Le premier de nos trois portraits de Birgit Nilsson s’attache à retracer la carrière de la soprano suédoise à travers ses nombreux enregistrements, au studio comme en live. Un legs conséquent que les Majors ont fait le choix de mettre à l’honneur en cette année anniversaire avec la publication de deux coffrets CD (voire le détail ci-contre et la notice en bas de page). Le répertoire wagnérien y prédomine bien évidemment, suivi de près par les emplois dramatiques straussiens, Elektra en tête. Si c’est ce qui vient spontanément à l’esprit quand on évoque Birgit Nilsson, c’est oublier un peu rapidement qu’en artiste de son temps, elle a tout chanté, de Mozart à Bartok sans oublier d’explorer avec un succès phénoménal une large part du répertoire romantique italien.
L’incontournable wagnérienne
Birgit Nilsson le fut, sur toutes les scènes du monde. Tout d’abord par l’ampleur et la longévité de ses moyens vocaux. Voix phénoménale, hors du commun, souffle infini capable de propulser les aigus les plus péremptoires en des points d’orgue irréels, elle possédait et avait poli dans une technique irréprochable son matériau vocal en un métal en fusion.
Aussi il ne faut guère s’étonner que, sur les 79 CD de La Nilsson édité par Decca et regroupant les intégrales studios d’opéra et de récitals de Decca, Deutsche Gramophon et Philips ainsi que 31 CD de Birgit Nilsson : the great live recordings chez Sony Classical, la part belle revienne aux gravures wagnériennes de la soprano dramatique suédoise. Deux Rings complets, celui entré dans la légende conduit par Georg Solti capté entre 1958 et 1967 et celui de Karl Böhm enregistré à Bayreuth 1966/1967, consacrent celle qui s’impose comme la Brünnhilde de la seconde moitié du XXe siècle, et au-delà. Deux Tristan complets, Solti et Böhm (enregistrements qui trônent sûrement déjà dans la discographie de base du passionné d’art lyrique) sont complétés par des extraits dirigés par Knappertsbusch. Côté live, trois soirs documentent une Isolde en état de grâce : Bayreuth en 1957 (Sawallisch), Vienne en 1967 (Böhm) et enfin Orange en 1973 toujours sous la baguette de Böhm et aux côtés, entre autres, de Jon Vickers. On arrêtera ici la liste fastidieuse des enregistrements proposés dans ces coffrets. Deux constats s’imposent. Birgit Nilsson y est incontournable : jeune et vigoureuse en début de carrière, d’une aisance vocale crâne et déjà d’une rare acuité psychologique. Mieux, ces enregistrement étalés sur près de 30 ans montrent des moyens vocaux qui jamais ne semblent vouloir s’amenuiser, cependant que le portrait vocal et psychologique s’enrichit d’année en année jusqu’à toucher au sublime ce soir de 1973 dans le théâtre antique. Car si le métal et le tranchant de la soprano suédoise font toujours mouche et électrisent, on pourra parfois préférer des Isolde plus sensuelles et amoureuses que ses premières gravures, tout comme des Brünnhilde plus adolescentes dans les deux premières journées du Ring. Deuxième constat, et contrairement à une certaine soprano assoluta régulièrement mal entourée dans ses intégrales, Birgit Nilsson, fer de lance d’un âge d’or peut-être trop idéalisé aujourd’hui, jouit de collègues eux aussi au sommet de leur art (London, Neidlinger, Flagstad, Resnik, Vicker, Hotter, Windgassen, Ludwig…), emmenés par des chefs de légende à la tête des orchestres les plus prestigieux du monde. Une Elsa, une Senta, une Elisabeth (doublée d’une Venus), rôles que l’on qualifie un peu rapidement de « blonds » en référence à l’innocence et la pureté des personnages, ne lui posent guère plus de problèmes, tant elle sait couler les flots et l’acier de ses moyens vocaux au service d’un portrait en finesse de ces héroïnes. Les Wesendonk Lieder et des raretés ferment ce ban wagnérien de la même brillante manière.
La bête de scène
Au-delà de la suprématie wagnérienne, c’est tout le grand répertoire germanique qu’elle domine. Elektra ? Essayez de trouver une autre soprano entourée de telles collègues, de tels chefs et orchestres en fosse. Nilsson immortalise ce rôle dans pas moins de trois versions, dont une en studio, référence à jamais, et deux témoignages scéniques précieux, à Vienne et à New York. S’ajoutent cette Salomé presque aussi monstrueuse que la pochette de l’album (doublé d’un live électrisant au Metropolitan Opera dans le deuxième coffret) et une Teinturière qui, pour tardive qu’elle soit, rejoint aisément les sommets de la discographie studio (à l’inverse du live de Munich en 1976 où l’entourage laisse à désirer – Astrid Varnay en Nourrice en bout de course). Exemple d’une époque où aucun répertoire n’était inaccessible, où la case « soprano dramatique » n’était pas la prison dorée d’où l’on ne pouvait sortir, elle s’illustre dans Mozart par deux portraits virulents de Donna Anna, où le legato et la vocalise sont irréprochables. Enfin, elle ne fait qu’une bouchée de Léonore et impose son sceau sur Der Freischütz et surtout Oberon de Weber, dont l’intégrale n’a guère de rivales, et achève ainsi un pont majestueux, richement décoré, entre les maîtres de l’opéra germanique.
Une trace indélébile dans le répertoire italien ?
Plus curieux est le legs italien de la soprano suédoise. Certes, ses Turandot glaciales et monstrueuses, aussi fréquentes que ses filles de Wotan ou d’Irlande, lui ont valu une reconnaissance internationale qui dépassait les cercles de la Colline verte. Minnie, la Brünnhilde italienne, lui va comme un gant de fille du Far West. Cette intégrale studio trône déjà au sommet des Rocheuses : un duo brûlant de désir dissimulé face au Johnson brut de João Gibin, couronné d’une partie de poker haletante sous la baguette de Lovro von Matačić. Bien entendu, une carrière aussi longue et variée comporte des prises de rôle moins convaincantes. La Tosca lui résiste, non qu’elle ne sache rendre justice aux notes, mais parce qu’il lui manque la légèreté du personnage, son côté badin et ironique. De la même manière, les témoignages verdiens qu’elle laisse font alterner surprises et relatives déceptions. Lady Macbeth lui permet de déployer sa démesure et de sortir des gonds carrés du répertoire germanique dans une incarnation hallucinée. Amelia du Bal Masqué la voit étonnamment sensible et fragile, même si moins brûlante que des spécialistes de ce répertoire. Aida, malheureusement, reste à l’état de curiosité, une page de papier glacé dans un beau magazine.
Birgit Nilsson : un panthéon en deux coffrets
Terminons ce portrait par un avis sur les sources qui ont permis son écriture. Les célébrations anniversaires de certains interprètes s’imposent comme des évidences populaires et commerciales où chacun trouve son compte. Le centenaire de la naissance de Birgit Nilsson donne des ailes aux maisons de disques et il faut espérer que le public – peut-être plus expert, et donc plus restreint – auquel ces deux coffrets s’adressent, répondra présent. Ces deux coffrets où les majors (Decca, Deutsche Gramophon et Philips dans le plus fourni) joignent leurs forces pour synthétiser une carrière et un legs qui ne se limite pas à ces « enregistrements de référence » du Ring ou de Tristan et Isolde, quand bien même ils y figurent en bonne (et redondante parfois) place. La mention « remastered » semble plus marketing que nécessaire, tant Birgit Nilsson a eu la chance historique de passer au studio à l’avènement triomphant de la stéréo sous la houlette d’ingénieurs du son brillants, avides de démontrer leur savoir-faire. Cela se traduit aussi par quelques bidouillages que le deuxième coffret, constitué exclusivement de captations live, vient corriger. Quelques raretés comme ces Mélodies scandinaves que Birgit Nilsson appréciait tout particulièrement, ou un live du Chateau de Barbe-Bleue (en allemand), capteront l’attention des inconditionnels de la soprano.
En fonction de l’avancement de votre discographie (et de votre revenu disponible) vous préférez sûrement un coffret à l’autre. Vous entrez en Wagnerie ? Alors le coffret Decca des versions studios sera ce qui se rapproche le plus de votre nouvelle encyclopédie, tout en vous faisant voyager sous d’autres cieux que Birgit Nilsson et ses entourages exemplaires auront défendu dans des conditions d’enregistrement idéales. Vieux briscard des contrées germaniques, le coffret des enregistrements live vous permettra d’aller plus loin que ces gravures qui figurent dans tous les conseils discographiques des décennies passées. Dans ce dernier coffret, seule une Turandot fantastique capté au Met avec le Calaf brûlant de désir de Franco Corelli et la Liù frémissante d’Anna Moffo comble sans mal l’absence d’autre captation italienne. A noter dans le premier coffret, la présence de deux DVD. Un documentaire de la BBC sur l’enregistrement du Ring de Solti et une captation vidéo (sur le tard) d’une l’Elektra au Metropolitan dirigée par James Levine, à ne pas confondre avec cet autre live (Böhm) dans le même théâtre. Les livrets fournis dans les deux coffrets se contentent d’introductions courtes mais de qualité et de glossaires permettant de naviguer aisément d’un enregistrement à un autre.