« Les démocraties sont en danger. La fonction d’un théâtre, c’est de participer à la formation de la pensée démocratique », tel fut le fier préambule d’Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, à sa présentation de la saison 23-24, avant d’ajouter : « On n’est pas une institution de divertissement, on a le devoir de présenter quelque chose qui fait réfléchir et avancer. »
Aviel Cahn a annoncé il y a quelques semaines son départ prématuré pour le Deutsche Oper de Berlin, mais ce ne sera qu’en 2026, et beaucoup de projets d’ici là naîtront sur le plateau de l’opéra genevois.
Exprimer son époque
La saison prochaine sera placée sous le titre générique « Jeux de pouvoirs ». Celle qui s’achève s’intitulait « Mondes en migration » et la précédente « Faites l’amour… » (sous-entendu, « pas la guerre », bien sûr).
Après cela, reste à justifier tant bien que mal la présence de telle ou telle œuvre au programme… Il n’empêche que, pouvoir ou pas, on sera heureux d’entendre en décembre Der Rosenkavalier, mis en scène par le Viennois Christoph Waltz (Inglorious Bastards), une mise en scène « au service de la musique », dixit Aviel Cahn, comme si la chose n’allait pas forcément de soi… María Bergtsson sera la Maschallin, et Michèle Losier Oktavian sous la direction de Jonathan Nott. Matthew Rose sera un jeune Baron Ochs et ce sera un bonheur de retrouver Bo Skovhus en Faninal.
Grandes machines
En revanche, s’inscrivant parfaitement dans le concept, une autre production d’envergure, et qui fera l’ouverture de saison : Don Carlos, version française en cinq actes, avec Charles Castronuovo et Stéphane Degout, Rachel Willis-Sørensen et Eve-Maud Hubeaux, avec Dmitry Ulyanov en Philippe II, Marc Minkowski poursuivant là un cycle grand-opéra français commencé avec Les Huguenots et La Juive.
Quant à Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen, autre projet ambitieux, retardé pour cause de Covid, il sera proposé en avril dans un total look dû au plasticien Adel Abdessened. Le baryton anglais Robin Adams dans le rôle-titre sera confronté à l’Orchestre de la Suisse Romande, qui sera placé sur la scène, la fosse n’étant pas assez grande pour abriter l’effectif colossal voulu par la partition (en revanche, le chœur sera dans la fosse). « L’enfer pénètre chaque particule de la cellule de l’être en société et, dans le propos d’Adel Abdessened, seul le ciel est là comme antidote contre tous les phénomènes barbares de notre temps », nous dit-on.
On citera aussi un Idomeneo de Mozart monté en février par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui (par ailleurs directeur du Ballet de la maison) dans un décor arachnéen de fils rouges, à la fois fragile et évolutif, tendu par la plasticienne japonaise Chiharu Shiota. Pour le coup, c’est bien du pouvoir et de sa transmission qu’il s’agira là. Stanislas de Barbeyrac sera Idomeneo, Lea Desandre Idamante, Federica Lombardi Elettra et Giulia Semenzato Ilia, sous la direction de Leonardo García Alarcón.
Un pas de côté et une création
Remarquons aussi un María de Buenos-Aires (Piazzola), mis en scène par l’imaginatif Daniele Finzi Pasca, dont l’Einstein on the Beach, d’une invention poétique infinie, avait ouvert avec brio l’ère Cahn, et une création « engagée » (nous citons) de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, mise en scène par Milo Rau dans la veine d’un théâtre documentaire : Justice évoquera les jeux de pouvoir dans un village congolais entre multinationales et culture traditionnelle dans le contexte d’un accident causé par un camion transportant de l’acide, d’où de nombreuses victimes et une pollution tout aussi meurtrière. Musique d’Hèctor Parra, habitué des sujets difficiles puisqu’il s’était attaché à mettre en opéra Les Bienveillantes, de Jonathan Littell pour l’Opéra des Flandres en 2019. Une création dans le droit fil de Sleepless ou de Voyage vers l’Espoir, qui ont su toucher les spectateurs durant les deux dernières saisons.
Le cycle Tudor, comme une manière de Ring
On remarquera que le GTG n’offrira cette saison que sept productions nouvelles, en baisse par rapport aux huit habituelles. Symptôme de temps plus difficiles, même à Genève ?
En tout cas, en manière de compensation, on pourra voir en juin non seulement la création de Roberto Devereux, mais, chose rare, la reprise sous forme de cycle de la trilogie Tudor de Donizetti, élaborée en trois saisons dans la mise en scène de Mariame Clément. Le décor unique de boiseries et de frondaisons verra à nouveau s’affronter Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac, s’échangeant (sans jeux de pouvoir, on espère) le rôle d’Elisabeth 1ère… et se transmettant le ténor Edgardo Rocha.