Avec l’arrivée du printemps approche l’Osterputz, cette tradition qui, chez nos amis d’Allemagne, d’Autriche, mais aussi chez nos compatriotes alsaciens, consiste à sortir tous les meubles dans le jardin pour passer un bon coup de balai dans la maison. Et quand Christa Ludwig tient le balai, la petite maison du monde lyrique est nettoyée à grande eau. Interviewée par le journal suisse Neue Zürcher Zeitung, celle que le journaliste présente comme « la meilleure mezzo-soprano allemande de l’Histoire » prouve, pour le plus grand plaisir des lecteurs, qu’elle n’a rien perdu du franc-parler qu’elle montrait dans nos colonnes voici trois ans.
Un franc-parler qu’elle se réserve d’abord à elle-même : son prestige la laisse froide. Ses immenses succès, elle les attribue en partie à « la chance [qu’il n’y ait pas eu beaucoup de rivales] : l’une était trop âgée, l’autre encore trop jeune ». De sa vie de chanteuse, elle ne garde pas que de bons souvenirs : « Comme dit Méphisto dans Faust : tu crois pousser et tu es poussé... On a des obligations, des obligations, des obligations,… et on en oublie de vivre ». Décrivant les multiples privations dictées par ses nombreuses années d’activité, elle déclare même que si c’était à refaire, « elle ne serait plus chanteuse ! »
Ce franc-parler, on s’en doute, n’épargne pas ses collègues, mêmes les plus illustres : si Christa Ludwig confie avoir les larmes aux yeux « dès que Callas commence un récitatif de Bellini », ou « quand Jon Vickers commence à chanter l’air de Florestan », elle avoue que les prouesses vocales d’un Franco Corelli, si jubilatoires fussent-elles, ne suscitèrent pas son admiration. Près de 25 ans après son retrait des scènes, elle voit en Placido Domingo, « qui en est presque à chanter Sarastro », le symbole d’une tendance « triste » et « ridicule »à ne pas savoir s’arrêter. Et si Anna Netrebko est aujourd’hui décrite comme la plus grande chanteuse du monde, cela n’aura qu’un temps : « dans cinq ans, nous aurons une autre Netrebko ! »
Ce franc-parler, pourtant, ne ressemble ni à de l’aigreur ni à de la mauvaise foi : venue à Zurich donner des masterclasses à des élèves parmi lesquels elle dit avoir reperé « des voix superbes », elle veut avant tout transmettre une expérience qui n’ignore plus rien des aléas qui peuvent décider d’un destin. Celle qui, dans deux jours, fêtera ses 89 ans, dit vouloir diffuser, pour ses funérailles, un de ses propres enregistrements de « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Rückert-Lieder, Mahler) : par pitié, pas avant d’autres grandioses et salutaires coups de balai !
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