Les brumes sont dissipées, Vere ne doute plus. D’abord, il réagit aux accusations de Claggart avec plus de vigueur : il exige d’emblée des preuves et affiche sa défiance (« Comment ce garçon s’est-il procuré de l’or, lui, un simple marin ? Etrange histoire ! ») avant même de connaître le nom du suspect, puis récuse une histoire aussi nébuleuse et met en garde le maître d’armes sur le sort réservé aux faux témoins. C’est alors qu’il opte pour la confrontation, envoie chercher Billy et congédie le délateur. Il a tiré la mauvaise carte. Demeuré seul, Vere n’exprime pas « un fort soupçon embarrassé de doutes » (Melville), mais chante avec force sa conviction et se montre étonnamment clairvoyant : « John Claggart, prenez garde ! Il n’est pas si facile de me tromper. Ce garçon que vous voudriez détruire, il est bon ; vous, vous êtes le mal. Vous avez compté sans moi. J’ai étudié les hommes et leurs façons d’être. Les brumes se dissipent… et vous allez échouer, échouer ! John Claggart, prenez garde, prenez garde ! Il n’est pas si facile de me tromper. » Évanouis les doutes qui, à ce moment, l’assaillaient chez Melville, il entendra Billy, mais pour mieux confondre le démon. Sa résolution, à ce stade, le rend évidemment beaucoup plus sympathique que son intransigeance dans la nouvelle. C’est là une donnée entièrement neuve et qui ne fait qu’accroître la responsabilité dont le capitaine se trouve investi : il connaît la vérité, mais il ne pressent pas l’imminence de la catastrophe. Sa brève entrevue, seul à seul avec Billy – une invention des librettistes – attise sa colère à l’égard du maître d’armes. Billy se croit convoqué pour une promotion et face à sa désarmante jovialité, le capitaine se dit, en aparté : « Et c’est là … l’homme qui m’est décrit comme dangereux… le conspirateur, le comploteur, le mutin retors ! C’est là la chausse-trape dissimulée parmi les lys ! Claggart ! John Claggart, prenez garde ! » Une telle assurance rend son attitude durant le procès d’autant plus incompréhensible.
La mort de Claggart le plonge dans un désarroi total : « Que vois-je ? Scylla et Charybde, les portes de l’Enfer. Je les vois trop tard… trop tard », il endosse la responsabilité du drame et se lamente davantage sur son sort que sur celui de Billy : « Mon coeur est brisé, ma vie est brisée. Ce n’est pas lui qui va être jugé, c’est moi, moi. [huit répétitions des mêmes mots] C’est moi que le démon guette. » Quand Britten affirme : « c’est la qualité du conflit dans l’esprit de Vere qui m’a attiré dans ce sujet », on songe d’abord aux sentiments contradictoires qui l’animent à partir du procès . N’en déplaise à Forster qui noircit le personnage en escamotant les nuances de Melville, la compassion du capitaine est bien réelle : « Je te crois mon garçon », répond-il à Billy qui proclame son innocence, « sa voix seule trahissant une émotion contenue » ; quand il quitte Billy après lui avoir annoncé la sentence, il croise le Second (je souligne) : « la vue de ce visage où, à cet instant, se lisait l’agonie des forts fut pour cet officier, un quinquagénaire pourtant, une révélation bouleversante. Le fait que le condamné souffrait moins que le principal artisan de sa condamnation » étant confirmé par la bénédiction adressée au capitaine. Par contre, cette compassion n’entre pas en conflit avec les cruelles exigences du devoir militaire. En effet, le capitaine n’hésite pas, il réfléchit posément et prend rapidement son parti : « Vous voyez dès lors où, sous l’empire du devoir et de la loi, je me dirige avec fermeté ». Par conséquent, on s’attendrait à ce que Britten en modifie la psychologie et le comportement, à ce qu’il mette en scène un véritable conflit intérieur, par exemple, à la faveur d’un monologue. Or, le dilemme du capitaine est à peine exposé : « La grâce, la beauté, la bonté portées devant la justice. Comment le condamner ? Comment le sauver ? Comment ? Comment ? » qu’il est déjà résolu : « Frappé par un ange, un ange de Dieu, et pourtant l’ange doit être pendu ! L’ange doit être pendu, doit être pendu ! » répète-t-il, hagard, éperdu. Lui, si combatif, n’oppose plus aucune résistance. Il n’y avait pas d’autre témoin et il sait que Billy est innocent, il pouvait donc le sauver.
Sa détermination s’est volatilisée. Contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle, il est incapable de se ressaisir. On mesure le changement apporté par les librettistes en découvrant cet homme foudroyé, apathique qui s’enferme dans le mutisme lorsque Billy le supplie, à trois reprises, trois appels déchirants qui évoquent le reniement de Pierre. « Qui pourrait le sauver, le pauvre garçon ? » s’exclame le Second. Le capitaine, pardi, qui d’autre ? « Aidez-nous de tout votre savoir, de toute votre sagesse » lui demandent en chœur ses officiers. « Non. Ne me le demandez pas. Je ne peux pas. » Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Vere ne serait-il qu’un homosexuel refoulé comme d’aucuns le suggèrent (« just a faggot ») ? Il laisserait, inconsciemment, mourir l’objet d’un désir inavouable et trop douloureux… Pour ma part, je trouve cette interprétation tirée par les cheveux et peu convaincante. Toujours est-il que la démission du capitaine ne doit sûrement pas lui attirer la sympathie de beaucoup de spectateurs. De prime abord, elle s’apparente méchamment à de la faiblesse, voire de la lâcheté. Certes, ce n’est pas lui qui rappelle la loi martiale, l’officier de manoeuvre s’en charge : « Quelle brutalité sans précédent ! Nous avons perdu Claggart, nous devons le venger ! […] La corde pour son meurtrier ! Ni le Ciel ni l’Enfer ne souffrent que les crimes restent impunis . » Vere n’instruit pas non plus le procès, expéditif, mais le mal est à peine moindre car, si la volonté et le courage l’abandonnent, sa lucidité est intacte et sa passivité encore plus révoltante (je souligne) : « J’accepte leur verdict. La mort est le châtiment qui est réservé à ceux qui brisent les lois terrestres. Et moi, qui suis roi de ce fragment de terre, de cette monarchie flottante, j’ai requis la mort. Mais j’ai vu le divin jugement céleste, j’ai vu l’iniquité vaincue. J’ai été le témoin du mystère de la bonté – et j’ai peur. Devant quel tribunal vais-je comparaître si je détruis la bonté ? L’ange de Dieu a frappé et l’ange doit être pendu… de par ma décision. » Il se retranche donc aussi derrière « les lois terrestres » tout en mesurant pleinement sa responsabilité. « Nous l’avons sûrement humanisé, note Éric Crozier et rendu nettement plus conscient des valeurs humaines impliquées » (24), mais qui pourrait s’identifier à lui ? Il se sentait responsable de la mort de Claggart, le voici coupable de celle de Billy. « Grâce, beauté, bonté, c’est à moi qu’il revient de vous détruire. »
Le mystère de la bonté serait-il l’alpha et l’oméga de Billy Budd ? D’aucuns se satisferont peut-être de cette énigme pour « théologiens psychologues » comme dirait Vere, qui consacre en Billy une figure christique, mais avec la naïveté d’Adam avant la chute. L’opéra ne nous dévoile rien de la rencontre en tête à tête au cours de laquelle le capitaine Vere lui communique la sentence du tribunal. Toutefois, les dernières paroles de Billy à Dansker nous laissent entrevoir la teneur de leur échange : « Mais il fallait que je l’abatte, ce Jemmy Legs… c’est la fatalité. Et le capitaine Vere, il a dû m’abattre moi… la Fatalité. On est vraiment dans le pétrin, lui et moi, et on a grand besoin d’être forts, mais moi, mes problèmes seront bientôt finis, alors je pourrais plus longtemps l’aider à sortir du sien. » Sera-t-il son ange gardien ? Ces paroles trouvent un écho dans l’opéra où, lors de la brève entrevue qui précède la catastrophe, dans la cabine du capitaine, Billy répète ses paroles du premier acte : « Je serai prêt à mourir pour vous », et ajoute : « je prendrai soin de vous, je prendrai bien soin de vous ». Billy souhaite occuper le poste de patron de chaloupe, mais il est difficile de croire que la portée de ses paroles ne va pas bien au-delà… Le mystère reste entier. Le vieux capitaine qui reprend la parole dans l’épilogue ne semble toujours pas comprendre ce qui s’est passé : « Car j’aurais pu le sauver, j’aurais pu le sauver. Il le savait, ses camarades eux-mêmes le savaient, même si les lois terrestres leur imposèrent le silence. Oh, qu’ai-je fait ? Oh, qu’ai-je fait ? Mais lui m’a sauvé, et m’a béni, et l’amour qui passe tout entendement est venu jusqu’à moi » et lui a transmis cet espoir qui habitait Billy avant son exécution, que le capitaine exprime en reprenant exactement la même image (je souligne) :
« J’étais perdu sur la mer infinie, mais j’ai aperçu une voile dans la tempête, la voile qui brille tout là-bas, et je suis satisfait. J’ai vu où elle va. Il est un pays [« Elle a ses propres terres » disait Billy] où elle s’ancrera à jamais. »
Le capitaine aurait pu devenir le héros de cette histoire, mais il a laissé passer cette chance ; en fin de compte, Billy pourrait bien être le seul véritable acteur du drame. Quelque chose de l’ordre de la communion semble s’être produit lors de cet ultime échange et les librettistes ont eu mille fois raisons de lui conserver son mystère. William Auden a vu cette ellipse comme une faiblesse, estimant que Britten aurait dû y remédier en écrivant un duo pour le capitaine et Billy (25). Je crois, au contraire, qu’en confisquant l’imagination du spectateur, il aurait trahi l’esprit même de l’oeuvre et briser sa magie. Encore faut-il vouloir laisser vagabonder son imagination…
Le symbolisme tonal de Britten
Après le succès de Peter Grimes (1945), dont les magnifiques préludes et interludes marins (Sea Interludes) laissaient entrevoir ses talents de symphoniste, Britten s’est lancé dans la création d’opéra de chambre, limitant volontairement les ressources orchestrales du Rape of Lucretia (1946) et d’Albert Herring (1947). Billy Budd renoue avec une écriture symphonique et convoque des effectifs nourris, particulièrement dans les pupitres des vents (notons le rôle majeur du saxophone alto dont le timbre est associé à la souffrance). Mais, au-delà d’une analogie superficielle entre la structure initiale de l’opéra et le plan en quatre mouvements de la symphonie, ce qui vaut à l’opéra l’épithète « symphonique« , c’est sa force thématique et la qualité de son développement musical. La structure motivique de la partition est infiniment plus tendue que celle de Peter Grimes ou des opéras de chambre qui ont suivi : elle suggère un huis-clos étouffant, à la limite de la claustrophobie, et qui connaîtra son paroxysme dans The Turn of the Screw (1954). Cette atmosphère musicale confinée et pesante traduit à la fois l’aliénation des protagonistes, piégés par leur destin sur ce navire, et la routine assommante, inéluctable, à laquelle est réduit l’ensemble de l’équipage. Britten contrebalance la grisaille censée représenter la monotonie de la vie à bord avec des pages beaucoup plus colorées : par exemple les chansons de marin du premier acte (scène 3), qui font penser aux choeurs de Peter Grimes et, bien sûr, la poursuite du vaisseau français (acte II, scène 1). Cet épisode spectaculaire, climax de la partition, révèle, en outre, le degré de frustration des matelots dont l’amertume rend le climat encore plus lourd, mais il permet aussi d’introduire le brouillard qui masque l’ennemi et s’insinue dans la conscience du capitaine. Enfin, c’est la seule occasion pour ce dernier d’apparaître en homme d’action, à l’autorité incontestable – ce que montrait davantage la première version de l’opéra où le premier acte s’achevait sur la harangue que le capitaine adressait à tout l’équipage.
Mais ce qui frappe le plus, dans la technique de composition de Britten, c’est l’association de certaines tonalités, utilisées comme des symboles, avec des situations, des événements dramatiques ou des concepts bien précis. Ce symbolisme tonal (utilisé dans quelques pièces antérieures) connaît un développement considérable dans Billy Budd où il est en quelque sorte systématisé et structure l’ensemble de l’oeuvre. Ce sera un des moyens d’expression privilégiés de Britten, qui l’affinera en particulier dans The Turn of the Screw, A Midsummer Night’s Dream (1960), les Church Parables et Death in Venice (1972). L’exemple le plus remarquable est sans aucun doute la tonalité de La majeur, associée, depuis au moins 1939 (Young Apollo), à la beauté et à l’innocence (parfois de façon ironique comme dans le choeur des pêcheurs dans l’acte I de Peter Grimes ou dans l’air « Tom, Tom, the piper’s son » du Turn of the Screw), deux idées chères au compositeur et qui se trouvent encore plus intimement liées dans Billy Budd, mais aussi, dès 1942, dans l’air de soprano « Dear white children » de l’Hymn to St Cecilia et que nous retrouverons plus tard dans le personnage de Tadzio (Death in Venice).
Le déploiement symbolique de zones tonales crée un réseau d’allusions (parfois directes, mais le plus souvent ambiguës) qui permet de traduire par le biais d’un processus de suggestion musicale ce que Forster appelle, à propos de Moby Dick, « la chanson prophétique » de Melville, qui « sourd dans l’action et la moralité de surface comme un courant sous-jacent » et « siège en dehors des mots » (26) : ces résonances, ces vibrations indéfinissables et souvent inquiétantes qui entourent les mots, ce je ne sais quoi qui trouble imperceptiblement la surface des événements apparemment les plus simples et les plus limpides. La tonalité fonctionne à un double niveau dans Billy Budd : d’une part, comme structure musicale purement abstraite, elle confère à l’oeuvre une unité sur une large échelle ; d’autre part, elle agit comme un schéma symbolique dans lequel des allusions peuvent être, à un niveau plus local, reliées aux implications musico-dramatiques plus larges des tonalités concernées. Cette complémentarité justifie, elle aussi, le fait que l’on parle du caractère « symphonique » de Billy Budd.
La tonalité qui pourrait être considérée comme la « tonique » de l’opéra, Si bémol majeur, apparaît dès le prologue dans un conflit semi-tonal avec Si mineur, conflit qui ne sera finalement résolu que dans l’Épilogue. On peut voir dans cette tension semi -tonale la traduction musicale de l’instabilité psychologique du capitaine Vere, d’humeur changeante et souvent en proie au doute, à l’indécision. Ainsi, lorsqu’il exprime sa confusion et sa perplexité, sa ligne vocale oscille entre Si bémol majeur et Si naturel. Britten utilisera de plus en plus souvent ces conflits semi-tonaux dans les années 50. Si bémol majeur ne symbolise pas la bonté, qui se voit attribuer la tonalité de la beauté : La majeur, deux qualités dès lors inséparables (« Ô grâce, ô beauté, ô bonté », la triade ne sera jamais dissociée). Si bémol majeur est en fait associé à deux concepts plus spécifiques : le salut et la réconciliation, dans des contextes identiques. Ainsi, la cadence sereine sur un accord de Si bémol majeur qui suit immédiatement les mots du Capitaine dans le Prologue : « Qui m’a sauvé ? » annonce la résolution finale de l’Épilogue sur les mots « Il est un pays où elle s’ancrera à jamais. » A certains moments, l’usage de Si bémol majeur est volontairement ambigu, principalement parce que le motif représentant l’autorité du capitaine est également associé à cette tonalité. Ainsi, le capitaine glisse subrepticement du Si bémol mineur de ses préoccupations à un simple accord de Si bémol majeur lorsqu’il commande aux officiers de donner l’ordre d’arrêter le combat (acte II, scène 1). L’instant d’après, il suffit également d’une simple distorsion chromatique du motif de l’autorité, toujours en Si bémol majeur, pour signifier le travail de sape de la discipline par la mutinerie : « […] Ces louis d’or, furtivement, en pleine nuit, il les a proposés à un Novice. » (Claggart). La même tonalité se trouve associée à la fois au salut et à l’autorité parce que Vere trouve son salut dans la fuite de ses responsabilités d’homme en se réfugiant derrière l’autorité qu’il est censé représenter et dont il doit appliquer la loi.
Si la tonique de l’opéra est Si bémol majeur, c’est Fa, à la fois dans ses formes mineure et majeure, qui domine l’action et peut être considéré comme la tonalité « dominante » de l’opéra. Fa mineur est d’emblée associé au Mal – quand Vere chante les mots « imperfection dans l’image divine », sa ligne flirte clairement avec cette tonalité – avant de devenir la signature de Claggart, consacrant la nature maléfique du maître d’armes, dès l’arioso coléreux où s’expriment sa misanthropie et sa noirceur (Acte I, scène 1), après que les Officiers l’ont chargé de surveiller Billy. Mais la musique ne se contente pas d’amplifier le texte, elle agit également de façon autonome et influence notre lecture du drame. Lors du procès, nous sommes concentrés sur le sort de Billy et déroutés par le comportement du capitaine : ils retiennent toute notre attention et il est probable que personne ne songe alors à John Claggart. Il est pourtant omniprésent et hante toute la scène grâce à la tonalité de Fa mineur qui suggère, au moins en apparence, sa victoire. Le motif qui représente l’accusation de meurtre est très clairement issu du motif du maître d’armes tel qu’il se fait entendre lorsqu’il calomnie le jeune marin ; le verdict tombe sur la moitié grave de l’accord en Fa mineur de Claggart et la résignation du capitaine (« J’accepte leur verdict ») s’exprime dans la même tonalité. En revanche, un infléchissement remarquable s’esquisse lorsque Vere entre dans la cabine adjacente pour communiquer à Billy l’issue du procès. Nous ne savons rien de cette entrevue et l’ellipse densifie encore le mystère qui caractérise la fin de l’opéra. Or, la tonalité de Fa mineur est progressivement supplantée par celle de Fa majeur : chacun des accords lumineux qui accompagnent cette rencontre invisible harmonise une des notes de l’accord en Fa majeur et la balade de Billy aux fers s’ancre, elle aussi, dans cette tonalité. La voie est donc toute tracée pour la réalisation finale de Si bémol majeur, la tonalité du salut et de la réconciliation, qui se révèle également le signe de la défaite de Claggart durant la brève délibération des officiers en l’absence de Vere, lorsqu’ils chantent : « Pauvre gars, qui pourrait le sauver ? » (paroles équivoques qui résonnent aussi comme un écho ironique à l’angoisse du capitaine). Assimilé au personnage du capitaine dès le premier acte, la tonalité de Do majeur semble avoir été choisie pour traduire la simplicité et le côté rassurant du « Starry Vere » auquel l’équipage fait une confiance aveugle ; par contre, durant le procès, Britten semble plutôt associer la trivialité de Do majeur à la médiocrité et à la faiblesse du capitaine, qui se retranche lâchement derrière son uniforme.
Tout au long de l’opéra, les tensions entre les tonalités semblent donc réfléchir l’évolution des rapports de force entre les personnages. Cette confrontation tonale associée aux protagonistes révèle une architecture admirablement conçue : le La majeur incarnant la beauté et l’innocence de Billy se trouve à mi-chemin des tonalités de Claggart et de Vere. L’harmonisation des notes Fa – La – Do dans l’interlude qui suit la scène du procès s’apparente dès lors à une forme de récapitulation, un rappel de la distribution des trois rôles principaux par le biais de leur symbolisme tonal. Ce n’est bien sûr pas un hasard si l’ambivalence des sentiments de Claggart est suggérée dans une aria en Lamajeur : le maître d’armes est sous l’emprise du Beau Marin qui menace son intégrité, son identité. Il est à noter que le sixième degré de l’échelle de Lamajeur (fa #), prééminent dans le monologue, était déjà audible dans la remarque admirative du maître d’armes : « Joli coup, mon garçon ». Britten atteint le paroxysme de l’ironie et de l’équivoque lorsque Claggart accuse Billy – « Il y a un homme dangereux à bord » – sur une musique en la majeur : la beauté et l’innocence de Billy représentent effectivement une menace, mais uniquement pour le maître d’arme.
Bernard Schreuders
1. H. Halbreich, « Ce siècle aura cent ans (XIV) : Et L’Opéra ? (2ème partie) » in Crescendo n° 45, février-mars 2000, p. 16.
2. Cet dernier éclairage reprend, en substance, la brillante analyse que Mervin Cook a publiée dans Benjamin Britten : Billy Budd. Cambridge University Press, 1993 (chapter 6).
3. Afin sans doute d’éviter la redondance, Josée Bégaud (L’Avant-Scène Opéra, n°158) traduit « beauty » par
» beauté de l’âme » et « handsomeness » par « beauté du corps ». Mais si « beauty » doit se comprendre comme la beauté morale, c’est « goodness » qui paraît alors redondant. Dominique Fernandez esquive le problème en parlant de « beauté » et d’ « élégance » – « handsomeness » désigne la beauté masculine (« Un opéra sans femmes » dans L’Avant-Scène Opéra, n° 158, p. 112). Le terme « beauty » s’emploie également pour désigner « a special grace or charm » (Standard Dictionary of the english language combined with Britannica World Language Dictionary. New York, Funk and Wagnalls Company, 1964, sub verbo beauty) ; en l’occurrence, ne pourrait-il pas désigner, au-delà de la beauté du corps, cette grâce particulière qui émane des moindres gestes de Billy, de ses sourires et qui imprègne ses paroles, son chant ?
4. Lors de l’incident inventé par les librettistes et au cours duquel Billy surprend et corrige Squeak, qui fouinait dans ses affaires, Claggart s’adresse à lui en souriant : « Joli coup, mon garçon. Joli coup bien digne d’un joli garçon, qui plus est. » (Acte I, scène 3).
5. H. Melville, Billy Budd. Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », p.81. Afin de ne pas alourdir le texte de notes, je n’indiquerai pas la pagination des autres extraits.
6.L’Avant-Scène Opéra, n°158, p. 112.
7. « sweet » signifie « mignon » en parlant des enfants, or Billy n’est-il par surnommé « baby » par tout l’équipage ? Par ailleurs, « pleasant » a aussi le sens de « charmant », Josée Bégaud élude ces deux allusions au physique de Billy en traduisant simplement par « bon petit gars ». Pierre Leyris préfère l’expression, plutôt maladroite, de « charmant jeune gars gentil tout plein » (voir plus loin).
8. Il avait déclaré forfait, la tessiture du rôle étant trop aigüe pour lui. Il campa finalement Mr Flint lors de la création et Claggart dans des productions ultérieures.
9. Les commentaires de Britten et Forster sont repris par Philip Brett dans la notice qui accompagne l’enregistrement de la création ( 1er décembre 1951), publié chez VAI Audio (VAIA 1034-3, 3 CD). Il faut entendre la balade de Billy par Theodor Uppman : les micros ont réussi à préserver la candeur, l’émotion extraordinaires de son chant.
10. Thomas Allen en 1989, à New-York (il avait encore chanté le rôle l’année précédente à l’English National Opera). L’excellent baryton anglais a longtemps et vaillamment défendu le rôle de Billy Budd et partageait déjà la vedette en 1972 avec le séduisant Russel Smythe au New Theatre de Cardiff. Mais dès 1982 (Covent Garden), sa maturité et son physique banal ruinent totalement la crédibilité du personnage. Theodor Uppman a, quant à lui, repris le rôle en 1970, à cinquante et un ans ! Sauf à croire que sa beauté et sa fraîcheur aient été immarcescibles, il ne devait certainement pas être plus convaincant que Thomas Allen dans les années 80.
11. Émission radiophonique de la BBC, citée dans Benjamin Britten : Billy Budd, op. cit., p.28.
12. Benjamin Britten : Billy Budd. Cambridge University Press, p.26-7.
13. « ce teint (…) semblait suggérer qu’il y avait quelque chose de défectueux ou d’anormal dans sa constitution et dans son sang. » (Billy Budd, p. 62)
14. Billy Budd (1962), avec Peter Ustinov dans le rôle de Vere. Beau travail, le film de Claire Denis, lui aussi inspiré de Billy Budd, reprend certains choeurs de l’opéra. Cette adaptation libre transpose l’action au coeur du désert de la légion étrangère et souligne davantage encore son climat homo sensuel. C’est un Grégoire Colin au corps musclé et bronzé qui incarne le double de Billy.
15. Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p. 61.
16. W. H. Auden, The Enchafèd Flood, or The Romantic Iconography of the Sea. New-York, 1949, p.146.
17. Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p. 167
18. Premier maire ouvertement gay élu aux USA qui inspira l’opéra éponyme de Stewart Wallace.
19. « Je n’ai jamais été content (et je me rends compte maintenant que Morgan a la même impression) avec la fin actuelle de l’acte I. Vere haranguant l’équipage, ça ne sonne pas juste » expliquait Britten à Crozier (Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p.75). Il n’est guère étonnant que Britten exprime des réticences face à ce triomphe un peu trop pharaonique et surfait. Ce sermon avait sa place dans un grand opéra en quatre actes, mais pas dans un opéra plus court, en deux actes, où il introduit une solution de continuité et un climax prématuré qui entame l’impact de la bataille navale, à mon sens, autrement réussie. En outre, l’enregistrement de la création, le témoignage de Theodor Uppman ainsi qu’une lettre de Peter Pears, où il confesse son anxiété face aux exigences du rôle, démontrent à l’évidence que ce morceau de bravoure exige une nature vocale qu’il ne possédait pas. Il faut une autre étoffe pour affronter les choeurs et les sonorités clinquantes de cette scène.
20. The Observer, 2 mai 1965, cité dans Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p.142.
21. Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p. 29.
22. Idem, p.157.
23. Ibidem.
24. Ibidem.
25. Benjamin Britten : Billy Budd, Op. cit., p. 156.
26. E. M. Forster, Aspects of the Novel. Harmondsworth : Penguin, 1976, p.126-8