Absent depuis dix ans de la scène florentine, le chef d’œuvre de Georges Bizet y reviendra le 7 janvier prochain dans une nouvelle production de Leo Muscato. Pour l’occasion, et en plein accord avec la direction du Maggio musicale, la mise en scène renversera la situation dramatique finale, avec la mort de Don José sous les coups de Carmen. Pourquoi pas, me direz-vous : c’est toujours plus original qu’un Don José dans l’espace se souvenant de sa relation tumultueuse avec la bouillante gitane. Pour l’équipe de production, « il a semblé qu’il était beau et important que notre théâtre ouvre la nouvelle année avec ce personnage si emblématique, juste au moment où l’opinion publique et les forces politiques ont commencé à se mobiliser contre un phénomène qui prend des proportions effrayantes dans le monde entier, y compris les pays les plus civilisés : la violence contre les femmes, les abus sexuels et le harcèlement, la discrimination et le féminicide ». La déclaration est louable, mais rien n’est plus éloigné de la violence domestique que l’intrigue de Carmen, laquelle n’a rien d’une faible femme au foyer, martyrisée par un mari brutal. Ce serait même plutôt le contraire, tant José fait figure de victime. Carmen, c’est l’incarnation de la liberté, fût-elle au prix de la vie. Le parallèle avec les violences conjugales est donc particulièrement tiré par les cheveux. D’autre part, il est paradoxal de prétendre dénoncer lesdites violences, en les inversant, donc en les niant. A quand un Nabucco où les Hébreux oppriment les Assyriens (pour dénoncer le nazisme), un Gustave III se débarrassant d’Ankarström dans Un Ballo in maschera (pour protester contre les grâces présidentielles), Brunnhilde plantant là Siegfried après un gros bisou mouillé sur les joues (pour protester contre l’inceste), Gennaro empoisonnant Lucrezia Borgia (les femmes qui préparent la soupe : quel cliché !)… Notons, qu’à l’opéra, le meurtre d’une femme n’est pas souvent lié à la violence masculine domestique ou amoureuse : la Comtesse de La Dame de Pique est indirectement victime d’Hermann qui la terrorise, les Carmélites sont guillotinées par les révolutionnaires, Lulu est poignardée par un passant célèbre… Certaines héroïnes sont certes poussées au suicide : par leur mari s’agissant de Madama Butterfly, mais aussi par leur frère dans Lucia di Lammermoor, leur belle-mère dans Katia Kabanova, voire leurs propres bourdes comme dans Fedora. Dans La Juive, Rachel choisit de se jeter dans l’huile bouillante (elle a frit, elle a tout compris) par dévotion filiale. Dans Die Soldaten, Marie trinque grave, mais elle avait lâché son drapier pour suivre un militaire. Rares exceptions : Rodolfo empoisonnant la pauvre Luisa Miller, ou Otello étouffant Desdemona. Et encore : si leur geste reste impardonnable, il ne résulte pas d’une violence masculine imbécile, incontrôlée et systématique, presque animale, mais d’une savante manipulation par une basse / un baryton (rayer la mention inutile).
Chaque année, rien qu’en Italie, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de leur conjoint (le chiffre est équivalent en France). A ces décès s’ajoutent d’innombrables violences : près de 32% des italiennes de 16 à 70 ans déclarent avoir été victimes d’abus physiques ou sexuels, soit près de 7 millions de personnes, dont une petite moitié de la part de leur partenaire. Le sujet est donc grave, et le choix de d’utiliser ainsi Carmen nous semble au mieux, une erreur de compréhension du texte, au pire, une tentative de récupération médiatique. Leo Muscato n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai puisqu’il avait déjà cherché à transformer l’exotique Africaine de Meyerbeer en manifeste contre le sort des migrants, le pillage du tiers-monde et le réchauffement climatique. Finalement, pour trouver un archétype lyrique de la violence masculine, il faudrait aller chercher du côté de Pagliacci. Aujourd’hui, Canio obtiendrait les circonstances atténuantes aux Assises, souvent enclines à l’indulgence envers le crime passionnel : c’est là , sans doute, que réside le scandale.