S’il n’avait été fauché à 39 ans par une crise cardiaque, Boris Vian aurait pu être centenaire en 2020. A côté du romancier et de l’auteur de quelque 400 chansons, on oublie souvent qu’il fut aussi à la source de plusieurs opéras. Pour en savoir plus, nous avons rencontré François Roulmann, chargé de l’Introduction et de la Bibliographie du volume X, « Opéras et Spectacles », de l’édition des Œuvres chez Fayard (2001), plus récemment coauteur des deux volumes d’œuvres romanesques complètes de Vian en Pléiade (2010) et dernièrement, coauteur avec Christelle Gonzalo d’Anatomie du Bison, Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian (Editions des Cendres, 2019, Prix du Livre 2019 de l’Académie du Jazz).
En janvier 1957, dans Nancy Opéra, publication de ce qui allait plus tard devenir l’Opéra national de Lorraine, on pouvait lire les propos suivants. « Ceci peut paraître une idée folle, mais j’en suis fermement convaincu : seul l’opéra peut lutter avec le cinéma en ce qui concerne l’efficacité. Il reste, naturellement, à tâcher de le défaire d’un tas de vieilles guenilles qui lui empêtrent les pieds ; il reste à apprendre aux chanteurs le métier d’acteur ; il reste à accélérer la mise en scène – ou plus exactement le montage – pour éviter les temps morts. Il reste enfin à mettre au service de tout cela les techniques actuelles de l’éclairage et de la sonorisation ». Qui prononçait ces paroles prophétiques, auxquelles allait bientôt donner raison toute une génération de « nouveaux » metteurs en scène ? Boris Vian. Etonnante lucidité de la part d’un homme que l’on associe si peu à l’art lyrique, qui fut pourtant l’une de ses dernières passions.
Du classique au jazz
Le 10 mars 1920, à Ville-d’Avray, quand naît le deuxième enfant de Paul et Yvonne Vian, après Lélio, le fils aîné, c’est encore un prénom musical qui est choisi, puisque Boris vient tout droit de Boris Godounov. Suivront Alain et Ninon, moins immédiatement lyriques. Si elle avait été issue d’un milieu moins bourgeois, leur mère aurait peut-être pu faire carrière comme harpiste ; elle devra se contenter de pratiquer l’instrument et le chant en famille. Selon François Roulmann, « son surnom de ‘Mère Pouche’, donné par ses enfants, pourrait venir de l’opérette Pouche de Henri Hirchmann, créée en 1925 ».
Quand frappe la crise de 1929, les Vian sont contraints de louer leur demeure et de se replier dans la petite maison du gardien. Les premiers locataires sont une certaine famille Menuhin, et entre 1930 et 1935, le jeune Yehudi partagera parfois les jeux des petits Vian, notamment les parties d’échecs. Mais Boris, déjà « saoulé de musique classique » par sa mère, prend en horreur les grands compositeurs d’autrefois en entendant le jeune violoniste faire ses gammes toute la journée. Paradoxalement, car il souffre de fragilité pulmonaire depuis ses premières années, Boris joue de la trompette. A l’adolescence, le jazz lui apparaît comme un moyen de se rebeller contre la musique de ses parents, contre Mozart (il transformera par la suite la Marche turque en chachacha). En 1937, il adhère même au Hot-Club de France. Après la guerre, il se produit comme trompettiste dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Et à la fin des années 1940, il découvre les classiques du XXe siècle : Stravinsky, qu’il vénère, Ravel ou Bartok.
Quand vient l’opéra
Ecoutons François Roulmann : « En 1952, Boris VIan trentenaire sort d’une période assez difficile : il n’est plus le jeune homme à la trompette, il n’est plus l’auteur de L’Ecume des jours, il n’est plus le pornographe de J’irai cracher sur vos tombes. Il vient de se séparer de sa femme, et il se fait traducteur pour gagner sa vie. Bien qu’ignorant le suédois, il traduit Mademoiselle Julie de Strindberg, montée en septembre 1952 au Théatre de Babylone que dirige Jean-Marie Serreau (et où l’on créera En attendant Godot en janvier 1953). La musique de scène est commandée à un certain Georges Delerue. Cette première collaboration sera décisive ». Né en 1925, Delerue n’est encore qu’un tout jeune compositeur peu connu, et sa carrière pour le cinéma ne décollera que quelques années plus tard. Jo Tréhard, responsable du Festival dramatique de Normandie, fait néanmoins le choix de ces deux jeunes gens pour un ambitieux projet de grand spectacle en plein air.
Il s’agit de concevoir, sur un sujet imposé (les Chevaliers de la table ronde) un grand spectacle de plein air, d’une durée de plusieurs heures, avec figurants et chevaux, qui sera donné sept fois, en août 1953, dans la cour du château de Caen. Il s’agit de théâtre avec une abondante musique de scène dont quelques chansons, les interprètes étant avant tout des acteurs (Sylvia monfort, Michel Piccoli…). « La critique de l’époque s’attendait à un traitement parodique, mais au contraire, Vian a opté pour la poésie » autour du triangle amoureux Guenièvre-Lancelot-Artus.
En septembre, dans Paris-Théâtre, Boris Vian se déclare prêt à voir plus grand : « Eh bien, ma foi… nous voilà bien près d’aboutir à l’opéra… au vrai, si l’on se donnait la peine d’écrire pour lui ou plutôt s’il se donnait la peine de nous le demander, ce serait une bien bonne chose… Mais, à moins d’avoir entre cent cinquante et trois cents ans, on n’inspire guère confiance à l’opéra… Tenez, Rameau, ça c’est solide » (allusion probable au succès des Indes galantes à Garnier dans la production Maurice Lehmann).
Ce premier essai suscite bientôt une commande de Marcel Lamy, directeur du Grand Théâtre de Nancy. En neuf mois, Vian et Delerue transforment leur Chevalier de Neige en un véritable opéra, à la distribution pléthorique (une trentaine de rôles !) et prestigieuse, puisqu’on y retrouve le gratin de la troupe de l’Opéra de Paris : Jane Rhodes, Andrée Esposito, Xavier Depraz, Jacques Luccioni, dirigés par Jésus Etcheverry. La création, le 31 janvier 1957, est « l’un des très rares succès publics qu’a connus Vian ». Après les trois représentations nancéennes, l’œuvre aurait dû être donnée à l’Opéra de Lyon, puis à l’Opéra-Comique, dont André Malraux vient justement de confier la direction à André Lamy ! Mais à cause de la guerre d’Algérie, elle retirée de l’affiche après quelques répétitions.
Interview durant 1’38, suivie d’un air de la reine Guenièvre chanté par Andrée Esposito
Avec Darius Milhaud
Après l’élève Delerue vient celui qui fut l’un de ses maîtres, Darius Milhaud. « Vian et Milhaud se connaissaient depuis plus années, ils avaient été voisins car Milhaud habitait au 8 boulevard de Clichy, l’immeuble dans lequel Vian s’est réfugié pendant quelques mois en 1951 lorsqu’il a fui le domicile de ses beaux-parents ». Selon la danseuse Ursula Kübler, compagne de Boris Vian, l’opéra est la forme d’art pour laquelle l’écrivain s’est passionné dans les derniers mois de sa vie. Grâce à son emploi de directeur artistique chez Phillips, il reçoit des disques, notamment des intégrales comme Pierrot lunaire ou Le Château de Barbe-Bleue. Il avoue une admiration de toujours pour Stravinski, et Berg le trouble : « Wozzeck, ça m’émeut autant que Echoes of Harlem ».
En 1957, répondant lui-même à une commande de Hermann Scherchen pour le Festival de théâtre musical de Berlin, Darius Milhaud commande à Boris Vian un ouvrage lyrique court. Le romancier adapte alors un argument de ballet en livret d’opéra-minute : Fiesta, créé à Berlin en octobre 1958 (Berliner Festwochen) en même temps que trois autres opéras de chambre. La création française n’aura lieu que le 7 avril 1972 à l’Opéra de Nice, pour les 80 ans de Darius Milhaud. Sur un sujet sud-américain, Vian a écrit un texte en vers, très répétitif, sans doute parodique. « Ce n’est pas un très grand succès, mais c’est sa deuxième incursion dans le genre et c’est encore une expérience heureuse : une forme écriture contrainte qui lui permet d’être davantage reconnu qu’avec ses œuvres plus personnelles ».
Dans les brouillons de Vian, on a aussi retrouvé l’esquisse très partielle d’un opéra intitulé Lily Strada, d’après Lysistrata : la pièce d’Aristophane devait être transposée dans le Paris du XXe siècle, entre Pigalle et Montmartre, Athènes et Sparte étant remplacées par « les Corses » et « les Marocains ».
Posthumes
Boris Vian meurt à Paris le 23 juin 1959. Mais son histoire opératique ne s’arrête pas là. Après Le Chevalier de Neige en 1957, Georges Delerue récidive, sur un livret de Vian écrit en janvier 1959, mais cette fois pour un opéra de chambre d’une demi-heure, Une regrettable histoire, créé à la radio le 18 septembre 1961. Le livret s’intitulait Arne Saknussem, nom emprunté à Jules Verne, mais la ressemblance de l’intrigue avec celle de la nouvelle « Une pénible histoire » a inspiré le changement de titre. D’un autre projet, Le Mercenaire, ne nous est parvenu que le plan et le texte d’un « trio des démineurs ». « L’opéra reste associé à des moments heureux dans la courte existence de Boris Vian, mais on ne peut pas dire que cette activité de librettiste ait été au centre de sa carrière. C’est une facette méconnue de sa production, à laquelle il s’est consacré avec la même intelligence rapide que dans tous les domaines ».
Loin de la France, les textes de Vian ont inspiré plusieurs œuvres lyriques. En 1973, le Russe Edison Denisov (1929-1996) conçoit La Vie en rouge, cycle de sept mélodies pour une voix et neuf instruments, parmi lesquelles figure notamment « La Java des bombes atomiques ». Après ce coup d’essai, Denisov compose entre 1977 et 1981 L’Ecume des jours, opéra en trois actes dans lequel il voyait sa meilleure partition. Denisov a lui-même tiré du roman un livret en français, en puisant ailleurs chez Vian les textes qui lui semblaient nécessaires et en développant l’aspect « spirituel » qu’il juge essentiel. Dans la musique de Denisov, le jazz fait parfois irruption, mais le compositeur avait plutôt comme références Tristan et Pelléas. Très applaudie, la création mondiale de L’Ecume des jours eut lieu à l’Opéra-Comique le 15 mars 1986 ; Olivier Messiaen et Henri Dutilleux sont dans la salle. La création russe (et en version russe) interviendra en octobre 1989, à Perm. C’est ensuite en Allemagne que l’œuvre est donnée, au cours des années 1990, la dernière production en date étant celle de l’Opéra de Stuttgart en décembre 2012, reprise en 2017.
De son côté, la Polonaise Elżbieta Sykora (née en 1943) a reçu une commande de Radio France pour son troisième opéra, L’Arrache-Cœur, dont une première version de 45 minutes (avec narrateur) a été diffusée par France Musique en 1986. Après une révision, la version longue est créée le 16 septembre 1995 à l’Opéra national de Varsovie, en polonais, puis le 6 juin 1997 au Centre Pompidou, en français.
« Maintenant, quelles œuvres de Vian pourrait-on mettre en musique ? s’interroge François Roulmann. La structure de L’Automne à Pékin ne s’y prêterait pas du tout. L’Herbe rouge aurait un côté scénique formidable, avec la machine à manger les souvenirs. En revanche, il y a un texte qui pourrait donner lieu à une sorte opéra-jazz : Vercoquin et le plancton, son premier roman publié (1946), évocation des surprises-parties de l’après-guerre ». Avis aux organisateurs des festivités du centenaire Boris Vian…