La légitime volonté de lutter contre le racisme mène parfois à des conclusions paradoxales. Dans un article en date du 16 juillet, Anthony Tommasini, le vénérable critique musicale du New-York Times, propose ni plus ni moins que d’abandonner les auditions à l’aveugle dans le recrutement des membres des grands orchestres symphoniques américains. Pour comprendre l’origine de l’affaire, il nous faut revenir en 1969 : deux musiciens noirs accusent de discrimination le Philharmonique de New-York. Ils sont déboutés, mais leur action entraine un changement fondamental dans le recrutement. Pour éviter toute discrimination sur la race, le sexe ou le physique, mais aussi tout copinage, les postulants joueront derrière un écran. Dans la foulée de cette disposition, la part des instrumentistes féminines augmente, passant de 6% en 1970, à 30% (Boston) et même 50% (NY Philharmonic) aujourd’hui. Néanmoins, sur un effectif de 106 artistes, le Philharmonique de New-York ne compte qu’un seul instrumentiste afro-américain, le clarinettiste Anthony McGill. Tommasini dénonce ainsi cette absence de diversité : puisqu’un quart de la population locale est noire, le Philharmonique de New-York doit améliorer la visibilité de cette population au sein de l’orchestre. Et le talent individuel n’est pas une excuse : ce qui compte, c’est que les orchestres reflètent la diversité des communautés qu’ils servent (et toc pour ceux qui croyait que c’était pour servir au mieux la musique). Il faut donc mettre fin à ces auditions à l’aveugle, pour mettre en place une politique de discrimination positive (le terme n’est pas utilisé, mais c’est bien ce dont il s’agit). Tommasini balaie d’un revers de main les impératifs d’excellence : « Demandez à n’importe qui du métier, et vous apprendrez qu’après plus d’un siècle d’une professionnalisation de plus en plus poussée, il n’y a qu’un très faible écart entre les meilleurs interprètes ». Et de comparer les musiciens aux artistes sportifs actuels, aux performances physiques souvent extrêmement voisines. « Une audition classique peut attirer des douzaines de gens (le mot artiste n’est pas employé) absolument impossible à distinguer en termes de musicalité ou de technique ». Dans ce cas, comment expliquer la sous-représentation statistique d’une catégorie d’artistes après une audition à l’aveugle ? Statistiquement, le pourcentage ethnique d’impétrants devrait être identique avant audition et après sélection. Tommasini réfute également l’argument avancé par certains décideurs, consistant à expliquer que le vivier d’artistes noirs est déjà très inférieur à celui des autres artistes : selon Afa S. Dworkin, présidente de la Sphinx Organization, organisation qui se consacre au développement des jeunes artistes noirs ou latino dans l’univers de la musique classique, le nombre de musiciens de qualité en provenance de ces minorités est largement suffisant pour assurer un quota ethnique. Et Tommasini de conclure par une exhortation à remédier dans les plus brefs délais à une insuffisante représentation des diverses communautés. On notera que Tommasini évite de préciser que la part des musiciens d’origines asiatiques ou des îles du Pacifique a bel et bien augmentée, contrairement à celle des musiciens noirs ou latinos.
Comme on peut s’en douter, l’article a suscité de nombreuses réactions. Violiniste au sein de l’Orchestre Symphonique de Chicago, Max Raimi conteste les propos de Tommasini, en particulier sur l’indifférenciation des artistes auditionnés à l’aveugle. « Je fais actuellement partie du comité chargé d’identifier un nouveau premier violon. Nous avons tenu deux auditions, organisé des selections, des demi-finales, une finale, et entendu plus de 100 candidats. Deux des plus prometteurs ont eu l’occasion de s’essayer au poste lors de concerts avec la formation. Le comité, et notre directeur musical, Riccardo Muti, ont considéré qu’aucun des candidats n’était au niveau attendu. Les prémices de M. Tommasini selon lesquelles il y a une foule de musiciens plus ou moins interchangeables, pouvant remplir n’importe quel poste disponible au sein des principaux orchestres, et choisis de manière arbitraire, sont un pur délire ». Raimi cite l’exemple de Daniel Barenboim, ancien Directeur musical de l’Orchestre symphonique de Chicago, qui demandait systématiquement en audition les premières mesures de la partie solo du violon de la Symphonie Concertante de Mozart. Pas vraiment difficiles, mais extrêmement variées, ces douze secondes de musique suffisaient à qualifier (ou disqualifier) un musicien. Car au-delà d’être un instrumentiste techniquement proche de la perfection, on demande au candidat de montrer qu’il est aussi un artiste, avec un son, un phrasé, ses dynamiques, etc. au service d’un discours musical personnel. Au passage, Raimi n’apprécie pas trop la comparaison avec les athlètes… Il conclut : « On peut discuter sur le fait qu’engager des musiciens de couleurs serait, relativement à la place des orchestres dans nos sociétés, une priorité plus importante que celle d’engager les meilleurs instrumentistes (…). Mais affirmer qu’il y aurait une telle quantité d’artistes au niveau attendu par les principaux orchestres, qu’il importerait peu de choisir le meilleur contre un artiste de couleur, c’est tout simplement faux ».